[L]’essai lutte aujourd’hui contre un faux jumeau avec lequel on le confond systématiquement et que je nommerais l’étude littéraire. L’essai a lutté pendant des siècles, depuis sa renaissance moderne chez Montaigne, contre la forme du traité, mais il est aujourd’hui dominé, écrasé par l’étude universitaire. En parlant d’essai, je ne désigne donc pas des études ou des analyses littéraires, qui poussent comme des champignons sur la vieille souche de la littérature, mais bien l’essai littéraire, l’un de ses rameaux les plus luxuriants, qui va de Sénèque jusqu’à Albert Camus en [passant] par Montaigne (Étienne Beaulieu, L’âme littéraire, 22).
Si l’essai est parfois mal entendu en milieu universitaire, est-ce parce qu’il représente le fruit d’un travail de rumination tel que le suggère Étienne Beaulieu à partir de l’œuvre de Jean-Pierre Issenhuth : « Ruminations, divagations silencieuses pour soi seul, l’essai ressemble à ces grognements de ruminants qu’affectionne Issenhuth, ruminants des landes ou du Québec avec lesquels il a d’ailleurs partagé une bonne partie de sa vie » (25) ? Ruminante, la parole de l’essai tend vers une pensée des formes et des tonalités qu’elle adopte, comme des inventions structurelles et méthodologiques autant que des idées en soi. Or dans l’essai, ces marques d’originalité de l’écriture sont bien souvent liées à la mise en récit de la démarche de celui qui écrit, et donc à l’expérience du doute, de l’hésitation, de la contemplation, du désir ou des humeurs qui témoignent de la présence du corps de l’essayiste. Et si l’essai est, comme l’écrit Étienne Beaulieu, « une manière de faire coïncider la littérature et la conscience même d’un être qui écrit et qui s’écrit » (26), c’est dire que l’essayiste convoque dans son travail l’expérience de la fragilité de l’être, et qu’il le fait en considérant que toute pensée réellement intéressante prend racine à même cette fragilité.
Définir l’essai pose plusieurs problèmes. Son acception la plus courante fait effectivement référence au domaine de la pensée argumentative le plus souvent associé à l’étude universitaire. La rigueur et la précision de ce type d’essais repose, nous le savons, sur les outils de la méthode scientifique, c’est-à-dire des systèmes de références, d’articulation d’idées convaincantes et réfutables. Tandis que l’autre essai, celui que nous nommons essai littéraire, ou parfois essai d’écrivain, est celui qui combine et entremêle affects, récits, témoignages, réflexions, dans une écriture s’approchant soit de la poésie, soit du genre romanesque. Pour cette raison, l’essai littéraire est souvent considéré par le milieu universitaire comme du travail mal fait, bâclé, abandonné à une rêverie stylistique sans rigueur et sans méthode. C’est alors que nous ne concevons même plus que ce que nous nommons le style au sein du travail d’un essayiste est fondamentalement indissociable de l’idée parce qu’il représente ce qui dans l’articulation de la phrase permet d’entendre un rythme, un souffle, la présence d’un corps qui participe à la construction de la pensée de l’auteur. Or, il y a tout lieu de constater que notre contexte contemporain de spécialisation des savoirs œuvre d’ailleurs à creuser ces écarts, produisant des malentendus et reléguant l’essai littéraire à une forme mineure, ainsi que le remarque Étienne Beaulieu :
La “marqueterie mal ajointée” que voyait Montaigne dans ses essais se retourne contre l’essayiste contemporain, accusé d’amateurisme par la spécialisation des savoirs. Il est donc parfaitement conséquent qu’aujourd’hui les essayistes aient pratiquement tous été chassés de l’université ou qu’ils aient pris leur retraite sans être remplacés (23).
Comment penser cet essai qui n’est pas une étude, ni une histoire, mais un outil de convocation du temps réel de la pensée, ou d’une pensée en action dans le réel, dans chacun des gestes du corps, et qui articule des idées complexes tout en suscitant l’évocation des sentiments, des émois, de la texture et de la fragilité du corps comme de ce qui constitue son présent ? Étienne Beaulieu définit la forme en tournant et en retournant son objet, s’arrêtant d’abord à une définition, avant d’en suggérer une autre :
[La] définition de Jean Marcel reste probablement la meilleure : l’essai serait l’espace de prose dans lequel s’exprime un je non métaphorique discutant d’objets culturels (Pensées, proses et passions). Définition large, mais juste. Je lui préfère cependant cette image de Vadeboncœur : “Les impressionnistes sortaient parfois leurs toiles de l’atelier et les posaient en pleine nature pour voir si elles “tenaient le coup”. Ce procédé pourrait valoir pour nos idées”. L’essayiste serait celui qui fait sortir les idées du cabinet de lecture pour en voir la couleur pâlir au soleil (26).
Refusant donc de séparer l’expérience des sens et du réel de celle de la pensée, l’essayiste met ses idées à l’épreuve de la température, des lieux habités, des êtres côtoyés et de son propre corps, mais aussi de leur histoire intime, de leur source, des étapes sensorielles de leur développement.
Peut-être dans l’ambition de montrer que les objets, les lieux qui agissent sur les êtres et accompagnent les idées participent autant à la construction qu’à l’expression de la pensée, l’essayiste construit ou met en scène par son écriture un état de présence – l’expression est commune quand il est question du travail d’artistes performeurs, musiciens, comédiens – à l’écoute de tout ce qui peut se produire dans le corps et changer le cours d’une performance. Est-ce cet état de présence nécessaire à l’écriture de l’essai littéraire qui mène Étienne Beaulieu à penser que l’essai est « l’âme même de la littérature », et encore que « l’essai est la forme même de l’âme », ou que « [seul] l’essai peut produire cette ouverture maintenue de la vie de l’âme » (28) ? Que représente le mot « âme » aujourd’hui ? Sommes-nous habités d’une vie, d’une singularité pensante, moins de soi-même que d’une force inconnue en soi ? Est-ce bien cela que l’essai littéraire voudrait encore rappeler aujourd’hui : qu’il existe une âme dans l’écriture, dans la littérature ? Faisons-nous confiance à ce que porte l’essai, à ce que permet l’essai ou en sommes-nous devenus méfiants ? Face à la dévalorisation soutenue des marques de subjectivité, il est possible que petit à petit nous ayons transformé le regard que nous portions sur l’essai, engendrant la mise en danger, voire la perte de cette âme ou de sa conception même. Étienne Beaulieu le demande : « Où se trouve l’âme de la culture contemporaine, sous quelles formes et sous quels nouveaux noms se cache-t-elle, est-ce encore bien elle ou tout autre chose ? » (31). Il n’est pas impossible que le salut de cette âme se trouve justement dans la reconnaissance de ce qu’est un essai littéraire, à commencer par cette faculté qu’il possède d’aller et de venir du spécifique au multiple, du précis à l’équivoque, du méthodique à l’aléatoire pour conserver à la fois le désordre et la précision que l’on peut considérer comme son essence. En effet, l’essai semble se tisser entre les pôles, les catégorisations qui servent mieux les fins des études et du classement séparant parfois des liens essentiels entre de multiples éléments du vivant.
*
Ces idées qui s’exercent à toucher la sensibilité autant qu’à susciter l’intelligence ne peuvent pas être contredites à la manière de thèses parce que la pensée qu’elles convoquent, aussi imparfaite soit-elle, est une chair unique qui découle d’avantage d’un être au monde, d’un corps et d’une voix faisant œuvre artistique que de la forme argumentative et fondamentalement réfutable d’une étude scientifique :
Il n’est pas possible de contredire un essayiste, cela n’est tout simplement pas pertinent, alors que l’on peut à loisir mesurer la valeur (historique, sociale, bibliographique, etc.) d’une étude. George Lukacs avance même qu’il “n’est pas possible que deux essais se contredisent, car chacun crée un monde différent”. C’est que l’essai est une sorte d’œuvre d’art un peu particulière qui fait de la pensée une expérience vécue et exprimée dans une forme de prose (27).
Ainsi l’essayiste parle-t-il à voix basse parce qu’il est seul, cherchant une vérité qu’il revendique entièrement mais à laquelle il ne peut à l’inverse accorder de valeur absolue, sachant pertinemment que cette vérité de circonstance est celle d’une voix, d’un contexte, d’une œuvre. Cela dit, il s’exerce à trouver un ton, une voix qui pourront être entendus par d’autres vies, d’autres voix, d’autres intimités, œuvrant par-là peut-être même à se détacher de sa propre histoire, de ses propres sens, car il tente de se réinventer paradoxalement au sein même de la large part d’inconnu qui se présente en sa propre subjectivité. L’essayiste est donc entouré et accompagné en même temps qu’il est seul, ruminant les idées indissociables des vies qui le portent en le multipliant.
*
Dans le contexte contemporain, l’écriture essayistique apparaît également comme une réponse intellectuelle et sensible au mode de la séparation que dénonce une critique comme celle de Manuel Cervera-Marzal dans Pour un suicide des intellectuels. Ce dernier rappelle que la division des tâches, centrale dans le fonctionnement de la société capitaliste, suscite aussi le morcèlement des êtres, et que de la division des tâches découle la division des êtres d’abord entre eux, mais encore en eux-mêmes : « La séparation historique des tâches manuelles et intellectuelles, qui prend aujourd’hui la forme de la polarisation entre exécution et réflexion, est l’un des phénomènes les plus aliénants de notre époque » (Manuel Cervera-Marzal, 2015, 38). Ce processus de séparation et de division est également à l’œuvre dans les universités. Notons que la figure de l’expert que dénonce Alain Deneault dans La médiocratie n’est pas celle du chercheur, mais celle d’un expert de la pensée cloisonnée1: « L’ “expert’’, auquel se confond aujourd’hui la majorité des universitaires, s’érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie. Sa pensée n’est jamais tout à fait sienne, mais celle d’un ordre de raisonnement qui, bien qu’incarné par lui, est mû par des intérêts particuliers » (Alain Deneault, 2015, 14). L’expert est celui que l’on dit appartenir à la raison, à la pensée rigoureuse, efficace, concrète, sans esbroufe, mais lorsque sa raison est guidée par des intérêts particuliers, elle se situe inévitablement sous la contrainte prédéterminée de ces intérêts et n’est donc plus raisonnable, ni concrète, car elle est fondamentalement détournée de son sens et de ses objets. En d’autres mots, elle ne pense plus de manière claire et fluide parce que cette pensée, étant dirigée et orientée, est initialement tronquée. Quelles sont les conséquences qu’entraîne cette forme d’obédience de la pensée sur la vie intérieure des sujets ? Est-il possible d’entendre encore cette âme de l’essai littéraire, voire cette âme de la littérature, s’il en est une et, si oui, sommes-nous formés à la reconnaître, à l’écoute de nos propres sens pareil à l’oreille qui se forme à l’écoute musicale ? Dire que l’écriture essayistique (au sens d’essai littéraire) travaille à contre-courant est un euphémisme. Étienne Beaulieu sonne l’alarme :
N’est-il pas […] naïf de croire encore aujourd’hui, à l’époque de l’université changée en entreprise, que les professeurs ne sont pas soumis aux lois d’un marché intellectuel distinct mais néanmoins aussi contraignant que l’autre ? […] La ténuité de cette voie intellectuelle en forme de fil de rasoir explique l’amenuisement de l’essai à notre époque, économique entre toutes. Il n’y a littéralement plus de place pour de véritables essais : notre espace culturel a perdu le sens de l’essai littéraire (Étienne Beaulieu, 2014, 23).
*
L’essai littéraire se présente peut-être également dans son entêtement, son refus de pactiser contre les nécessités de ses ruminations, de son propre silence et de ses propres désirs, et ce, en renforçant les premiers élans, les premiers balbutiements d’une pensée. Il valorise du même mouvement ce qui précède à la volonté afin d’écouter en nous ce qui voudrait déborder de l’étude et de sa méthode. C’est précisément la joie de l’essai littéraire que de s’y rebeller, et de ne pas répondre de la forme de l’étude ni, historiquement, de celle du traité.
Enrique Vila-Matas note que la conformité est justement ce qui nous prive de la joie : « “l’aptitude à la joie s’atrophie quand on veut être comme les autres” » (Jean-Pierre Issenhuth, 2012, 128). Or, que veut dire dans ce contexte être comme les autres, si ce n’est qu’être le mirage de l’autre, ou la part reçue d’une idée évidée de son mystère ; que veut dire dans ce contexte être comme les autres, si ce n’est en réalité, non jouer le jeu des autres, mais plutôt celui d’un modèle social économique et politique qui s’insère dans les domaines de la pensée et des relations interpersonnelles et que l’on prétendrait naturel. La conformité a toujours l’allure de l’unique possible, ou de ce à quoi il faut se plier même si nous en souffrons, un jeu qui « passe toujours, entre deux clins d’œil, pour un manège que l’on dénonce un peu, mais sous l’autorité duquel on se place tout de même » (Alain Deneault, 2015, 13). Ainsi que le montre Alain Deneault, « [penser] de la sorte les rapports au monde consiste en une démission de l’esprit. Car “ jouer le jeu ” signifie trop de choses, souvent contradictoires, pour qu’on puisse échapper à l’arbitraire du strict rapport de forces et au maquignonnage le plus navrant » (47). Contre cette mascarade de certitudes et de prescriptions, la résistance du ruminant est une force lente venue de l’exercice de la critique parce que comme l’écrit Étienne Beaulieu, l’essai devrait être : « le lieu d’une parole souveraine, sans concession, sans jargon et sans flagornerie » (Étienne Beaulieu, 2014, 29).
*
Le ruminant qui m’intéresse n’est pas celui que l’on décrit parfois en psychologie et qui, paralysé par un interdit, n’oserait parler à voix haute, n’oserait affronter ce qui le tourmente, se verrait contraint de ruminer en silence, de ressasser échecs, peines et illusions. Le sens figuré du verbe ruminer, tourner et retourner une chose dans son esprit, n’est par contre pas étranger à ce qui m’intéresse, c’est-à-dire l’action de celui qui ressasse sans cesse parce que ce ressassement lui est fécond, parce que, comme l’écrit Jean-Pierre Issenhuth à propos de Nietzsche, « [il] est quelqu’un qui tourne. Sa façon d’aborder les choses est d’en faire le tour par petites étapes, parcourues à divers moments, donnant chacune un point de vue » (Jean-Pierre Issenhuth, 2012, 90). Le ruminant est aussi celui qui en quelque sorte se prépare à entrer dans le monde, à s’y présenter ; il recommence toujours son entrée et sa préparation, d’où la forme fragmentaire qu’il emploie.
Au sens le plus concret, le ruminant est un animal dont le système digestif complexe demande du temps et de l’énergie. Une grande quantité de nourriture est en lente circulation dans son corps et ses aller-retours vont de pair avec ses changements de forme2. L’essai littéraire ne serait-il pas le fruit d’une œuvre qui présente les étapes de sa propre rumination ? La métaphore de l’essayiste ruminant permettrait-elle d’éclairer une façon de travailler conduisant son auteur à accumuler, à comparer, à tisser le fil de la pensée par le collage d’aspects quelquefois hétéroclites, ou par la juxtaposition des images et des formes esthétiques, puis à tendre vers la transformation par le ressassement, la boucle ou la répétition ? Comme l’écrit l’auteur de Vaches, ces adorables ruminants, ruminer est une véritable occupation qui demande du temps, que ce soit à l’essayiste ou aux vaches, qui passent le plus clair de leur temps à se nourrir, à ruminer.
Concevoir le fait d’écrire comme celui de se nourrir, de s’alimenter, de prendre soin de son corps montre la part d’animalité présente chez l’essayiste, dont le travail n’est pas étranger à celui opéré physiologiquement par un système de digestion. C’est dire que l’élaboration de la pensée est liée à la corporalité, aux mouvements, aux transformations, aux processus que met à l’œuvre notre corps malgré l’exercice de notre volonté. Dans l’écriture essayistique dont il est question, pensée et corps œuvrent de façon indissociable en alliés contre la fragmentation et la dissociation corps/esprit. De surcroît, le fait de comparer la digestion et le travail intellectuel ou créatif, comme François Rabelais ou Antonin Artaud, pour ne nommer que ceux-là, l’ont fait dans une tentative de décloisonner la pensée, a pour effet de relier le bas et le haut, l’érudit au profane, le céleste au vulgaire. La rumination fait un véritable vacarme dans la panse de la vache alors qu’en apparence cette dernière se repose à l’ombre sous un arbre. De la même manière, l’essayiste fait œuvre de calme devant ce qui n’a fondamentalement rien de calme, devant ce qui le tiraille, le torture, l’habite, le contraint, etc.
*
Dans le travail de Jean-Pierre Issenhuth, l’écriture se présente avec une lenteur incarnée sous la forme du fragment. Le rythme de pensée dont il est question fait place à la rumination, à une pensée qui saute d’un objet à un autre, s’interrompt pour reprendre son fil ailleurs. L’auteur procède ainsi par sauts allant d’une observation à une autre sans pour autant les lier – le lecteur doit lui-même constater et interpréter ces brisures de l’horizon d’attente et suivre les transformations que produisent chacun de ces sauts que l’on pourrait qualifier d’éternels recommencements et qui s’assimilent à la rumination en ce qu’elle est un processus de réitération perpétuel.
Lorsque l’essayiste entre dans ce retrait, il « partage le silence de la forêt, [aime] les semaines passées sans parler » (Jean-Pierre Issenhuth, 2009, 63). Il se situe sur une autre voie que celle de la rapidité : son écriture est trop occupée par le ressassement d’images, trop contemplative pour s’empresser, comme les vaches, que « leur rythme d’alimentation […] ne […] prédispose pas à la course. » (Lutz Schiering, 2010, 37). Mais l’essayiste porte-t-il également le défaut de son silence, de sa lenteur ? Ses assises étant toujours en mouvement, peut-être lui est-il difficile de parler à voix forte de ce qui bouge en lui, se transforme, se déplace, de ce qu’au fond nous ne saisissons jamais, ce qui se campe mal dans un confort, dans une opinion qui aurait parfois pour effet de figer en lui le mouvement. Telle celle de la vache, la vision de l’essayiste serait particulièrement aiguisée au crépuscule, là où il se retire des lieux publics, des lieux d’échanges d’idées et de paroles avec les autres. Il chercherait la solitude, la quiétude des grandes plaines, comme les bovins s’installant en silence derrière le petit muret de pierre pour ruminer pendant des heures, tout en sachant que sa lenteur, ou sa manière de se retirer dans le mutisme, loin des foules et de la rumeur, pourrait également décevoir. Bien que le mutisme et le besoin de ruminer l’emportent sur les attentes déçues des autres, la solitude qui vient du travail a tout de même un prix : « […] le mutisme m’a toujours donné plus d’énergie que ne m’en faisait perdre le soupçon de décevoir ou de peiner quand je me rendais compte qu’on avait attendu de moi, en vain, des paroles » (Jean-Pierre Issenhuth, 2009, 64).
Peut-être qu’ensuite, à l’aube, là où le jour commence, quand les désirs et les silences se peuplent et qu’il suffit de peu pour trouver de la joie et de la nourriture, l’écoute cherche seulement quelques instants de lumières au cours desquels une voix se dévoilerait, se révèlerait, « [q]uelques phrases intéressantes [qui suffiraient] à […] faire apprécier un livre » (11). Ces quelques phrases sont des phares, des savoirs éclairs parce qu’en effet, l’émerveillement venu d’un livre provient de ce qu’il met en mouvement, de ce qu’il articule, ou des transformations qu’il peut engendrer. Comme Issenhuth l’écrit : « Du phare à la bougie, je citerai tout ce qui m’éclairera, ne serait-ce qu’une seconde » (11-12).
*
L’essai partage une lueur qui nous vient quand nous sommes absorbés, émus – ainsi la voix qu’il porte accompagne l’autre en lui présentant l’expérience de sa sensibilité et celle de sa pensée dans le dessein de convoquer un éveil des sens comparable chez le lecteur. Il cherche l’autre, l’inconnu, qui est à la fois le lecteur potentiel à qui s’adressent ses pensées et à la fois les objets même de son écriture. Issenhuth se positionne à l’écart de la Cité et de sa rumeur, comme si c’était exactement la distance dont il avait besoin, non pour s’éloigner de l’autre, mais pour s’en rapprocher au cœur même de sa rumination. Peut-être fuit-il ainsi les rôles qui auraient pour effet de raffermir les parois identitaires de celui qui tend constamment vers de l’inconnu, vers la brèche qui le reconduit précisément à l’autre. Il fuit ainsi, par sa façon de se mettre à distance, le culte de la personnalité qui remplace l’accompagnement par de la flagornerie, tel que les célèbrent parfois le milieu littéraire, intellectuel et universitaire : « matraquage photographique, avalanche d’entrevues sur tous les sujets, signes d’autosatisfaction galopante, distributions de prix comme à l’école, etc. Il paraît qu’on disait de moi : “ Qui est-il ? On ne le voit pas ! ” Je me pose la même question sur les sangliers » (37). C’est donc pour échapper à toute définition, appropriation, possession, dépossession que l’essayiste s’efforce de protéger son travail du culte de la personnalité autant que de l’orgueil d’une possession des savoirs, qui entraînerait une dépossession de soi :
Pour rester sain d’esprit, que je n’oublie jamais ceci : […] la différence entre les gens les plus intelligents et les plus bêtes, ou les plus savants et les plus ignorants, n’a pas l’épaisseur d’un cheveu. […] “ [Citant Paul Léautaud :] On est toujours l’imbécile de quelqu’un, comme on est toujours bête sur un point ou un autre ” (Jean-Pierre Issenhuth, 2010, 35).
Le travail d’écriture ne se contente pas de choisir un camp (en adhésion ou en opposition), mais dégage plutôt tout ce qui porterait trop rapidement à conclure. L’auteur chercherait donc à creuser dans les failles des idées, c’est-à-dire dans ce qui au sein des idées a parfois tendance à exclure des réalités. L’essayiste sait que le seul intérêt des idées est leur ancrage réel dans l’existence. Pour Issenhuth, citant Pierre Vadeboncoeur : « tout ce qui ne relève pas de la proximité, c’est-à-dire de l’expérience et de la conscience, est de l’idéologie au pire sens du terme » (Jean-Pierre Issenhuth, 2012, 104). L’essayiste valorise ainsi la contemplation du mystère et de l’indompté, de l’animal que l’on ne voit plus – comme les sangliers – ou encore l’étendue d’un barrage : « Il m’arrive de sortir déçu d’un livre où j’ai trouvé trop de phrases affirmatives, trop de réponses, trop peu de questions ; heureusement, pour le mystère, j’ai les soixante colverts du barrage » (18).
C’est une critique de la rationalité scientifique appliquée à la littérature qu’Issenhuth adresse par sa manière d’exposer sa pensée autant que par les idées qu’elle déploie. Il critique la prétention et les droits que les intellectuels se donneraient sur les autres, sur ceux qui ne lisent pas de livres mais touchent bien des objets et apprennent des idées essentielles par le toucher, au contact de la matière ou des problèmes techniques. Issenhuth révèle le rôle de frein à la spontanéité qu’opère la langue des intellectuels qui « “ manque de durée. Évitant méthodiquement les reprises, les retours, elle s’accorde très mal au rythme de la réflexion spontanée” » ([Citant Denis De Rougemont], 32), tandis que le travail manuel engendre des « “idées fermes et utilisables. Est-ce que les vraies idées viendraient du contact des choses, par les mains ? ” » (Jean-Pierre Issenhuth, 2010, 29). En contrepartie, il montre la tendance qu’ont les lecteurs formés par les études littéraires à déchiffrer ou à observer le texte en dehors des liens qu’il crée, en dehors de l’accompagnement et de tout ce qu’il touche chez le lecteur. Sur ce point, Issenhuth critique l’effet de cloisonnement qu’entraînent parfois les études universitaires :
Les études littéraires mènent occasionnellement à ces propos qu’un personnage adresse à son miroir : “ pour toi, le monde n’est qu’un texte. Tu n’agis pas, tu déchiffres. Tu ne t’attaques pas à la réalité, mais tu déjoues les pièges de la représentation.” [Fabrice Pliskin] Les études scientifiques ont la même aptitude à monter le bourrichon, mais d’une façon différente, quand elles font croire qu’elles expliquent tout. Les deux conséquences fâcheuses peuvent se manifester quand on est allé à l’université sans en revenir, et combien n’en sont jamais revenus ? (Jean-Pierre Issenhuth, 2012, 83)
La rumination est une parole échappée, évadée, peut-être une parole d’insomnie qui appelle l’oublié derrière la rumeur des jours. La rumination est une clarté – à la fois désirable et effrayante – venue d’un moment à soi où l’on peut contempler non l’idée de soi, mais un gouffre de soi, un autre, celui qui se surprend à marcher sur la rive pour toucher son sol vaseux, à se pencher vers la rivière, s’apercevant soudainement qu’il a de l’eau froide dans les mains. Et si la rumination donne l’illusion d’un premier geste ou d’une parole inspirée, ce geste provient d’un métier : le métier touché avec les mains, comme la machine du tisserand, objet réel servant à filer. Ainsi l’essayiste cherche-t-il à concilier la matérialité du vivant aux abstractions de la pensée, qu’il voudrait émanciper de tout mode d’emploi, « l’essai [étant] en un mot la mise en forme de la vie de la conscience et de sa tentative de sortir d’elle-même pour toucher du “dur”, c’est-à-dire quelque chose qui ne passe pas ou qui n’est pas aussi fuyant que tout ce qui se présente à l’homme sur Terre » (Étienne Beaulieu, 2014, p. 28). L’essayiste s’exerce aussi à émanciper les idées des hautes sphères de leurs constellations ; il œuvre à dégager leur matérialité avec patience.
L’essayiste ruminant se présente à partir du gémissement de celui qui a faim, répondant aux conformismes, aux assertions, aux normes et aux injonctions par l’expression d’un désir qui ressemble au grognement d’une bête. Il se définit ainsi en riposte aux aspects les plus tristes du renoncement incarné par la figure de l’expert en milieux de pouvoir, dont la « pensée n’est jamais tout à fait sienne » (Alain Deneault, 2015, 14), et qui respecte une convenance de neutralité, pour le dire avec Alain Deneault.
L’essayiste, entre retrait et fragilité, oserait-t-il un espoir, oserait-il, dans un tel contexte, prier l’orée d’un monde calme et baigné de mystère, un monde dont il se ferait le témoin, qu’il relèverait et partagerait sans chercher à le saisir ou à l’isoler, mais plutôt en contemplant ses mouvements ; oserait-il la reconnaissance d’une âme et de son rapport à la multitude, dans la simultanéité du rythme singulier et des rythmes pluriels ? Parviendrait-il de cette façon à un degré de discrétion qui engendrerait son ouverture et qui susciterait l’émotion à la manière de rythmes polyphoniques, d’improvisations aux apparences chaotiques mais longuement réfléchies, recommencées, répétées, réellement jouées comme dans le domaine des arts de la scène ? La quête d’Issenhuth est celle d’un espace de calme, devant ce qui fait tout sauf nous rendre calmes : « Par rapport à la quête générale d’expansion, d’influence, la recherche de la discrétion peut passer pour la négativité la plus grande. Divergente, la discrétion reste pour ainsi dire dehors, et quiconque la cherche ou la garde comme un trésor se place dans la situation de la musique » (Jean-Pierre Issenhuth, 2012, 27). Sans métaphore, l’essayiste arrive-t-il réellement à se placer dans la situation de la musique ? Il s’y exerce certainement : écouter, entendre et reproduire ce qui touche et fait vibrer le corps, l’intensité des rythmes du vivant s’inscrivant à même sa réflexion.
Venu d’un souffle, d’un grognement, d’une petite voix, l’essayiste serait-il une bête inquiète, dont le grognement, comme un appel, montrerait une terre de possibles qui ne s’exerce qu’à rendre plus calme l’angoissante énigme du réel ? Est-ce à cela qu’il œuvre quand il écrit : « De quel côté est le faux-semblant, le mirage ? […] Chaque fois que je lis sur les mirages de l’univers, cette ignorance de la direction vraie me revient, et la lecture m’aide à vivre dans la toute petite énigme avec plus de calme » (Jean-Pierre Issenhuth, 2010, 19). Pour contempler le mystère, encore faut-il supporter les paradoxes qu’il génère : perdre pied, ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas conclure, ne pas cesser de chercher.
Beaulieu, Étienne. 2014. L’âme littéraire. Montréal : Nota Bene, coll. « La ligne du risque », 212 p.
Cervera-Marzal, Manuel. 2015. Pour un suicide des intellectuels. Paris : Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 144 p.
Deneault, Alain. 2015. La médiocratie. Montréal : Lux éditeur, 224 p.
Issenhuth, Jean-Pierre. 2010. Chemins de sable. Carnet 2007-2009. Montréal : Fides, coll. « Carnets », 378 p.
_____________________. 2012. La géométrie des ombres. Montréal : Boréal, coll. « Liberté grande », 184 p.
_____________________. 2009. Le cinquième monde. Carnet. Montréal : Fides, 267 p.
Shiering, Lutz. 2010. Vaches : ces adorables ruminants. Cologne : Komet, 144 p.
Giasson-Dulude, Gabrielle. 2016. «Voix basse et ruminations – une pensée de l’essai», Postures, Actes du colloque « Réfléchir les espaces critiques : consécration, lectures et politique du littéraire », n°24, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/giassondulude-24> (Consulté le xx / xx / xxxx).