Le plus ancien écrit humain est mésopotamien et remonte à plus de 4 000 ans : L’Épopée de Gilgamesh. Confronté à la mortalité de son compagnon (qui le renvoie à la sienne), le roi Gilgamesh entreprend une quête d’immortalité qui le mène devant Sidouri, la « cabaretière » des dieux, qui lui révèle l’humaine condition :
La vie que tu cherches
tu ne la trouveras pas.
Lorsque les grands dieux créèrent les hommes,
c’est la mort qu’ils leur destinèrent
et ils ont gardé pour eux la vie éternelle,
[…]. (Azrié, 2001, p. 87.)
Ainsi, l’acte de naissance de l’homme culturel, celui qui écrit, est marqué par la prise de conscience de sa mortalité, prise de conscience qui devient d’ailleurs le trait caractéristique qu’il ne partage avec aucun autre être vivant. Du moins, si l’on en croit la philosophe Hannah Arendt, qui soutient que l’homme est la seule créature mortelle qui « se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe […] le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers ou rien ne bouge, si ce n’est en cercle » (Arendt, 1983, p. 54). Heidegger va dans le même sens en nous qualifiant « d’Êtres pour la mort ». Michel Serres ouvre quant à lui son essai Hominescence par un chapitre intitulé « Morts », dans lequel il s’étend sur la question de la mort en tant que constitutive de notre espèce. Il en identifie même quatre types : deux anciennes – celle des individus et celle des civilisations et des cultures – et deux nouvelles – une à très grande échelle, la mort globale de l’humanité1, et l’autre à l’échelle cellulaire, l’apoptose ou suicide cellulaire. Or, pour Serres, comme pour bien d’autres, nous arrivons dans l’histoire de l’espèce à un moment décisif : celui où l’homme prend en main sa propre évolution, maîtrisant désormais les mutations de son génotype, alors que ses ancêtres n’avaient d’influence que sur le phénotype, manifestation extérieure des gènes. Quel changement profond ce nouveau pouvoir engendrera-t-il? Serres se questionne : « En maîtrisant la mutation, ouvrons-nous une durée connectée à celle de l’évolution? Nouveau temps pour d’autres vies? » (Serres, 2001, p. 9.) Nouveau temps, nouvelles formes de vieillissement?
Au-delà de la conscience de sa finitude, l’homme est également mortel dans un sens que beaucoup d’espèces vivantes ne connaissent pas : il peut mourir de vieillesse. Or, tout ce qui vit ne vieillit pas2. Qu’est-ce donc alors que la vieillesse? Nous savons aujourd’hui qu’elle est un problème de reproduction de l’ADN. Chaque fois qu’une cellule se dédouble, les chromosomes doivent aussi être dédoublés, mais des erreurs mineures surviennent inévitablement, contrôlées par des mécanismes biologiques, qui ont tendance à ne plus suffire à la tâche avec les années. Ainsi, l’ADN se dégrade. Les cellules aussi. La vieillesse est donc véritablement une maladie mortelle, mais est-elle inévitable? D’un côté, l’industrie pharmaceutique a parié que non (ou qu’elle peut en convaincre les plus riches et leur vendre n’importe quoi). Une idée qui ne peut que plaire à la génération qui chantait en 1965 avec The Who « I hope I die before I get old » et qui se retrouve aujourd’hui à atteindre malgré tout la soixantaine :
[…] la peur moderne de vieillir et celle de mourir sont liées : le désintérêt envers les générations futures intensifie l’angoisse de la mort, tandis que la dégradation des conditions d’existence des personnes âgées et le besoin permanent d’être valorisé, admiré pour sa beauté […] rendent la perspective du vieillissement intolérable (Babin, 2004, p. 21).
Or, cette génération est nombreuse, puissante et influente. Elle peut faire pression sur les politiciens et son pouvoir d’achat dicte la voie à suivre au secteur privé. « Première étape : tuer le vieillissement; seconde étape : tuer la mort » (ibid., p. 22).
D’un autre côté, tromper la vieillesse n’est pas qu’une question de camouflage des rides et de revalorisation de l’image narcissique, mais aussi une façon de se réinventer en tant qu’espèce. Si la vieillesse nous définit, alors redéfinissons-nous… Cette idée est au cœur d’une utopie née avec la contre-culture des années 1960-1970 et nourrie par la cyberculture des deux décennies suivantes : l’utopie posthumaine.
Véritable expérience de pensée sur le devenir humain, cet idéal est également à la base de plusieurs mouvements mondiaux technophiles qui s’identifient comme « transhumanistes » ou « extropiens3 » et militent pour la prise en charge par l’homme de sa propre métamorphose. Les changements sont nombreux et diversifiés, mais dans tous les cas, il s’agit de transcender le corps (ses capacités cognitives, sa fragilité, sa finitude) qui est perçu comme une limite à dépasser. Grâce à la génétique, la pharmacologie, la cybernétique et la nanotechnologie, ces limites n’en seraient plus. Pour les plus convaincus, le moment de ce dépassement est proche et se nomme la « singularité4 ». Ce terme vient de l’astrophysique et désigne « un point au-delà duquel les règles habituelles de l’univers sont suspendues » (Sussan, 2005, p. 165), notamment dans le cas d’un trou noir (le point à partir duquel la lumière ne s’échappe plus). Selon plusieurs, la singularité adviendra soit à la suite d’une accélération exponentielle des innovations biotechnologiques, soit à la suite d’une découverte ou d’une invention fondamentale qui aura l’effet d’une révolution. Les transhumanistes sont fascinés par l’idée de la singularité, tant et si bien que certains d’entre eux ont fondé en 2000 la Singularity Institute for Artificial Intelligence5">http://singinst.org/. Mais si cette singularité correspond (simplement) à un moment de changement radical dont nous ne pouvons pas, par définition, connaître l’issue, l’apogée de cette métamorphose semble être invariablement l’immortalité.
Or, à partir du moment où l’immortalité est à nos portes, la vieillesse devient une simple phase à laquelle il faut survivre pour passer à autre chose. Et les méthodes suggérées sont aussi nombreuses que farfelues. Dans leur imposant et plutôt troublant Serons-nous immortels? Oméga 3, nanotechnologies, clonage…, Ray Kurzweil et Terry Grossman expliquent que le chemin de l’immortalité passe par « trois ponts ». Le premier est un ensemble de traitements et de lignes de conduite (relatifs à l’alimentation et à l’exercice physique) qui visent à ralentir le vieillissement au maximum et à survivre jusqu’au deuxième pont6 : la révolution biotechnologique. C’est à ce moment de l’histoire que nos connaissances seront suffisantes pour « mettre fin aux maladies et au vieillissement » (Kurzweil et Grossman, 2006, p. 18). Nous serons donc toujours vivants lorsque la nanotechnologie et l’intelligence artificielle (troisième pont) pourront « reconstruire notre organisme et notre cerveau au niveau moléculaire » (id.).
Toutes ces idées sont à la fois issues d’un discours qui se veut ancré dans le réel, qui alimente les espérances de ses partisans et qui réunit un nombre impressionnant d’adeptes. Mais ces idées forment aussi, en amont et en aval, des figures, des motifs et des récits fondamentalement littéraires. Le mouvement cyberpunk, un sous-genre de la littérature de science-fiction né dans les années 1980 avec le Neuromancer de Thomas Gibson, a assurément été le genre le plus productif et inspirant : il a puisé dans les avancées technologiques déjà amorcées, mais en a aussi imaginé de nombreuses autres qui ont inspiré à leur tour nombre de chercheurs. Au-delà de ce sous-genre extrêmement codé, la figure posthumaine apparaît dans bien d’autres types de fiction. Jorge Luis Borges, dans sa nouvelle « L’Immortel », questionne déjà en 1949 (comme d’autres l’ont fait bien avant) l’impact potentiel de l’immortalité sur la psyché humaine, sans pour autant avoir recours à la technologie. Le résultat : libérés de la temporalité du vieillissement, les immortels développent une conception du temps à ce point différente qu’ils s’enferment en eux-mêmes, indifférents au monde, muets, semblables à des hommes primitifs. Chez Borges, l’immortalité est source de régression vers un état animal (l’animal étant immortel puisqu’inconscient de sa mortalité).
À partir d’un imaginaire et d’un vocabulaire plus contemporains, Jaco Van Dormael questionne également de manière fascinante le rapport entre vieillesse et immortalité dans son film Mr. Nobody (2009). Ce film se construit sur une hypothèse narrative simple : tant que nous n’avons pas fait de choix, toutes les possibilités coexistent. Mais si nous les imaginons toutes, le choix devient impossible. Et celui de Nemo Nobody est déchirant : lorsque ses parents se séparent alors qu’il n’a que neuf ans, il doit partir avec sa mère aux États-Unis ou rester en Angleterre avec son père. Et ce n’est que le début d’une longue liste de choix qui ouvrent un univers de mondes et de vies parallèles. Tout commence par un enfant déchiré sur un quai de train en 1984 et se termine avec le dernier homme mortel agonisant en 20927. L’humanité a finalement atteint la singularité tant souhaitée par les transhumanistes. Extrêmement vieux (âgé de 118 ans) et plus ou moins sénile, Mr. Nobody vit ses derniers moments, largement médiatisés, et fascine un monde d’êtres « humains » immortels et éternellement jeunes grâce à différentes biotechnologies, en particulier la télomérisation (ajout dans les cellules de télomérase, l’enzyme d’immortalité), et à la conception de cochons producteurs de cellules-souches compatibles (que chacun possède tel un animal de compagnie). L’extrême vieillesse prend alors un sens inédit : elle devient la trace d’une humanité au seuil d’être révolue, mais aussi le signe d’un passage à un autre paradigme. La vieillesse attire les immortels comme les fossiles de dinosaure fascinent les enfants, comme la preuve d’un passé inimaginable et spectaculaire. D’ailleurs, Nemo Nobody, avec ses souvenirs d’innombrables vies parallèles, en vient à incarner l’humanité entière qui agonise. Et il s’en fait le narrateur, pas de la grande Histoire, mais de toutes les vies possibles et impossibles. De la vie et de la mort.
Mais l’étrangeté du monde dans lequel Mr. Nobody vit ses derniers moments nous frappe. Caricatural, bédéesque, le futur de Van Dormael s’incarne dans trois personnages. D’abord, un psychiatre dont le visage tatoué évoque un peu le test de Rorschak, confronte Nemo à la réalité de son corps vieillissant en le forçant à se souvenir de sa propre identité, de son passé, et à se reconnaître dans ses mains ridées. Le psychiatre nous dévoile l’identité de la vieillesse, celle qui se construit sur des bribes de souvenirs, sur une histoire de vie ni complète ni linéaire, et sur un corps devenu étranger à lui-même.
Le second personnage du futur est un jeune journaliste fasciné par le passé, nostalgique d’une époque qu’il a peine à imaginer. Timide et armé d’un vieil enregistreur volé dans un musée, il questionne Nemo et le pousse à raconter : « Do you remember what the world was like before Quasi-Immortality? Telomerization. Endless renewal of cells. What was it like when humans were mortal? And sexually? Before sex became obsolete? » À travers ce personnage, ce n’est plus l’identité de Nemo en tant que vieil homme qui nous est dévoilée, mais l’identité de l’humanité mortelle. L’humanité historique. Une humanité au bord du précipice qui entretient avec la mort un rapport encore bien problématique. On peut lire, si on est attentif, sur la une d’un journal qu’on montre brièvement à Nemo pour lui « prouver » qu’il se trouve bien en 2092 : « 30 years, no parole, for mass suicide attempt ». Au seuil de l’immortalité, les hommes hésitent.
Finalement, le troisième personnage et le plus radicalement futuriste (sur le ton de l’ironie la plus caricaturale) est un animateur télé particulièrement exubérant et dont les interventions marquent l’altérité radicale que représente Nemo dans ce monde. C’est la vieillesse spectacle. Avec un micro greffé dans le visage et un cochon génétiquement modifié dans les bras, il anime une émission intitulée « The Last Mortals », qui permet à l’humanité entière de suivre sur un mode très voyeuriste l’agonie des derniers humains mortels. Dans un concours-sondage d’un goût pour le moins douteux, mais qui scellera pourtant le destin de Nemo et, avec lui, celui de l’humanité, il questionne le public : « Should Mr. Nobody be allowed to die a natural death? Should his existence be artificially prolonged? Make your vote, now. Press “X” for artificial prolongation. Press “O” to let nature run its course. » Et l’humanité choisit la mort. Ou plutôt de tuer définitivement la mort.
Mais serons-nous confrontés à un tel choix dans la réalité? D’un côté, les transhumanistes et autres extropiens fantasment sur un avenir radicalement différent, un avenir où ils n'auront pas à subir les affres de la vieillesse et pourront échapper à leur prison corporelle. D’un autre côté, les chercheurs travaillent dans leur laboratoire, souvent sans prendre conscience de ce qui est en jeu, à donner à l'humanité les moyens techniques de sa transformation, découverte par découverte, ni plan ni utopie en tête. Et c’est ainsi que la fiction doit jouer son rôle : imaginer le pire et le mieux, questionner le passé et le présent, remettre en question les évidences de la manière la plus radicale possible. On pourrait être tenté de critiquer sévèrement l’utopie posthumaine au nom de l'humanisme, condamner les dérives économiques et idéologiques probables d’un tel projet, mais la question demeure : l’être humain est-il si formidable qu’il doive demeurer intact? Imaginons que l’expérience, la connaissance et la sagesse ne seraient jamais altérées par l’usure du temps. Malgré les problèmes majeurs que constituerait l’immortalité humaine, l’avantage d’une sagesse sans vieillesse n’en vaudrait-il pas le coût? Continuons au moins à l'imaginer.
Arendt, Hannah. 1983. La Condition de l’homme moderne. Traduit par Georges Fradier. Coll. « Pocket ». Paris : Calmann-Lévy, 406 p.
Azrié, Abed. 2001. L’Épopée de Gilgamesh. Paris : Berg International Éditeurs, 126 p.
Babin, Dominique. 2004. PH1 : Manuel d’usage et d’entretien du Post-Humain. Paris : Flammarion, 253 p.
Borges, Jorge Luis. 1967. « L’Immortel ». In L’Aleph. Traduit par Roger Caillois et René L.-F. Durand. Coll. « L’Imaginaire ». Paris : Gallimard, 220 p.
Kurzweil, Ray et Terry Grossman. 2006. Serons-nous immortels? Oméga 3, nanotechnologies, clonage… Traduit par Serge Weinman. Coll. « Quai des sciences ». Paris : Dunod, 526 p.
Robitaille, Antoine. 2007. Le Nouvel Homme nouveau : Voyage dans les utopies de la posthumanité. Montréal : Boréal, 220 p.
Serres, Michel. 2001. Hominescence. Paris : Éditions Le Pommier, 291 p.
Sussan, Rémi. 2005. Les Utopies posthumaines : contre-culture, cyberculture et culture du chaos. Sophia-Antipolis : Omniscience, 287 p.
Van Dormael, Jaco (dir.). 2009. Mr. Nobody. Canada, Belgique, France et Allemagne : Pan Européenne, 35 mm, couleur, 141 min.
Després, Elaine. 2011. « Postface. La vieillesse des posthumains », Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/despres-14> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, p. 97-104.