Awake : la violence comme expérience du monde dans Breaking Bad

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Savoir c'est pouvoir. Tel est, selon Peter Sloterdijk, l'énoncé venant fonder le projet de l'épistémologie moderne. Ainsi explique-t-il, dans sa Critique de la raison cynique, que « Ce qu'est la vie, le chercheur ne le comprend pas dans l'attitude théorique, mais uniquement en s'engageant dans la vie même », et que « l'homme de science qui se cache à lui-même sa volonté de puissance et qui comprend l'expérience seulement comme savoir sur des objets, ne peut pas parvenir à ce savoir qu'acquiert celui qui apprend à connaître sous la forme d'un voyage vers les choses. » La télésérie Breaking Bad nous présente un protagoniste amené par son esprit scientifique à pousser cette logique jusque dans ses dernières implications. Ayant cessé de se cacher à lui-même sa volonté de puissance, il se lancera à la poursuite d'un savoir se présentant sous la forme d'un voyage vers le monde, un voyage au cours duquel savoir et pouvoir, connaître et dominer, apparaîtront comme une seule et même chose.

La série raconte l'histoire de Walter White, un professeur de chimie au secondaire qui, atteint d’un cancer du poumon alors qu’il vient de fêter ses cinquante ans, se lance dans le trafic de drogue afin d’amasser assez d’argent pour assurer l’avenir de sa famille. Scientifique déchu, le brillant chimiste est confiné à la salle de classe. Entre vulgarisation théorique et expérimentation anodine, il est privé de la possibilité d’appliquer son savoir. Son besoin d'agir sur le monde, de le transformer, se réalisera finalement dans la synthèse de méthamphétamine. Chimiquement, celle-ci consiste en l'application d'une formule relativement simple, qui relève davantage du technicien que de l'homme de science. C'est à un autre niveau cependant que l'aventure de la manufacture de drogue amènera Walter à la découverte et à la transformation du monde. Son laboratoire de méthamphétamine, lieu où l'on détruit la matière pour la réassembler à volonté, où chaque réaction est confinée à un appareillage pouvant en supporter la pression, la chaleur et en évacuer les fumées toxiques, est avant tout le lieu d'expérimentation et d'analyse qui servira de modèle pour produire un savoir des relations sociales et économiques. Le développement de l'entreprise est le véritable champ d'application de la pensée scientifique de Walter White et la vente de Crystal Meth, sa véritable expérience. Au cours de celle-ci, il déterminera et isolera les éléments constitutifs de la matière sociale tout en élaborant des stratégies pour les manipuler. Car il en est pour Walter de la société comme de la nature pour le scientifique : il ne la connaît que dans la mesure où il peut la dominer.

L’apprentissage de la réalité sociale par Walter est en fait l’apprentissage de la violence qui en constitue le ciment. Présidant aux changements de la structure socio-économique comme la chaleur préside aux transformations de la matière, la violence brute est le moteur de la chimie sociale que nous propose Breaking Bad. C’est dans une explosion pouvant se mesurer en kilojoules, celle qui dévaste le repaire de Tuco Salamanca (S1 Ep6), que naît Heisenberg, l’alter ego criminel de Walter White. Son ascension sociale, elle, se mesurera par le nombre de cadavres accumulés sur le chemin de la connaissance du monde et de soi-même. Nous montrerons ici en quoi Breaking Bad présente le social comme une équation dont les différents termes ne tiennent ensemble que par la force de la violence inhérente à leur composition et nécessaire à leur transformation. Nous reconstituerons pour cela le cheminement de Walter White vers la découverte du monde comme violence perpétuelle, tout en mettant ce cheminement en lien avec la découverte par celui-ci de sa propre personne. Nous aborderons le personnage de Walter White en examinant son environnement, sa profession de chimiste et finalement ses activités criminelles. Ces trois éléments trouveront leur corrélat objectif dans trois formes de violence distinctes : la violence sociale, la violence épistémologique et la violence économique.

I am the danger

Walter White évolue dans un environnement entièrement façonné par la distance. L'étalement urbain des zones résidentielles périphériques de la ville d'Albuquerque, paysage aseptisé et parsemé de stationnements et de magasins à grandes surfaces, se déploie tel un vaste processus de compartimentation que son entrée dans le négoce de narcotiques fait exploser. C'est dans une zone résidentielle qu’il rencontre Jesse Pinkman, son complice tout au long de la série, et qu’il découvre son laboratoire artisanal de méthamphétamine, établissant ainsi un premier contact avec l’industrie de la drogue. La série, par la suite, ne nous éloignera jamais vraiment de cette suburbanité, y transportant les affres de la compétition et du danger inhérents au monde du crime. Au contact de Walter, le paradis sans histoire qu’est la zone résidentielle d’Albuquerque se transforme en un véritable champ de bataille. Cette intrusion de la violence brute au cœur d’un imaginaire propre à la banlieue américaine apparaît dès le premier épisode, alors que Walter, au cours d’une transaction qui tourne mal, enferme deux vendeurs de drogue à l’intérieur d’un motorisé rempli de phosphine, un gaz mortel, transformant ainsi le véhicule emblématique des vacances et de la société de consommation en chambre à gaz (S1 Ep1). Dans un épisode ultérieur, alors qu’il est convaincu que des hommes armés l’attendent chez lui pour le tuer, il téléphone à sa voisine et lui demande d’aller vérifier si le rond de la cuisinière est bien éteint, la soumettant à sa place au danger de mort intrinsèque à l’industrie narcotique (S4 Ep13). Et s'il parvient, à la fin de la quatrième saison, à tuer Gus Fring, l’homme à la tête de la plus importante organisation criminelle de la région, c'est en faisant exploser une bombe à l’intérieur d’une maison de retraite nommée la Casa tranquilla (S4 Ep13).

Ayant transporté, au cœur même de son environnement dépourvu de danger, ce qui est la plus grande peur de ceux qui y vivent, à savoir le monde du crime et de la drogue, s’étant arrogé la connaissance de ce qui doit demeurer caché aux gens de sa provenance, Walter a l’impression d’avoir vaincu cette peur qui depuis toujours le paralyse :

I have spent my whole life scared, frightened of things that could happen, might happen, might not happen, fifty years I spent like that. Finding myself awake at three in the morning. But you know what? Ever since my diagnosis, I sleep just fine.I came to realize it's that fear that's the worst of it. That's the real enemy (S2 Ep8).

Si le cancer qui l’oblige à vivre avec la possibilité constante de la mort est, selon Walter, ce qui le libère de la peur, il ne s’agit en vérité que d’un prétexte pour se rapprocher de la violence que son environnement avait jusque-là tenue à l’écart. Cette domestication de l’inconnu fait de Walter un nouvel homme, un homme affranchi de la domestication qu’entraîne une vie vécue dans la peur. « L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu » peut-on lire dans La dialectique de la Raison d’Adorno et Horkheimer. La peur de l’inconnu, selon les deux philosophes, déclenche le processus qui mène à l’Aufklärung moderne, et parce qu’elle est née de la peur, la raison finit par se transformer en système de domination. Le caractère terrifiant de l'inconnu est refoulé par la raison, qui réduit tout ce qui existe à son propre système, soit, à ce qui est déjà connu. De la même manière, en amenant le vaste monde du crime au cœur de son propre environnement, abolissant ainsi la distance entre le connu et l’inconnu, Walter se libère de l’infatigable peur qui l’empêche de dormir.

Mais la raison, en démystifiant les puissances à l’origine de la peur, va jusqu’à se démystifier elle-même, à rejeter tout ce qui en elle porte encore la trace de l’inconnu, notamment le principe de différenciation entre le bien et le mal hérité des anciens systèmes métaphysiques jugés suspects par le savoir éclairé. Une fois ce processus abouti, la raison n’est plus qu’un instrument servant à évaluer les actions en termes d’avantages et de désavantages pour l’individu égoïste. Cette transformation de la peur de Walter en rationalité instrumentale est parfaitement représentée par une scène du troisième épisode de la première saison. Tandis qu'il se demande s’il doit ou non tuer Krazy 8, un vendeur de drogue qui a lui-même essayé de le tuer et qui se trouve maintenant à sa merci, Walter rédige la liste des pour et des contre. À la tête de la colonne des contre apparaît, tracée par la main tremblante du professeur : It is the moral thing to do. Cette considération, mise en rapport avec l’implacable limpidité de l’argument pour, He is going to kill your entire family if you let him go, ne fait pas que montrer l’aspect comique des considérations humanistes de Walter, elle confirme la disparition en lui de toute morale. Une fois intégrée au calcul de la rationalité instrumentale, une fois placée au même niveau que les avantages et les désavantages qui constituent pour cette rationalité l’ensemble de la réalité et, par conséquent, une fois devenue interchangeable avec ceux-ci, la morale, privée de fondation objective, est prête à être liquidée. Ainsi, le sujet libéré de la peur de l’inconnu devient lui-même une source de peur pour ses semblables : « So get up, get out in the real world and you kick that bastard as hard as you can right in the teeth » (S2 Ep8).

Le rapport que Walter entretient avec son environnement transforme celui-ci, ou plutôt, il en dévoile toutes les potentialités. Construite avec le blood money de l'Europe ravagée par la Deuxième Guerre mondiale, l'Amérique suburbaine se rêve comme une terre nouvelle sur laquelle il serait possible d'oublier les massacres, terre d'asile pour les naufragés de l'histoire. Mais derrière l'impénétrable façade des choses, sous les couches de ciment accumulées et la mutilation intérieure nécessaire au refoulement des pulsions incompatibles avec la vie devenue saine et transparente, se trouve une peur si grande qu’elle peut à tout moment basculer dans la violence. Sur la société atomisée pèse la menace de la fission se produisant lorsqu'un de ses éléments s'effondre sur lui-même. Fort de sa proximité nouvelle avec l’inconnu et libéré des entraves de la morale, Walter, devenu Heisenberg, se fait la synthèse des forces qui régissent le monde du narcotrafic. Fatigué de trembler à l’idée du danger que représente le monde extérieur, il est lui-même devenu le danger. Time bomb, il contient une charge destructrice suffisante pour transformer le rêve américain en cauchemar, en une catastrophe venue des lointaines régions de l'histoire refoulée sous le ciment des autoroutes qui ne mènent nulle part. Tick, tick, tick.

We survive and we overcome

Plus Walter chemine vers le monde qui jusque-là lui était resté inconnu, plus profondément il comprend les subtilités chimiques de sa composition. Désormais il peut aisément calculer et le degré, et la quantité de violence nécessaires pour faire tourner les choses à son avantage, aussi bien qu’il peut mesurer exactement quelle magnitude auront les répercussions de ses actions. Il se base pour cela sur une règle simple et ne comportant aucune exception, celle de l’autoconservation :

L’exclusivité des lois logiques a son origine dans le caractère coercitif de l’auto-conservation. Celle-ci culmine continuellement dans le choix entre survie et destruction, décelable encore dans le principe selon lequel, de deux propositions contradictoires, une seule peut être vraie et une seule fausse (Adorno et Horkheimer, 1983, p.46).

Le contraste entre le meurtre expéditif des employés de Gus Fring dans l’épisode « Half Measure » et celui, pesé, réfléchi, moralement douloureux de Krazy 8 au début de la série n'exprime pas une différence entre les agissements d'un homme sans scrupules et ceux d'un homme qui ne les aurait pas encore perdus. Il ne s'agit là que d'une question purement mathématique. Les calculs menant à la mort de Krazy 8 (S1 Ep3), en tant que démonstration universelle de la nécessité de tuer ou d’être tué, n'ont pas à être reproduits chaque fois qu’une situation semblable se présente. L'équation « Him or us » est toujours disponible, toujours prête à servir de justification au déploiement de la violence. Et elle servira. Comme le ferait un principe relevant de lois naturelles, elle ajustera son algèbre aux différentes situations concrètes. Elle se révélera finalement, dans la bouche de Todd, comme pure abstraction, alors que celui-ci l'appliquera au meurtre inutile d'un garçon de onze ans : « At the end of the day, it was him or us, and I choose us, and I would do it again» (S5 Ep6).

Mais cette abstraction n’est pas seulement une distorsion de la réalité, elle fait fonctionner la réalité, elle-même devenue abstraite sous la pression de la connaissance érigée en système totalitaire. L’équation de Walter, qui marque son entrée dans le domaine de l’application du savoir, est une machine logique servant à faire fonctionner la violence. Le savoir organisé selon la cohérence interne d’une équation unique se fait matrice générative produisant sa propre réalité close, faisant elle-même advenir les évènements en suivant sa voie syllogistique : « From a drop of water, a logician could infer the possibility of an Atlantic or a Niagara without having seen or heard of one or the other. So all life is a great chain, the nature of which is known whenever we are shown a single link of it » (Doyle, 1986, p.34). Ainsi, dans la troisième saison, l'attentat perpétré contre Hank, le beau-frère de Walter, est intégré par ce dernier à une chaîne déductive qui le conduira à la reconstitution exacte de la stratégie globale du responsable de l'attentat, Gus Fring. Sa relation avec le cartel, ses intérêts, ses plans à moyen et long terme, sans oublier la place que lui-même occupe dans tout cela : rien, dans les opérations de Gus ne demeurera voilé à Walter, qui deviendra par le fait même son rival : « More importantly, I respect the strategy » (S3 Ep8) Walter lit dans la violence comme le voyant dans les entrailles et recrée, à partir des manifestations de celle-ci, l'ensemble du monde présent et à venir. « To see the world in a grain of sand... » (Blake, 1966, p.431).

Cela n’est toutefois possible qu’en vertu de l’équation que Walter substitue à la réalité : c’est parce que la stratégie de Gus Fring — lui-même un esprit éclairé — se prête bien à la nécessité implacable de sa propre logique que Walter parvient à la saisir. Il est parfaitement sincère lorsqu’il affirme à Gus : « In your place, I would have do the same thing » (S3 Ep8). Face à la violence pouvant être ramenée à une équation éprouvée, à ce qui est déjà connu, la maîtrise de Walter est totale, mais aussitôt qu’il est exposé à des manifestations de violence qui échappent à son équation, il se retrouve sans moyens. Ainsi l’épisode Boxcutter, dans lequel Victor est assassiné de manière sauvage et irrationnelle par Gus Fring, marque le début d’un long moment de la série où Walter sera complètement dépassé par les agissements de son ennemi. Nous ne saurons jamais si Gus, au début de la quatrième saison, avait ou non l'intention de tuer Walter. Il est certain cependant que les actions de ce dernier, dirigées par la nécessité de ramener les agissements de Gus à l’intérieur de son propre système, finiront par contraindre celui-ci à cette extrémité. La nécessité de la lutte à mort pour l’autoconservation devient si parfaitement intériorisée par Walter que, même lorsque des données extérieures pourraient faire en sorte qu'elle soit évitée, que ce soit faiblesse, mauvais calcul ou générosité, le scientifique ne peut faire autrement que de les balayer comme mensonges et de s'affairer, malgré les obstacles sociaux ou psychologiques, à la faire tout de même advenir. Autant il a été repoussé par la violence irrationnelle d'un Tuco Salamanca, autant il appelle celle, nécessaire théoriquement, de Gus Fring, homme d'affaires raisonnable à l'esprit éclairé.

Avec un tel gardien de l’intégrité scientifique de l’autoconservation, aucune violence n'est plus retenue par l'humanité irrationnelle qui chercherait à se soustraire aux lois de la nature. « No more bloodshed », leitmotiv de Walter, signifie que toute effusion de sang sera désormais contenue par l’alambic d’un processus de rationalisation la réduisant à un « him or us » justificateur. Ainsi, la vérité de la formation scientifique de Walter est dévoilée à la fois comme violence de la connaissance, comme réduction des relations multiples entre les choses à une équation unique, et comme connaissance de la violence en tant que force motrice de la réalité.

Empire-business

La forme la plus achevée de la violence n'est pas la destruction proprement dite, mais le mouvement d'expansion qui la produit. Explosion de fulmigated mercury ou effusion de sang, les différents mouvements de la violence trouvent dans le mode de production capitaliste, caractérisé par un impératif de croissance continuelle, le cadre social de leur avènement. Walter, qui, par sa connaissance de la violence, a plongé si avant au cœur de son mécanisme que l'on ne peut plus l'en distinguer, se fait le gardien de la conformation de la société aux principes conjoints de la violence et du capital. Son entreprise renverse un à un les obstacles sur le chemin de la croissance économique. Le premier de ces obstacles est la production à base de pseudoéphédrine, qui nécessite un vaste réseau de smurfs, des travailleurs qui se procurent le produit en pharmacie. Malgré tous les efforts de Jesse, en charge de l'approvisionnement, la matière obtenue permet à peine de synthétiser une livre hebdomadaire, quantité insuffisante pour s'inscrire sérieusement sur le marché. En optant pour la production à base de méthylamine, laquelle rend l’armée de pourvoyeurs inutile, Heisenberg s’affranchit de cette contrainte et atteint un volume de production permettant son entrée comme startup company sur le marché des grands producteurs.

L’opération de Walter se fait ensuite absorber comme filière de l’entreprise de Gus Fring, monolithe basé sur une chaîne de restauration rapide où le trafic de drogue se surajoute à la production de poulet frit. La meth fabriquée par Walter s’exporte dans les barils de sauce piquante et Gus règle ses affaires dans un bureau attenant aux poulaillers de l’entreprise qu’il a mis vingt ans à développer. Le produit de Heisenberg s’est de nouveau empêtré dans une situation où la lourde armature qui l’entoure en vient à étouffer ses possibilités d'expansion. La partie stable du capital de Gus, coagulée dans Los Pollos Hermanos, est un frein à la mobilité des protagonistes. D'un côté, le chimiste développe avec son employeur une relation harmonieuse de respect mutuel et, de l’autre, Gus doit s'assurer d'une production sans heurt de deux cents livres hebdomadaires. Mais la violence du capital en développement ne peut supporter cette stabilité et la situation, que l’on sent pouvoir perdurer désespérément et rapporter, au prix de leur ambition, des millions tranquilles aux deux cooks, dégénère à cause de Jesse, qui n’y voit qu’un emploi banal, insupportable, un neuf à cinq du gangstérisme : «What’s the point of being an outlaw when you’ve got responsibilities » ( S3 Ep9). La nouvelle économie est plus proche de l'idéologie autodestructrice du gangster juvénile que de celle de la bourgeoisie traditionnelle représentée par Gus.

Une fois la paix rompue, Walter utilise sa propre position en tant que moyen de production afin de gagner le temps nécessaire à la réussite de son plan. Ne pouvant se passer de la marchandise produite par Walter, Gus est forcé de le garder en vie et, du coup, se condamne lui-même. Ayant trop misé sur des moyens de production devenus encombrants, il sera balayé par le déchaînement catastrophique du capital. Heisenberg triomphe de son adversaire dans une explosion qui le propulse à la tête d’un empire de meth libéré des lourdeurs de Los Pollos hermanos, entreprise familiale, monolithique, avec un personnel stable et un roulement obligatoire, parce que calculé sur la rentabilisation d’un investissement gigantesque : «The cook can’t stop. Production can't stop » (S3 Ep11). Ce sont au final les rouages trop rigides de cette production qui ont raison de Gus.

En faisant triompher, à travers Walter, la forme de l’entreprise décentralisée à investissement minimal, la violence se fait le véhicule de l'économie contemporaine, dans laquelle « the more flexible motion of capital emphasizes the new, the fleeting, the ephemeral, the fugitive, and the contingent in modern life, rather than more solid values implanted under Fordism » (Harvey, 1990, p.171). Walter relocalise son entreprise selon les principes de l'accumulation flexible : le laboratoire en pièces détachées sera sporadiquement présent chez les clients de la compagnie d’extermination qui en est le paravent. L’empire de souplesse qu’est Vamonos Pest, dont le caractère élusif est souligné par le nom qui place l’entreprise au pôle opposé du familial Los Pollos hermanos, donne à la production de meth l’évanescence des gaz utilisés pour exterminer la vermine qui prolifère dans les ménages suburbains d’Albuquerque. Le meurtre des anciens employés de Gus, perpétré par des néonazis engagés par Walter, est l’étape dernière du processus de rationalisation qui, après la décentralisation, passe aux coupures dans la main-d'œuvre.

L’individu qui se met totalement au service de l'accumulation flexible, pour conserver la stabilité minimale nécessaire à son maintien en tant qu’individu, se réfugie dans les sphères de la vie en marge de la production économique : « It is also at such times of fragmentation and economic insecurity that the desire for stable values leads to a heightened emphasis upon the authority of basic institutions - the family, religion, the state » (Harvey, 1990, p.171). Malgré l'extrême violence qu'il fait subir, de l'intérieur, à sa famille, Walter se refuse à lui déclarer ouvertement la guerre : « Hank is family », répond-il à Saul lorsqu'il soulève la possibilité de l'assassiner pour se débarrasser de la menace qu'il représente maintenant qu'il a démasqué Walter. Mais le capital en mouvement n’a que faire des institutions offrant à l’individu une possibilité minimale d’enracinement. Walter étant trop attaché à la famille pour se décider à tuer Hank, la nouvelle économie devra se trouver un autre véhicule, une autre source de violence à exploiter. Jack et son équipe de néonazis, tous enclins à faire la sale besogne élevée dans Breaking Bad au rang de nécessité économique, prendront possession, après avoir tué Hank, non seulement de l’opération de Walter, mais aussi de la fortune qu’il a amassée au cours de son périple. Le capital poursuit son chemin sans égards pour ceux qui sont restés derrière à essayer de réveiller les morts. La botte de l’économie en marche piétine le cadavre de Hank et, avec lui, celui de la famille devenue une idéologie servant à masquer la destruction de toute stabilité par le capitalisme tardif.

The Reaction has Begun

Dans « Realism and utopia in The Wire », Fredric Jameson soutient que la disparition de la différence dans la société actuelle entraîne l'uniformisation de la représentation du mal dans la culture populaire. Parmi les rares exemples de vilains encore crédibles figurent, selon lui, le tueur en série et le terroriste. Breaking Bad, dans la mesure où elle n'exploite ni l’un ni l'autre sans pour autant se résigner à reproduire des types n'ayant plus le moindre éclat, opère une reconfiguration de nos attentes par rapport aux téléséries dramatiques. Le vilain, dans Breaking Bad, n'est motivé ni par le désir de tuer, ni par le fanatisme religieux et encore moins, comme on pourrait le penser, par le simple appât du gain. Ce qui le motive réellement est l'acquisition d'un savoir, mais un savoir qui prend la forme d'un voyage l'amenant par-delà bien et mal. « I am awake ». Voilà comment il résume, dans le premier épisode de la série, la transformation qu'il est en train de subir. Comme l'écrit Sloterdijk, « pour l'amoraliste empirique, la vie n'est pas un objet mais un médium, un voyage, un essai pratique, un projet de l'existence éveillée. » Initié lors du tout premier cook de Walter, ce projet, comme il l'explique dans l'épisode « Ozymandias », est une réaction exothermique, une réaction qui, en agissant, libère de la chaleur. Du premier cook jusqu’à la mort de Hank, l’histoire de Breaking Bad est celle du développement de cette réaction. La découverte de son étendue, de la quantité exacte de violence qu’elle libère, est l’histoire d'Heisenberg.

L'éveil de Walter, débouchant sur la tentative, terrifiante et folle, de maîtriser entièrement la violence du monde contemporain, est aussi un éveil de ce monde face à cette violence. À travers le voyage d'Heisenberg se forme une vision d'horreur dans laquelle la société américaine apparaît comme condamnée, dévorée qu'elle est par une violence se manifestant dans la peur accumulée par la banlieue concentrationnaire, dans la justification du meurtre par la loi de l'autoconservation et dans le mouvement aveugle et destructeur du capital en développement.

 

Bibliographie

Blake, William. 1966. « Auguries of innocence », in complete writings, Oxford standard authors, London, 944 p.

Doyle, Conan. 1986. Sherlock Holmes: the complete novels and stories volume I, Bantam classic, 1059 p.

Gilligan, Vince. 2008-2013. Breaking Bad. AMC, 5 saisons, 62 épisodes x 60 min.

Horkheimer, Max et Theodor W. Adorno. 1983. La dialectique de la Raison. Coll. « Tel ». Paris : Gallimard, 281 p.

Harvey, David. 1990. The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Wiley-Blackwell, 392 p.

 

Pour citer cet article: 

Courteau, Clément et Louis-Thomas Leguerrier. 2014. « Awake : la violence comme expérience du monde dans Breaking Bad », Postures, Dossier « Violence et culture populaire », n°19, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/leguerrier-clement-19> (Consulté le xx / xx / xxxx ). D’abord paru dans : Postures, « Violence et culture populaire », n°19, p. 93-103.