Pour son colloque étudiant annuel de 2013, les membres du comité de l'association étudiante en cycles supérieurs de l'université du Québec à Montréal (AECSEL-UQÀM) ont invité de jeunes chercheuses et chercheurs à penser la critique littéraire de manière non-conventionnelle, à y réfléchir hors cadre, ou, plus simplement, ont proposé aux étudiant.es de partager avec eux leurs recherches émergentes sur le sujet des déviances. Le 28 mars 2013, jour de l'événement, a été couronné de succès. Les conférencières et conférenciers ont présenté une grande diversité d'études originales portant sur des auteur.e.s, périodes de l'histoire, nations ou encore des formes artistiques divergent.e.s, avec, au centre, une question commune : peut-on définir la déviance ? Ce programme a débouché sur plusieurs thèmes, actes, et idéologies déviants, qualifiés ainsi pour leur tendance à ne pas s'accorder avec ce qui est d'ordinaire perçu comme normal et que l'on ne questionne souvent pas. La déviance est souvent comprise comme une mise à l'écart volontaire, tandis qu'elle est aussi une marginalisation forcée, une volonté de la société d'éloigner de soi ce qui apparaît différent et menaçant. Lors d'une table ronde animée par Alexis Lussier, plusieurs artistes québécoises et québécois dont Martine Delvaux, Roxanne Arsenault et Olivier Choinière, ont pu chacun leur tour, dans leur domaine et avec leur approche respective, approfondir les questions proprement contemporaines des déviances, tracer les limites de la déviance dans l'art contemporain et la démarche intellectuelle actuelle, afin d'en comprendre l'intérêt, à une époque « post » où tout semble permis, où ce qui passe pour normal n'est plus défini de façon absolue.
Au fil de la réflexion, les interrogations se sont transformées. En « décortiquant » les déviances, la grande question du colloque s'est énoncée autrement. C'est qu'il est devenu évident que lorsque nous posons un regard critique sur ce qui constitue, sur cette « marge » qui tend à se dessiner, on en vient à devoir définir ce qui n'échappe pas aux barrières morales avant de comprendre ce qui peut les transgresser. Parler des déviances n'est-il pas déjà, en soi, un acte déviant ? En effet, reconnaître la déviance c'est aussi reconnaître l'existence de règles définissant la normalité, et dont la réalité, souvent, nous échappe. Exposer ces règles, opacifie leur supposée transparence, et le pouvoir formatif qui est leur propre. Dans ce numéro de Postures, nous sommes heureuses de reprendre le fil rouge déroulé par l'AECSEL au moyen de la publication et la diffusion d'une sélection d'essais qui examinent en profondeur les enjeux sociaux, l'ordre que ces enjeux tentent de maintenir, ainsi que les bénéfices et les conséquences des structures qui forment la société occidentale. Collectivement, les auteures et auteurs se demandent comment dire et représenter la déviance et quelle est son origine. C’est un regard que posent les six articles qui constituent le dossier de notre numéro, selon deux tendances différentes : les déviances du corps, d’une part, dans ce qu’il peut avoir de tabou, d’aliénant, mais aussi d’émancipateur, et, d’autre part, l’individu dans son rapport à la société et à ses codes.
Pour commencer le premier volet, Laurence Pelletier, dans son article « Le corps à distance : déviance du corps féminin dans Dans ma peau de Marina de Van », réfléchit aux enjeux du statut et de la signification du corps féminin tel qu’il est présenté dans un film écrit, réalisé et interprété par Marina de Van. À la lumière du concept d’aliénation, qu’elle décline sur plusieurs de ses modes, Pelletier situe le cannibalisme comme figure ultime chez de Van de la scission et de la distanciation que subit le corps féminin dans les sociétés patriarcales.
C’est également au corps que s’intéresse Louis-Daniel Godin. Dans un article intitulé « La trajectoire d’un désir "déviant" dans l’œuvre d’Hervé Guibert. Analyse du journal d’un amoureux des enfants », Godin se penche sur le sujet délicat du désir d’enfant, misant sur l’ambiguïté qu'invoque l'expression. L’analyse par Godin de la posture du romancier dans son œuvre met en lumière la situation hors-norme et hautement originale du thème de la pédophilie dans l’œuvre d’un des auteurs les plus provocateurs du roman français du XXe siècle.
Enfin, c’est le corps battu et en proie à une sexualité complexe et autodestructrice qu’étudie Jessica Hamel-Akré dans son article « La mauvaise fille des "white trash" : résistances sexuelles et crimes d’enfants dans Bastard out of Carolina de Dorothy Allison ». En définissant le fait "white trash" comme une déviance d’avec la norme sociale américaine, symbole des rapports de domination qui caractérisent la société américaine, Hamel-Akré montre ce qu’il a de marginalisant et d’ostracisant, avant de s’intéresser à sa subversion dans l’œuvre de Dorothy Allison par l’héroïne, Bone, qui atteint une forme de libération grâce à et par son corps.
Deuxième volet, deuxième figure de la déviance, celle de l’individu face au monde. C’est Louis-Thomas Leguerrier qui s’y intéresse en premier dans son article « La dialectique de la déviance dans Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski ». En s'appuyant sur la Théorie du roman de Georg Lukacs et la pensée d’Adorno, Leguerrier propose une définition du sujet dostoïevskien comme en inadéquation avec la société qui l’entoure, le situant dans un affrontement, ou plutôt une crise qui est identifié par ce que Leguerrier appelle le dépérissement de l’individualisme dans la société capitaliste.
C’est ensuite dans l’œuvre immense de Proust qu’Isabelle Dumas étudie les déviances d’avec la norme morale et sociale. Le voyeurisme, le matricide et le sadomasochisme sensuel sont quelques figures des déviances souvent oubliées chez Proust, au profit de l’image de l’esthète philosophe qu’est le narrateur-personnage. C’est ultimement le thème de l’extériorité qui, selon Dumas, permet de comprendre les ressorts du côté sombre de la Recherche.
Pour refermer notre dossier, Myriam Marcil-Bergeron propose une étude qu’elle a intitulée « Échapper à la "machine sociale". Le vagabondage chez Isabelle Eberhardt ». Écrivaine-voyageuse suisse, Eberhardt a quitté l’Occident pour le Sahara dont ses écrits reflètent sa « soif infinie ». Revenant au sens premier du mot « déviance », Marcil-Bergeron nous emmène dans un voyage qui, avec Eberhardt, s’éloigne de la bonne route et pose la question du statut et de la légitimité du sujet narrant.
Aux actes de colloques de ce numéro s'ajoutent trois articles hors-dossier, chacun relié à sa manière au thème du numéro, que ce soit par la façon dont ils abordent tour à tour la normalité régulatrice corporelle, et linguistique, ou par le besoin de créer une rupture avec des faits établies.
Dans « Le corps colonisé : les effets de l’excision dans Possessing the Secret of Joy d’Alice Walker », Maude Lafleur propose une étude de cas d’une pratique qui soumet, mutile et écrase le corps féminin, parfois avec l’approbation des femmes elles-mêmes. Lafleur met l’accent sur l’appel à témoins que constitue l’œuvre d’Alice Walker où sont représentés les enjeux et les conséquences de l’excision, c'est-à-dire la mutilation génitale des femmes, dans le but de lever le silence sur une pratique, certes culturelle, mais aussi et avant tout meurtrière tant symboliquement que, parfois, physiquement pour les femmes qui en sont victimes.
Enfin, dans « La disparition, symbole de rupture nostalgique dans les livres d’Arnaldur Indridason », Piera Simon-Chaix s’attarde sur le motif de la disparition littérale et narrative comme figure de malaise dans l’œuvre d’Arnaldur Indridason, auteur islandais contemporain. Si la disparition est, en effet, le thème privilégié des romans policiers en général, et de ceux d’Indridason en particulier, elle peut se lire également entre les lignes de ses textes où le « dit » et le « non-dit » coexistent dans une somme originale en quête de (la) vérité.
Les articles proposés ici sont pourtant loin de mettre un point final à la discussion de ce qui est « normal » et ce qui est « déviant ». Au contraire, ces textes se placent dans une filiation intellectuelle qui nous oblige depuis un moment à considérer le rôle des sujets abordés, autrement dit à regarder une œuvre de l'intérieur sans oublier la société qui l'a produite. Ils font preuve d'une curiosité politique, artistique, personnelle et collective. Nous espérons que ces actes et ce supplément mettront en lumière la nature intérieure de certains rapports sociaux et nous espérons qu'ils encourageront le questionnement de ce qui reste confiné à l'ombre, dans la marge de la pensée moderne.
L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédactions et de correction, ainsi que les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister. Un grand merci à Figura, Centre de Recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association facultaire des étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du module d'études littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL). Nous remercions également le Service à la Vie Étudiante (SVE) grâce à qui les jeunes chercheuses et chercheurs du Canada et d'ailleurs ont la possibilité de faire connaître et partager leurs travaux. Enfin, Postures tient à exprimer toute sa gratitude aux auteures pour leurs recherches minutieuses ainsi qu'à Alexis Lussier, professeur au département en études littéraires à l'UQÀM, pour sa préface juste et intéressante. Merci enfin à tous ceux sans qui ce numéro n'aurait pas pu se réaliser.
Hamel-Akré, Jessica et Caute, Adeline. 2013. « Présentation », Postures, Dossier « Déviances », n°18, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-18> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Déviances », n°18, p. 15-19.