Emma Santos est à la fois femme, écrivaine et « folle ». Son écriture porte la marque de ces trois statuts. Certains auteurs qui écrivent la folie sans en avoir fait l’expérience en présentent souvent une vision idéalisée et romantique. Dans ces cas, « la folie n’est pas réfléchie comme condition de l’œuvre » (Gros, 1997, p. 160); elle s’impose sans être le motif initial de la création. Chez Santos, la folie préexiste à l’écriture. En fait, pour les malades mentaux, en l’occurrence pour l’écrivaine qui nous préoccupe, écrire la maladie ne constitue pas qu’un travail de création, puisque l’activité créatrice s’affirme elle-même en tant que folie. Santos ne se fait pas le véhicule, la voix de la folie; c'est plutôt la folie, qui, par l’entremise d’une voix narrative, cherche par tous les moyens à s'exprimer, à s'écrire. C’est dans l’optique d’une écriture de soi qu’Emma Santos, femme littéraire et psychiatrisée dans les années soixante-dix, publie huit livres. Dans son récit J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée, elle donne la parole à cette « Folie-Femme » (Santos, 1976, p. 82), la met en discours. La folie n’est plus seulement une figure littéraire, elle se positionne comme sujet de l’énonciation. Nous pouvons alors dire, en accord avec Martine Delvaux, que « la folie n’est pas une formation textuelle; elle est, tout simplement » (1998, p. 21, Delvaux souligne).
Dans le récit santosien, la folie, comme l’écriture qui en est le véhicule, est d’abord un corps. Corps de Santos l’écrivaine, mais également celui de la narratrice et du personnage qu’est Emma S. Ainsi, le corps, au sens premier du terme, c’est-à-dire dans son appellation biologique, se construit dans le texte de manière tout à fait particulière. Par la représentation littérale et symbolique des différents organes qui le composent, le corps se fait à la fois réceptacle et matière à expulser. Avec l’étude du corps santosien, et particulièrement celle de la mise en scène des différents orifices dont il est porteur, nous pourrons démontrer comment, dans J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée, une convergence entre langage et matière charnelle s’opère. Pour la narratrice, l’écriture est le résultat d’une absence, d’un manque lié à un amour perdu. Ce manque se traduit par la mise en scène d’un corps-texte représenté en tant que réceptacle, ce qui permet à Emma S. de garder en elle une certaine substance, pour reprendre le mot de l’écrivaine, tantôt langagière, tantôt matérielle. Par ailleurs, le corps, tout comme l’écriture, se révèle métamorphosable, voire décomposable. De fait, chaque partie du corps, parfois le corps lui-même, est sujette à des transformations qui lui donne, à certains moments, forme humaine et, à d’autres, forme animale. Le travail d’écriture est lui aussi associé au corps, mais surtout à un corps-expulseur.
Les mots sont, chez Santos, constamment associés à quelque chose de douloureux. Écrire est un acte mis en scène à travers la douleur. Plusieurs formules repérables dans le texte de Santos en témoignent : « poursuivie par l’empêcheur de mots » (1976, p. 11), elle a « mal à la littérature » (ibid., p. 9), les mots sont venus « dans la douleur » (id.), « c’est atroce la littérature » (ibid., p. 11). Le mal évoqué dans ces extraits est lié à la perte autour de laquelle se construit le récit : l’écriture est le résultat de l’absence de l’Homme et du désir de la narratrice de combler cette absence. Emma écrit parce qu’elle souffre et souffre parce qu’elle écrit.
L’Homme, qui n’est jamais nommé, « vit au jour le jour » (ibid., p. 18). Emma, elle, écrit la nuit. Elle écrit lorsque son amant n’est pas là, parce qu’il n’est pas là : « L’écriture a commencée en 1964. J’ai pris un crayon sur la table de nuit, un crayon sur la table de nuit de l’hôpital » (id., nous soulignons). Dans ce passage, la répétition des mots « table de nuit » ne suppose pas seulement une addition diégétique, une information supplémentaire, mais aussi une idée obsédante. L’écriture est nocturne parce que l’Homme est diurne. Cette idée se précise lorsqu’elle écrit : « […] depuis un an et demi je vais tous les jours à l’hôpital de jour […] Le soir. Je rentre seule. La nuit passe sans toi » (ibid., p. 14). Ici, une véritable prise de position de l’écriture dans une temporalité définie nous est donnée. Le jour, qui autrefois appartenait à 3 est maintenant le temps de la folie. Le soir est une sorte de « non-temps », une étape transitoire, tandis que la nuit désigne la solitude : « Je vis d’écrits, je suis ta femme dans la solitude » (ibid., p. 30).
À cette perte et cette solitude qui transparaissent dans l’écriture santosienne s’ajoute l’association du corps et du mot : « Je ne pourrais plus séparer le corps des mots. » (Ibid., p. 9.) À cet effet, Didier Anzieu, dans son texte Le Corps de l’œuvre, traite spécifiquement du rapport qu’entretient le corps avec la création et, la création littéraire suggérant inévitablement l’utilisation des mots, de la relation entre le corps et le mot. En fait, pour le psychanalyste, « la page blanche du poète […] matérialis[e], symbolis[e] et raviv[e] cette expérience de la frontière entre deux corps en symbiose, comme une surface d’inscription » (Anzieu, 1981, p. 71). La création littéraire serait la formation d’un second corps, celui de l’œuvre, une alliance entre le « corps réel et [le corps] imaginaire » (ibid., p. 11). Cette idée d’un deuxième corps, d’un corps de papier, se révèle des plus importantes et est même centrale dans le texte de Sanctos. Lorsqu’elle parle de la femme littéraire, c’est justement ce corps de l’œuvre qui est mis en scène. En fait, dans le récit de Santos, la narratrice est elle-même un mot, un « corps-mot » : « Être une substance un mot sa femme, être un mot mon obsession être ta femme une substance un mot. » (Santos, 1976, p. 8.) Ce passage revient, presque de manière littérale, à d’innombrables reprises à travers tout le texte; les mots deviennent en quelque sorte le reflet de la narratrice. Françoise Tilkin écrit à ce sujet que chez Emma Santos, « les héroïnes […] évoluent dans un univers peuplé de miroirs parfois très particuliers, comme l’écriture, les mots, le corps » (1990, p. 262). Écrire signifie mettre le corps sur papier; écrire le corps évoque également le fait d’écrire avec ce corps.
La représentation du corps se manifeste de manière bien particulière au sein du texte. En effet, le corps se voit souvent présenté comme « porteur », « réceptacle »; c’est en ce sens que nous parlons d’un corps-contenant. Cela se manifeste dans la volonté d’Emma S. d’assimiler travail créateur et grossesse : « […] on parlait du livre. C’était notre fille. » (Santos, 1976, p. 15); « Un livre va naître. J’ai le ventre gonflé. J’attends un enfant. Le livre et l’enfant. » (Ibid., p. 21.) Le lien entre grossesse et livre ponctue ainsi tout le récit. Le livre devient une forme de double, un représentant du corps-contenant. Ce dernier se manifeste également sur un autre plan : Emma S. conserve à l’intérieur d’elle ce qui lui permet de se sentir pleine de la présence de l’Homme aimé. Lorsqu’elle écrit « je garde en moi l’urine le plus possible pour faire gonfler le vagin comme ton sexe dedans » (ibid., p. 31), la narratrice traduit non seulement l’absence de son amant, mais également le fait de sentir sa présence dans son corps même. Cette représentation du corps se rapproche de la notion d’abjection chez Julia Kristeva. Selon cette dernière, le sujet de l’abject est constamment confronté à de l’autre. Il sent en lui une présence étrangère, innommable et irreprésentable. Par le fait même, son corps ne peut lui appartenir complètement : « […] son propre corps, son propre moi, perdus désormais comme propres, déchus, abjects » (Kristeva, 1980, p. 13). Ainsi, la narratrice santosienne, cherchant à pallier l’absence de son amant, se désolidarise de son propre corps qui se voit envahi par la présence de l’autre, de l’Homme. L’altérité et sa menace de dépossession peuvent être figurées, toujours selon Kristeva, par « l’excrément et ses équivalents [qui] représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par du non-moi » (ibid. p. 86). En gardant en elle une substance comme l’urine, Santos se positionne comme sujet de l’abjection, puisque la rétention de la matière urinaire lui permet de ressentir en elle-même une présence qui lui est étrangère. Une distinction entre les positions théoriques de Kristeva et le discours tenu par Santos semble toutefois importante à souligner. La perte du corps propre et la déchéance de celui-ci apparaissent, chez Kristeva, comme un danger, un péril. Chez Santos, cependant, nous avons plutôt l’impression que la distanciation de son propre corps par l’intrusion de l’autre en soi est souhaitée, appelée, voire provoquée par Emma S.
Ainsi, avec la mise en scène d’un corps-contenant, nous sommes également dans le registre de l’écriture, plus particulièrement d’une écriture colonisée. Colonisée, donc habitée par un autre, en l’occurrence, l’Homme. L’écriture est une forme de double, elle se présente comme le reflet du corps d’Emma S.; elle est sienne en même temps qu’elle ne lui appartient pas : « J’écris encore la littérature des autres. » (Santos, 1976, p. 20.) Cette idée d’une écriture investie par quelque chose d’étranger au sujet et, particulièrement, par l’Homme aimé, se traduit par l’oscillation constante dans l’utilisation du mot « écrivain », tantôt placé au masculin et tantôt au féminin : « Je serai écrivain ou rien. » (Ibid., p. 14); « [J]e serai écrivaine, je jure, je serai Emma S. » (Ibid., p. 20.) En fait, si l’écriture — et donc l’alliance des différents mots qui composent le récit — est le double du corps, le fait qu’elle participe elle aussi d’un caractère étranger, ici masculin, permet à la narratrice d’échapper à la douleur. Le corps rempli comme l’écriture colonisée rendent possible la sensation de l’autre en soi, afin d’échapper à la douleur causée par la « solitude qui […] étrangle » (ibid., p. 29).
Dans le récit, la métaphore animale, liée à la représentation littéraire du corps, semble traduire un autre rapport à l’abjection et au corps en tant que contenant. De fait, « l’abject nous confronte […] à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal » (Kristeva, 1980, p. 20). Tout au long du texte, Emma S. écrit que son sexe, son organe reproducteur, est « envahi par la végétation et les insectes » (Santos, 1976, p. 70). Le désir devient celui d’une transformation corporelle qui se fait à travers un fantasme végétal : « Et si cela me plaisait de devenir plante ou animal pour être plus près de toi » (ibid., p. 8-9). Être une plante ou un animal, ne serait-ce que de manière illusoire, semble donner à Emma S. la possibilité de recouvrer la place qu’elle occupait jadis aux côtés de son amant, de regagner son objet d’amour et de re-fusionner avec lui. Le corps-réceptacle de la narratrice, devenu plante ou animal, symbolise la colonisation de l’Homme. De fait, c’est par la métaphore animale qu’Emma S. parvient à exprimer sa complétude, à se dire pleine. Aussi, une relation sexuelle avec l’Homme devient « animale », les deux sujets se voyant dès lors associés à des « bêtes » : « […] accrochés l’un à l’autre comme deux bêtes ivres et je te dis : tu engrosses comme un chien. » (Ibid., p. 20.) D’ailleurs, le mot « chien » revient une fois de plus lorsqu’elle écrit : « […] on se sent pleine, comme une chienne, comme si l’enfant allait se multiplier. Le lendemain je partais avorter, désespérée. » (Ibid., p. 80.) En nous appuyant sur les théories kristevennes, nous pouvons proposer qu’il est question ici de la « mise en scène vertigineuse d’un avortement, d’un […] accouchement toujours raté, et à recommencer sans fin, l’espoir de renaître est court-circuité par le clivage lui-même » (Kristeva, 1980, p. 66). Pour Santos, se représenter en tant que bête lui permet de sentir en elle la présence d’un enfant, qui pour une fois peut-être, sera porté à terme. Cela lui permet d’être la femme-porteuse qu’elle ne peut pas être dans son corps humain, dans sa chair de femme. Ainsi, l’animalité vient contrer le clivage d’une grossesse court-circuitée, puisqu’elle permet à la narratrice d’incarner dans le fantasme animalier son désir d’enfanter. Alors que Kristeva écrit que l’avortement provoque, chez le sujet, un véritable schisme identitaire, Santos, par la mise en scène d’un corps-animal, parvient à contrer le désespoir lié aux accouchements ratés. Toutefois, le fantasme ne peut advenir que dans le registre de l’imagination et le retour au réel replonge la narratrice dans la dépression, dans le désespoir : « Le lendemain je partais avorter, désespérée. » (Sanctos, 1976, p. 80.)
Le lien entre l’animalité et l’enfantement — mais aussi l’écriture — se précise dans un autre passage. Emma S. projette son fantasme d’enfantement dans une figure qui lui est extérieure, l’« axolotl ». Par ce nouveau déplacement, elle peut accéder à l’accomplissement de son désir :
L’axolotl a été rapporté au Jardin des Plantes car il était la seule larve capable de se reproduire. En réalité, l’axolotl, sorte de fœtus émouvant avec de longues oreilles dans son aquarium, maquait d’iode dans les hauts lacs du Mexique et ne pouvait devenir adulte. Tous les jours comme une maniaque déguisée en étudiante, je lui verse mes trois gouttes de thyroxine, trois gouttes car je n’ai plus de thyroïde. Comme l’axolotl sans iode j’aurais un enfant. (Ibid., p. 70.)
En octroyant à l’axolotl un rôle reproducteur fonctionnel, en lui permettant d’atteindre sa maturité, la narratrice fusionne avec l’animal qui ne pouvait pas enfanter sans son aide : elle met de l’avant sa propre lacune reproductrice. Ainsi, par la distanciation symbolique, par la symbiose entre son corps et celui de la larve, elle peut porter un enfant.
Le corps qui servait à contenir devient un corps expulseur. Anzieu avance que le texte littéraire peut se présenter comme un corps qui expulse : « il y a dans la création d’une œuvre d’art ou de pensée, du travail d’accouchement, d’expulsion, de défécation, de vomissement. » (1981, p. 44.) Cette représentation que donne Anzieu du travail créateur se retrouve de manière littérale dans J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée : « […] l’estomac hurlant, l’intestin rejetant de l’eau noire » (Santos, 1976, p. 8); « je me traînais jusqu’à la cuvette des WC pour y déposer des excréments » (id.); « cet estomac qui va s’expulser de mon corps » (ibid., p. 23).
Si le travail d’écriture est un travail d’expulsion, nous remarquons dans le texte des références aux accouchements et aux avortements, lesquels incarnent cette idée. Dès les premières pages du récit, la narratrice raconte l’expérience de son premier avortement qui, tout à la fois, produit un traumatisme et déclenche l’écriture :
J’étais assise sur le bassin depuis huit jours. Ils attendaient l’expulsion du fœtus sans m’opérer. Depuis huit jours j’étais pliée en deux sur le bassin. À côté une vieille femme mourait en appelant au secours. Qui appeler, qui qui qui ? Je ne connaissais pas la mort ni même le mot. Je ne pouvais rien faire. Moi j’attendais l’expulsion, l’explosion dans mon ventre. Après le chirurgien accepterait de m’opérer. J’ai pris le crayon. J’ai écrit un petit texte naïf. Il y avait déjà ces mots FUIR ET QUITTER SON CORPS. Écrire pour quitter son corps. Être une substance un mot ta femme… L’écriture a commencée avec la douleur du corps […] Le prix des mots. SÉPARER DE SON CORPS. […] Le fœtus expulsé flottant dans le bassin […] J’allais « déshabiter » mon corps. (Ibid., p. 18-19.)
Ce passage est un point d’ancrage dans lequel nous retrouvons plusieurs des obsessions de la narratrice : le corps, l’avortement, l’écriture, les mots et tous les verbes qui reviennent à plusieurs reprises de manière obsédante (expulser, exploser, déshabiter, séparer). En fait, « la hantise de l’enfantement et celle de l’écriture, toutes deux confondues [nous amènent à dire que] les fantasmes chez Santos confondent la bouche, orifice de la parole, avec l’organe d’enfantement » (Pages, 1983, p. 55). Cette idée se précise lorsqu’il est question des différents types d’accouchements : « C’est un accouchement par la bouche » (Santos, 1976, p. 49); « l’accouchement du cul » (ibid., p. 54). L’accouchement par la bouche se fait alors qu’Emma est dans le bureau du psychiatre et qu’elle suce « des bébés en plastique » en disant à son médecin : « c’est mon enfant et ma thyroïde en même temps — j’ai été opérée de la thyroïde et d’un enfant à peu près à la même date… » (Ibid., p. 48.) Dans ce passage, la narratrice fait elle-même une association entre sa bouche, organe de la parole qui lui permet également d’ingurgiter des poupées de caoutchouc, la gorge et le sexe féminin, celui qui sert à l’éviction du fœtus. Les orifices se confondent et créent une masse corporelle informe, un corps abject : « […] l’intérieur du corps vient […] suppléer à l’effondrement de la frontière dedans / dehors. Comme si la peau, contenant fragile, ne garantissait plus l’intégrité du “propre”, mais qu’écorchée ou transparente […], elle cédait devant la déjection du contenu. » (Kristeva, 1980, p. 65.)
À cet effet, un lien peut être fait avec un autre texte d’Emma Santos, La Loméchuse. Dans la préface de ce récit, l’écrivaine écrit qu’elle est « enceinte à la gorge d’un cancer à la thyroïde, porteuse d’un enfant idiot […] vivant dans l’obsession d’une gorge tranchée à l’âge de 10 ans » (Santos, 1978, p. 10). La gorge malade représente l’une des obsessions majeures de l’œuvre santosienne; porteuse d’un fœtus, d’un enfant mort-né, la narratrice précise encore davantage le rapport qu’entretient la narratrice à l’égard de son corps et de son écriture : « La douleur est revenue en 1967 sous la forme d’un goitre à la place d’un enfant. Au lit j’ai pris un crayon. » (Ibid., p. 20.) Ce goitre se place, sur un plan symbolique et métaphorique, comme un substitut, un déplacement de la grossesse, mais surtout de l’accouchement qui se fait désormais par la gorge. Tous les orifices corporels en viennent à se confondre chez Emma Santos. Par ailleurs, cette citation contient une formule récurrente, « j’ai pris le crayon », qui a déjà été utilisée lorsque l’écriture a commencé, au moment du premier avortement. La pulsion créatrice est, dès lors, constamment associée à la douleur du corps réel de la narratrice, mais également à l’expulsion du corps. Ainsi, la filiation entre l’enfant à naître, l’écriture (le livre), l’accouchement, l’avortement, le goitre, etc. apparaît primordiale chez Santos. Tout semble confondu et lié à travers la représentation de l’expulsion du corps-texte, cette « substance blanche et gluante » (ibid., p. 25) qui doit être expulsée, comme le fœtus du ventre, de la bouche, de l’anus, mais également de la gorge.
Remarquons que le mot « substance » est écrit à d’innombrables reprises au sein de J’ai tué Emma S ou l’écriture colonisée. La substance, qui sert à décrire autant les mots, le langage, le texte, le corps que la femme, brouille les frontières entre les différentes instances : « Être une substance un mot ta femme ton nom. » (Santos, 1976, p. 9.) Ici, l’absence de délimitations précises — qui est liée à l’utilisation symptomatique de la ponctuation chez Santos — se fait entre la substance, la femme et le mot. L’absence ou plutôt le choix — conscient ou non — de l’omission des virgules nous semble particulier dans le texte. Cela crée un effet fleuve, comme si les mots se succédaient sans ordre logique ou selon une logique propre à la narratrice. Tout est donné en bloc, tout semble être inextricablement lié. Ainsi, les mots « femme », « substance » et « mot » sont tous unis à travers la problématique du corps-texte : « En souffrant un peu, si le corps et le mot se rencontrent, il y aura peut être une autre fois. Il y aura un écrivain, une Emma S. dans la douleur. » (Ibid., p. 19.)
Le corps, qu’il serve à contenir, qu’il soit animalisé ou qu’il permette l’expulsion d’une matière — parfois langagière, parfois organique ou même fœtale —se révèle central dans J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée. Sa représentation dans le texte incarne en soi la folie de Santos. En fait, tout ce que nous avons mentionné jusqu’à présent à propos du corps santosien peut être lié à la folie santosienne. Lorsque l’auteure écrit « ma folie est intérieure, dedans j’explose » (ibid., p. 65), elle parle d’un corps prêt à expulser. Elle écrit également : « La folie je ne peux l’imaginer que femme, énorme, gonflée par les médicaments. » (Ibid., p. 81.) Ici, la folie, comme nous l’avons vu avec l’écriture, devient elle-même un corps. Cette fois-ci, il s’agit d’un corps gonflé, un corps qui contient, mais surtout un corps féminin. Ce fait d’octroyer à la maladie une corporalité et un genre sexuel se précise dans un autre extrait du récit : « La Folie-Femme car trop longtemps elle a été castrée, interdite au langage, ne pouvant que se racler la gorge. » (Ibid., p. 82.) Le retour de la gorge, associée à la « Folie-Femme », nous replonge dans le cercle obsessionnel que nous avons décrit tout au long de notre analyse : corps-contenant, corps-expulseur, corps-animal, goitre, fœtus, avortement, naissance et écriture se mêlent, s’amalgament pour devenir les représentants de la folie santosienne. Ainsi, la folie chez Santos se vit, s’écrit au moyen du corps et à travers lui : c’est sur lui qu’apparaissent les traces de la folie, c’est en lui qu’elle se joue et qu’elle s’exprime.
Anzieu, Didier. 1981. Le Corps de l’œuvre. Coll. « Connaissance de l’inconscient ». Paris : Éditions Gallimard, 377 p.
Delvaux, Martine. 1998. Femmes psychiatrisées, femmes rebelles. Coll. « Les empêcheurs de penser en rond ». Paris : Institut Synthélabo, 281 p.
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Kristeva, Julia. 1980. Pouvoir de l’horreur. Coll. « Point ». Paris : Éditions du Seuil, 247 p.
Pages, Irène. 1983. « Emma Santos : Le biologique, la folie et l’écriture ». Canadian Woman Studies / Les Cahiers de la femme, vol. 5, no 1, p. 54-57.
Santos, Emma. 1976. J’ai tué Emma S. ou l’écriture colonisée. Paris : Éditions des femmes, 91 p.
_________. 1978. La Loméchuse. Paris : Éditions des Femmes, 154 p.
Tilkin, Françoise. 1990. Quand la folie se racontait : récits et antipsychiatrie. Paris : Rodopi, 416 p.
Bradette, Marie-Eve. 2009. « Mise en scène d'un corps-texte chez Emma Santos », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bradette-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Bradette, Marie-Eve. 2009. « Mise en scène d'un corps-texte chez Emma Santos », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 33-42.