Unica Zürn est née à Berlin en 1916. Elle commence à écrire vers la fin des années 1940; elle publie alors de petits récits dans des journaux allemands et suisses. Jusqu’au début des années cinquante, Unica Zürn est très proche du milieu culturel allemand de l’après-guerre. C’est toutefois en 1953, lorsqu’elle rencontre Hans Bellmer, artiste surréaliste, que Zürn s’engage dans une véritable démarche artistique et littéraire. La rencontre avec Bellmer est décisive : dès ce moment, Zürn fréquente le milieu surréaliste1, et Bellmer l’encourage entre autres à pratiquer le dessin automatique. C’est également sous son influence qu’elle se met à composer des anagrammes2. En effet, à cette époque, Bellmer travaille à quelques anagrammes pour la version allemande de son ouvrage Petite anatomie de l’inconscient psychique ou L’Anatomie de l’image (1957). Dans une lettre au docteur Gaston Ferdière, Bellmer parle en ces termes de l’intérêt vif et soudain qui naît chez Unica Zürn pour cette forme d’écriture : « […] en me voyant faire mes anagrammes mystérieuses, elle commençait à m’aider un peu dans ces rébus ou puzzles à résoudre, avec une obstination et une joie fiévreuse […] » (cité dans Chevrier, 1994, p. 134). Jusqu’en 1964, Zürn compose cent vingt-quatre anagrammes, dont quelques-unes sont réunies dans deux recueils : Hexentexte3 et Oracles et Spectacles4. Vers la fin de ces années consacrées en grande partie à la composition des anagrammes, Zürn se lance dans un autre important projet d’écriture. En 1962, elle entreprend la rédaction de L’Homme-Jasmin. Impressions d’une malade mentale, qui représente sans contredit la pièce maîtresse de son œuvre. Ce récit, à la croisée de l’autobiographie, du témoignage et du document clinique, relate son expérience de la folie. Zürn a, de fait, été diagnostiquée schizophrène en 1960 et a effectué, notamment durant les huit dernières années de sa vie, plusieurs séjours dans des cliniques psychiatriques en France et en Allemagne.
Remarquons ici que la fin de la production des anagrammes est à peu près contemporaine de la mise en chantier de L’Homme-Jasmin. Cette concordance entre l’aboutissement et l’inauguration de deux formes d’écriture distinctes — le jeu de langage et le texte en prose — pourrait suggérer leur difficile coexistence dans l’œuvre littéraire d’Unica Zürn. L’anagramme repose sur une contrainte unique, mais de taille : à partir d’un ou de plusieurs mots, il s’agit d’effectuer une manipulation libre de tous les signes graphiques, sans addition ni suppression ou substitution, afin d’obtenir un ou plusieurs nouveaux mots. Cette règle en fait un procédé intrinsèquement hermétique : repliée, rabattue sur son propre « corps », l’anagramme est destinée à se répéter, à se redire, jusqu’à épuisement de la lettre. En revanche, le texte en prose se révèle plus libre, tant sur le fond que sur la forme : il se déploie selon la trame plus ouverte et linéaire du récit et répond à une logique narrative. L’une vis-à-vis l’autre, ces deux formes d’écriture paraissent s’exclure, menaces mutuelles d’écroulement des codes, d’éclatement des structures. Or, l’hiatus annoncé n’a pas lieu.
Si Zürn cesse progressivement d’écrire des anagrammes une fois L’Homme-Jasmin entamé, elle ne les abandonne pas, mais au contraire en récupère une douzaine qu’elle greffe à son récit. Intercalées entre les lignes du texte, ces anagrammes interrompent le fil narratif sans toutefois le rompre tout à fait, ce qui provoque un étrange effet de lecture. Quelque peu dérouté — voire dérangé — par les subits changements de ton et de forme, le lecteur ne peut que se questionner : pour quelle(s) raison(s) Zürn choisit-elle de placer ces poèmes hermétiques à structure contraignante au sein d’un récit aussi subjectif et introspectif que L’Homme-Jasmin ? La question est d’autant plus justifiée que, outre L’Homme-Jasmin, seuls deux autres courts textes en prose, qui ne sont pas traduits en français, comportent aussi des anagrammes : Im Hinterhalt et Die Trompeten von Jericho. Ceux-ci sont toutefois demeurés dans une forme plus ou moins achevée. L’Homme-Jasmin apparaît donc comme le texte où la cohabitation prose-anagramme se montre la plus intéressante.
Notre article s’attachera ainsi au rapport que nous voyons se dessiner entre la volonté de rendre en mots l’expérience de la maladie mentale et l’anagramme. En effet, puisque les anagrammes de L’Homme-Jasmin n’ont pas été écrites pour ce texte, mais ont été composées antérieurement, le choix que fait Zürn de les y insérer ne peut être fortuit. Sachant que l’écriture et la folie entretiennent dans l’œuvre d’Unica Zürn des liens très étroits, les anagrammes ne peuvent, à notre sens, qu’être destinées à refléter cette interrelation. Adoptant le postulat énoncé par Michèle Nevert et selon lequel : « […] non seulement le malade mental prend sa folie comme objet de son expression, mais encore la transmet doublement par la forme même que revêt sa production » (1993, p. 19), nous avançons que l’anagramme se fait chez Zürn la forme d’écriture la plus indiquée pour transcrire l’expérience de la folie. Plus encore, nous considérons l’anagramme comme un espace libérateur. La (ré)appropriation de la matière langagière que suppose le procédé anagrammatique produit un renversement : la contrainte qui régit l’anagramme n’est plus synonyme d’enfermement dans le langage, mais se fait tout au contraire l’occasion d’un affranchissement.
Selon les définitions classiques, l’anagramme se forme à partir d’un nom propre duquel sont tirés un éloge, une critique5 ou encore un pseudonyme6. Un pouvoir prémonitoire a également été attribué à l’anagramme, le sens latent découvert par la permutation des lettres étant censé dévoiler un message prophétique. Si, chez Zürn, les lettres permutées peuvent en certaines occasions révéler un tel message7, nous constatons toutefois que son utilisation de l’anagramme se distancie des formes traditionnelles. D’abord, elle ne se compose pas à partir des lettres d’un nom, mais bien d’une phrase qui devient un titre et dont sont tirées les lettres à permuter. En témoigne la création du poème-anagramme intitulé « AUF SANDELHOLZ UND ROSENBLAETTERN » :
Le lendemain elle [Zürn] 8 lit dans le journal qu’on a brûlé le corps de Nehru sur du bois de santal et des feuilles de roses. La phrase qui servira pour cette deuxième anagramme est donc :
— AUF SANDELHOLZ UND ROSENBLAETTERN.
—Sur du bois de santal et des feuilles de roses. […]
Voici l’anagramme obtenue avec la phrase en question : Nerhus Tod aendert alles / — Du Sanftes Land / — Sonne und ruhende Fernen / — uralte Hoelzer / — zarte, lautlose Frauen / O altes Zauberkand Tod (Zürn, 1999a, p. 155.) 9
Ensuite, l’anagramme de Zürn adopte une forme singulière : celle de poèmes en vers libres, plus ou moins longs — ils font de quelques lignes à plus d’une page. Aussi est-il plus juste de parler, comme le suggère d’ailleurs Alain Chevrier (1994), de poème-anagramme. Cette particularité donnée à l’anagramme se révèle caractéristique de l’œuvre de Zürn. Si des écrivains sont réputés avoir écrit des poèmes sous forme d’anagrammes — nous pouvons, par exemple, songer à Georges Perec et son Alphabet (1976) —, ils sont en fait les successeurs de Zürn. D’après Chevrier, l’écrivaine apparaît donc comme la première à avoir poussé la pratique des anagrammes au point d’aboutir à une forme poétique : « Les poèmes anagrammatiques ont une histoire toute récente, et ce sont ceux d’Unica Zürn qui en sont à l’origine. » (1994, p. 138.) L’anagramme de Zürn dépasse ainsi le simple jeu de mots pour acquérir un aspect littéraire, une valeur esthétique.
Les poèmes-anagrammes de L’Homme-Jasmin semblent partager un objectif commun : rendre en mots l’expérience de la folie. Cette préoccupation se révèle d’ailleurs constante chez Unica Zürn : dans son œuvre littéraire, écriture et folie s’interpellent sans cesse. Le texte au sein duquel cette interrelation apparaît le plus clairement est évidemment L’Homme-Jasmin. Mais plusieurs autres récits plus courts traitent également de ce rapport. Par exemple, nous retrouvons dans La Maison des maladies :
Depuis hier je sais pourquoi je rédige ce livre : pour rester malade plus longtemps qu’il ne convient. Je peux chaque jour y introduire de nouvelles pages blanches. Si je veux il peut devenir de plus en plus gros. Aussi longtemps que je pourrai y ajouter de nouvelles pages blanches qu’il faudra remplir, je resterai malade. (Zürn, 1999c, p. 256.)
Lorsque Zürn se demande si elle doit « ou non introduire en fraude encore quelques pages blanches dans ce livre » (ibid., p. 257), il faut comprendre qu’elle se questionne non seulement sur son travail d’écriture, mais aussi, et même, surtout, sur sa condition mentale.
L’écriture représente d’ailleurs chez elle un acte de retranchement volontaire, une mise en marge provoquée; échappatoire, elle est une occasion de « s’enfermer dans ses pensées pour oublier la réalité » (Zürn, 1999a, p. 18). Il n’en va pas autrement de la production anagrammatique : « La concentration et le grand silence que réclame ce travail lui donnent la chance de pouvoir s’isoler complètement du monde qui l’entoure et même d’oublier cette réalité » (ibid., p. 32). Les anagrammes assurent ainsi une « fonction psychologique défensive » (Chevrier, 1994, p. 136) permettant à l’auteure de se projeter « hors du monde ». Mais du coup, elles l’isolent dans la folie : « Peut-être est-elle devenue malade à cause de la fascination pour les anagrammes qui la coupent du monde extérieur ? » (Zürn, 1999b, p. 136.) Aussi Zürn avoue-t-elle que la pratique anagrammatique prend des allures menaçantes : « La vieille et dangereuse fièvre des anagrammes l’a reprise. Il en naît une après l’autre. » (Zürn, 1999a, p. 158.) De fait, le poème-anagramme fournit, selon Appelbe, une occasion de se laisser sombrer, de se « laisser absorber par un monde imaginaire régi par l’anagramme » (2007, p. 33).
Le poème anagrammatisé devient un support sur lequel Zürn prend appui afin de s’interroger sur les dérives son état mental : « La question sur quoi s’achève son anagramme : “Est-ce une folle” ? l’a particulièrement ravie […] parce que naturellement elle y a vu un rapport avec elle-même. » (Zürn, 1999a, p 33.) Si tous les poèmes-anagrammes nous paraissent évoquer, nommément ou allusivement, l’expérience de la folie, il nous faut toutefois souligner que ceux-ci en font un portrait fort différent de celui présenté ailleurs dans L’Homme-Jasmin. Considérée sous un jour plutôt positif, la folie est la plupart du temps décrite dans le texte en prose comme une « belle euphorie » (ibid., p. 94), un « état d’élection » (ibid., p. 119) qui autorise le développement de facultés inespérées : « De quels dons la folie n’a-t-elle pas le pouvoir de la doter ! » (Id.) Le procédé anagrammatique montre, quant à lui, une folie qui n’a plus rien d’enchanteur, comme si la permutation des lettres dévoilait son visage noir et sinistre. En effet, le poème « La folie imaginaire10 » présente la folie comme un voyage difficile et pénible qui conduit l’écrivaine à la souffrance et au malheur :
Tes chemins mènent dans l’arrière-pays B. / Il y tombe une pluie aveugle. Mal – / Malheur! Les délires sont prières. N-N-N- / Le vent souffle. S’engager dans l’imagerie / Du délire s’achève dans le chagrin. / Étroite est la chimère. S’élever à peine / C’est déjà souffrir […] / Misère qui commence – Dehi- / Dehi – Délire agité. N-N-N- / Ça ne finira jamais? […] (Ibid., p. 154.) 11
L’anagramme signe l’arrêt de mort du grand émerveillement, de la belle illusion : « Ô mort du vieux pays de l’enchantement » (ibid., p. 155).
L’inscription de la folie dans les poèmes-anagrammes de L’Homme-Jasmin se fait ainsi au moyen d’une isotopie : la folie est nommément ou allusivement mentionnée dans le texte anagrammatique. Elle est par ailleurs inscrite dans le texte par le biais d’autres modalités, notamment par l’occurrence de signes graphiques précis qui sont désignés par Zürn12 comme étant des « signifiants » de la folie. Il s’agit de quatre chiffres — le 3, le 6, le 8 et le 9 — et de trois lettres — L, H et M. Leur présence contribue à créer un second niveau de lecture. Dans le texte en prose de L’Homme-Jasmin, Zürn précise que les chiffres possèdent une signification bien précise à ses yeux. Le 3 est défini comme le chiffre de l’espoir, le 6 comme celui « de la mort » (ibid., p. 20), le 8 représente l’éternité, et le 9 est désigné comme « le chiffre de la vie » (id.). Une telle grille lui permet de « relire » les événements du quotidien, à la faveur de l’acception particulière qu’elle attribue auxdits chiffres : « Lorsqu’[elle] tire à un arrêt d’autobus à Paris le 999 comme numéro d’appel, elle est heureuse. » (Id.) Il en va de même des lettres qui lui permettent de déchiffrer, sous le sens premier d’un message en apparence banal, un second sens dont elle est l’unique destinataire, puisque faisant sens uniquement par et pour elle : « Les lettres H.L.M. de l’entreprise parisienne de construction d’immeubles sont à ses yeux un salut, un grand sourire qu’on lui envoie. » (Ibid., p. 119.)
Ces chiffres et ces lettres apparaissent de façon régulière dans les poèmes-anagrammes. C’est le cas de ce poème, justement intitulé « Quand le 9 s’est changé en 613 », et qui se donne à lire comme suit : « Où pleut-il entre Neuf et Trois ? / La pluie entre nous c’est si neuf. / Le neuf des vents s’est changé en six. […]14 » (Ibid., p. 39.) Nous remarquons dans ce poème-anagramme le double jeu sur la langue effectué par Zürn : en plus de la manipulation des signes graphiques, elle écrit en lettres les chiffres qui émergent. Plus encore, ce double jeu langagier fait de la contrainte anagrammatique le support, le vecteur de l’obsession de l’auteure pour les lettres et les chiffres. De fait, puisqu’elle renferme les signifiants de la folie, l’anagramme devient, par extension, son véhicule. Un autre poème peut ici être cité. « Quand passé l’an fleurit le jasmin15 » présente, pour sa part, un foisonnement de H et de M :
Passé l’hiver, passé l’an, que chacun ranime / son année, ce merveilleux sang H.M. / Jubilation conjure la fureur de l’an chez le seigneur / Qui dans un an sera H.M. Jubile / Quand il fleurit. Oui, frère, oui, H.M. / Quand sa glace et son sang soufflent / tout brûle. Oui, oui, monsieur M. […] (Ibid., p. 53.) 16
Dans ce poème, Zürn ne s’efforce pas d’amalgamer les lettres aux autres mots, ni même de les fondre dans les vers : le H et le M sont donnés l’un à la suite de l’autre, en majuscules, comme pour mieux être détachés du reste du texte. Cette façon de faire traduit la volonté de l’auteure d’inclure les lettres au poème-anagramme, mais également — et même surtout — de les désigner comme une incursion de la folie dans le texte anagrammatique.
Nous avons vu que, dans le texte en prose de L’Homme-Jasmin, la mention des lettres et des chiffres provoque un changement de registre. Lorsqu’ils sont reconnus et nommés par Zürn, ils n’appartiennent plus à une dimension commune, pragmatique, mais sont transportés — emportant l’auteure avec eux — dans les hautes sphères symboliques. Toutefois, il s’agit d’une symbolique réduite à une expérience individuelle, subjective. Détournés de leurs fonctions habituelles pour en acquérir de nouvelles, les lettres et les chiffres n’ont de sens que pour Zürn — seuls quelques initiés et le lecteur pouvant aussi accéder à leur signification. C’est en ce sens que leur présence dans les poèmes-anagrammes nous conduit à effectuer, comme nous le disions plus tôt, une seconde lecture : il ne s’agit plus de reconnaître la folie dans le texte anagrammatisé, mais de la déchiffrer. Les chiffres et les lettres, désignés « signifiants » de la folie en dehors du cadre anagrammatique, resurgissent dans le poème-anagramme, conservant toute leur charge symbolique et inscrivant la folie en filigrane dans le poème. Le jeu sur la langue et la volonté de rendre en mots l’expérience de la maladie mentale se mêlent, s’unissent, se confondent. L’anagramme poétique se fait le lieu de la (ré)écriture et de l’énonciation de la folie; elle devient la forme d’expression la plus à même de restituer l’expérience subjective et singulière de l’écrivaine, cette expérience étant désormais essentiellement langagière. De fait, la folie n’est plus seulement exprimée, illustrée par le jeu langagier, mais est contenue tout entière dans et par l’anagramme.
Fréquemment, soutient Michèle Nevert, les écrits dits psychotiques ou rédigés par des individus qui ont fait l’expérience de la maladie mentale sont lus comme un indice de la pathologie, une marque de l’enfermement de l’auteur dans le texte. Selon cette interprétation, l’auteur se voit réduit au statut de malade mental qui écrit c’est-à-dire que le « fou » prévaut sur l’écrivain, et que l’écrit n’est destiné qu’à redire la folie. Le texte devient une prison — une de plus — dans laquelle s’enferme, de son propre chef cette fois, l’auteur. Le fou qui écrit est irrévocablement voué à la réclusion : déjà isolé sur les plans psychiques, sociaux et humains, souvent condamné, pour une période plus ou moins longue, à l’enfermement dans un hôpital psychiatrique, il se voit ultimement confiné par et dans sa propre voix, sa propre écriture. S’en tenir à une telle lecture signifie ne pas prendre en compte un fait important : le texte du fou peut et doit être compris d’abord comme un acte de (ré)appropriation, de (re)conquête. C’est ce que démontre Michèle Nevert à partir des textes de Dominique Charmelot. Pour cette dernière, nous dit Nevert, l’écriture est une opportunité, par une « re-construction du langage », une « re-compostion langagière » et une « re/création verbale », de s’inscrire comme sujet, de passer de « parole parlée » à « parole parlante » (1998, p. 26). En définitive, les mots ne sont pas confinement, mais ouverture sur une possibilité de devenir, d’advenir, de faire sens. Chez Unica Zürn, nous retrouvons une volonté similaire, qui transparaît dans le procédé anagrammatique. Car il nous faut ne pas perdre de vue que l’anagramme est d’abord un jeu de langage. Or, tout jeu sur les mots, sur la langue se révèle perturbateur, subversif. L’aspect purement fonctionnel accordé à la langue par la linguistique classique17 s’efface au profit de la recherche du plaisir produit par le jeu de langage (Hebois, 1986). Celui-ci se joue ainsi de la norme; il détourne les fonctions langagières et court-circuite la logique verbale en induisant un « double-entendre », selon le terme forgé par Pierre Guiraud. (1976, p. 112.)
Dans le cas plus précis de l’anagramme, le déraillement langagier s’accompagne d’un geste de (ré)appropriation. Dans L’Homme-Jasmin, nous retrouvons cette définition de l’anagramme : « Les anagrammes sont des mots ou des phrases composés par transposition des lettres d’un autre mot ou d’une autre phrase. On ne doit utiliser que les seules lettres disponibles à l’exclusion de toute autre. » (Zürn, 1999a, p. 30.) Cette définition, à l’instar de celles tirées des textes théoriques sur les jeux de mots et de langage, insiste essentiellement sur les idées de permutation et de contrainte; c’est précisément par elles que s’effectue la (ré)appropriation langagière. Remarquons que ces idées se trouvent opérantes dans la langue elle-même : un nombre précis de lettres compose un alphabet, à partir duquel l’agencement et la permutation des unités permettent de produire toujours d’autres messages. Cependant, l’anagramme les applique de façon autrement plus sévère et rigoureuse. Car au lieu d’explorer et d’user des possibilités potentiellement infinies qu’offre la langue (combinaisons de lettres pour former des milliers de mots, arrangements des mots pour créer un nombre inestimable de phrases), l’anagramme se concentre sur un ou plusieurs mots dont elle s’acharne à épuiser les possibilités de combinaisons des signes graphiques. Suivant ce procédé, le langage se voit « soustrait aux règles de la communication courante […] au profit d’une exploration systématique de ses possibilités intrinsèques » (Hesbois, 1986, p. 53). L’anagramme fait, pour reprendre l’expression de Laure Hesbois, s’écrouler l’économie langagière en instituant une « dimension du langage irréductible aux termes de la linguistique courante » (1986, p. 73). Elle conduit à envisager un nouveau rapport à la langue, celle-ci reposant désormais « non sur des différences, mais sur des analogies, non sur des oppositions exclusives, mais sur la coprésence des unités » (ibid., p. 71). La langue renaît, différente et autre, à l’image des mots toujours nouveaux que l’anagramme reproduit. Les poèmes-anagrammes de L’Homme-Jasmin s’inscrivent dans cette visée perturbatrice : Zürn (se) joue de la langue. Elle n’a plus à se soumettre à ses lois et règles, mais peut l’assujettir, la commander, voire la décomposer, la déconstruire; la langue s’offre, se soumet. Victoria Appelbe dit d’ailleurs des anagrammes de Zürn qu’elles sont « une véritable attaque contre le monde, une sorte de revanche de l’inconscient » (2007, p. 29). Nous ne pouvons nous résoudre à y voir autre chose qu’un désir de reconquête, de dépassement et — ultimement — de réaffirmation.
Nous le constatons, l’espace anagrammatique, dans L’Homme-Jasmin, est paradoxal. D’une part, l’anagramme suggère, par sa forme contraignante, l’enfermement de l’auteure dans le langage — la structure anagrammatique reproduisant la réclusion psychique de Zürn et le retranchement du monde recherché par l’écriture. D’autre part, étant à la base un jeu de langage, l’anagramme constitue une (ré)appropriation de la matière langagière. Celle-ci, dans le cas de Zürn, touche aussi la forme. De fait, l’écrivaine renouvelle la formule anagrammatique en l’inscrivant dans le poétique. De plus, Zürn fait de l’anagramme le texte de la folie, non seulement au moyen d’une isotopie récurrente, mais également en y introduisant des « signifiants de la folie » — lettres et chiffres. L’anagramme fond la folie au processus d’écriture, la fait surgir du texte et participer à des mécanismes à la fois anagrammatique et poétique. L’anagramme se révèle certes contraignante — c’est sa principale caractéristique; mais la contrainte n’est pas ici synonyme d’impératif : Zürn choisit de s’y soumettre… et c’est elle qui, au final, exerce le plein contrôle sur ce micro-monde langagier qu’elle peut à souhait déconstruire et reconstruire. Aussi ne s’agit-il pas tant pour l’auteure de s’enfermer dans le langage que de se servir de la contrainte pour dépasser l’enfermement langagier.
L’enfermement physique, toutefois, n’a pu être évité par Unica Zürn. Les nombreuses crises psychotiques qu’elle a subies au cours de son existence l’ont plus d’une fois conduite derrière la porte d’un hôpital psychiatrique, « espace où tout n’est vécu que par rapport à l’entrée et à la sortie » (Mannoni, 1970, p. 59). La liberté, en ces moments, devient son plus vif désir. Les demandes de libération répétées à ses psychiatres18 n’ont rien donné. La porte de l’asile est demeurée obstinément fermée. De surcroît, les traitements qu’on lui administre pour la guérir achèvent de l’emprisonner dans son propre corps, devenu une prison de souffrance physique : « Les effets des piqûres sont si douloureux qu’elle est à peine capable de marcher. » (Zünr, 2000a, p. 167.) L’évasion doit du coup se faire autrement que par la sortie de l’asile qui, de toute façon, ne paraît jamais définitive. Elle provient des mots, de l’écriture. Les anagrammes poétiques présentes dans les pages de L’Homme-Jasmin constituent des espaces libérateurs, des lieux d’affranchissement. Au confinement physique et psychique de la folle répond la délivrance de l’écrivaine par la lettre.
Appelbe, Victoria. 2007. « Du wirst dein Geheimnis sagen [Tu diras ton secret] : L’anagramme dans l’œuvre d’Unica Zürn ». Catalogue d’exposition : Unica Zürn, p. 23-33. Paris : Halle Saint-Pierre.
Bellmer, Hans. 2002. Petite Anatomie de l’inconscient physique ou l’anatomie de l’image [1957]. Paris : Éditions Allia, 78 p.
Chevrier, Alain. 1994. « Sur l’origine des anagrammes d’Unica Zürn ». In Hans Bellmer, Unica Zürn et Gaston Ferdière, Lettres au docteur Ferdière, p. 132-143. Paris : Séguier.
Guiraud, Pierre. 1976. Les Jeux de mots. Paris : Presses universitaires de France, 128 p.
Hesbois, Laure. 1986. Les Jeux de langage. Ottawa : Éditions de l’Université d’Ottawa, 333 p.
Mannoni, Maud. 1970. Le Psychiatre, son « fou » et la psychanalyse. Paris : Seuil, 269 p.
Nevert, Michèle. 1993. Des Mots pour décomprendre. Candiac : Balzac, 173 p.
Nevert, Michèle. 1998. « “Ma prison est une répétition”. L’enfermement du psychotique dans le langage; la libération de Dominique Charmelot ». Esprit Créateur, vol. 38, no 3, p. 17-27.
Perec, Georges. 1976. Alphabets. Paris : Galilée, 176 p.
Zürn, Unica. 1999a. L’Homme-Jasmin. Impressions d’une malade mentale. Trad. de l’allemand par Ruth Henry et Robert Valançay [1971]. Paris : Gallimard, 267 p.
____________. 1999b. « Notes concernant la dernière (?) crise ». Chap. in L’Homme-Jasmin. Impressions d’une malade mentale. Trad. de l’allemand par Ruth Henry et Robert Valançay. p. 171-208. Paris : Gallimard.
______________. 1999c. « La maison des maladies ». Chap. in L’Homme-Jasmin. Impressions d’une malade mentale. Trad. de l’allemand par Ruth Henry et Robert Valançay, p. 209-228. Paris : Gallimard.
______________. 2000a. « Vacances à Maison Blanche ». Chap. in Vacances à Maison Blanche, derniers écrits et autres inédits, Trad. de l’allemand par Ruth Henry, p. 143-176. Paris : Éditions Joëlle Losfeld.
______________. 2000b. « Cahier Crécy ». Chap. in Vacances à Maison Blanche, derniers écrits et autres inédits, Trad. de l’allemand par Ruth Henry, p. 15-31. Paris : Éditions Joëlle Losfeld.
— Bois séculaires / — Femmes frêles et silencieuses / Ô mort du vieux pays de l’enchantement.
Si nous donnons ici d’abord l’anagramme en allemand, c’est afin d’illustrer le procédé anagrammatique employé par Zürn. À l’avenir, nous donnerons dans le corps du texte la traduction française de l’anagramme et nous mettrons en bas de page l’anagramme en allemand. Toutes les traductions des anagrammes sont de Ruth Henry.
Monette, Annie 2009. « Les anagrammes de L’Homme-Jasmin : folie, écriture et délivrance », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge): folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/monette-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Monette, Annie 2009. « Les anagrammes de L’Homme-Jasmin : folie, écriture et délivrance », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 45-57.