Avertissement de contenu. Le texte qui suit parle de violence raciste.
Nous croyons que c’est dans le faire que réside la preuve d’une chose ou d’une idée. Faire nécessite une forme d’interaction sociale et, par conséquent, un récit s’avère le moyen le plus sensé et le plus convaincant de présenter les pensées et les valeurs qu’un peuple a pu accumuler1.
Lee Maracle, Oratory: Coming to Theory
Dans les dix ans qui nous séparent du printemps 2012, le spectre de la décolonisation a fait un retour remarqué : en témoigne la vitalité inédite des littératures autochtones. Les mouvements qui aujourd’hui réclament le droit à l’autodétermination se démarquent clairement de ceux qui les ont précédés. Ces luttes contemporaines, en prenant notamment du recul vis-à-vis des politiques de revendications et des stratégies centrées sur l’État (Coulthard 2021), cherchent moins à consigner leurs différences dans des textes de loi qu’à les vivre et les rejouer à chaque instant. Il n’est pas sûr, cela dit, que l’héritage anticolonial des années 50 et 60 soit à jeter aux oubliettes. C’est dans une telle perspective que je propose une plongée dans l’œuvre du Martiniquais Frantz Fanon, contribution fondamentale à la pensée des rapports entre littérature et mouvements sociaux.
Figure-clé de la pensée révolutionnaire, Fanon reste associé aux mouvements de décolonisation du siècle dernier. L’influence de son œuvre s’est alors partiellement déplacée vers les Cultural Studies et les départements de littérature des pays anglo-saxons, avant d’en sortir plus récemment par l’entremise des luttes antiracistes et féministes aussi bien que par un retour du souverainisme autochtone. Afin de comprendre ce déplacement, nous nous pencherons sur la place de la littérature dans les écrits de Fanon et sur la manière dont elle y est pensée comme pratique à l’usage des mouvements sociaux. Nous rapprocherons tout d’abord cette pratique de sa démarche de psychiatre, pour la situer ensuite par rapport à sa réflexion phénoménologique. Nous tâcherons alors de montrer en quoi cette réflexion se démarque des influences qu’elle revendique. Ce faisant, nous parcourrons les diverses phases par lesquelles Fanon historicise le procès de la conscience colonisée en en étudiant les symptômes sur le plan de l’expression littéraire. Au fil de cette dialectique, nous repérerons les écueils et les ouvertures qui tour à tour entravent ou facilitent le dévoilement de cette conscience et de son point de vue ontologique propre. Enfin, nous montrerons qu’un tel dévoilement appelle toujours une lutte physique dans laquelle s’élaborent, par l’attention au rythme qui les relie, de nouvelles formes de vie et de nouvelles formes de langage. En ce sens, il s’agira ici de présenter une véritable éthique, une politique décoloniale de la littérature (Hamel 2014).
Le rôle joué par la mise en scène, dans la clinique que Fanon élabore, montre bien ce que sa pensée de la littérature doit à son expérience de thérapeute — et réciproquement. Après des études en médecine psychiatrique à l’Université de Lyon, il est engagé comme interne à l’Hôpital de St-Alban, aux côtés de François Tosquelles et Lucien Bonnafé. Auprès de ces deux rescapés de la révolution espagnole, il participe aux développements de la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles 2007). Cette nouvelle approche du soin perçoit les troubles individuels comme révélateurs de conditions collectives qui doivent, en retour, devenir l’objet de la thérapie. Ainsi, pour la petite communauté de St-Alban, soigner les patient.es ne saurait aller sans « soigner l’hôpital » (Oury 1998, 11) aussi bien que la société tout entière.
Fanon prolonge ensuite cette démarche en Algérie, où il obtient rapidement la direction d’un service psychiatrique (Cherki 2011). Afin de soutenir la réorganisation psychique des malades, sa « sociothérapie » mise alors sur le développement de relations sociales diverses (Fanon 2018, 366). Cette recomposition du soi passe notamment par des exercices de dramatisation des conflits subjectifs que certains événements traumatiques — ou catastrophiques — ont pu provoquer chez le ou la patient.e. Cellui-ci sera ainsi emmené.e à recréer une scène fictive lui permettant de se percevoir comme sujet parmi d’autres sujets. Ces formes d’extériorisation symbolique visent également à pouvoir rejouer (re-enact) les « catastrophes »2 l’ayant psychiquement désorganisé.e, quitte à en provoquer de nouvelles, afin d’ellui-même prendre en charge la reconstruction de ses instances moïques. Plutôt que de viser au rétablissement d’un moi synthétisé, la thérapie doit soutenir un réagencement des rapports entre les différentes figures du moi afin de sortir le.la patient.e de sa désorientation, de son inhibition et de ses mouvements autodestructeurs.
Le principal obstacle à l’extériorisation du sujet est bien souvent le même qui est à l’origine de ses troubles : le contexte colonial où se pratique la thérapie offre moins facilement un cadre où le.la patient.e autochtone puisse s’exprimer sans crainte d’effondrement. Parler, c’est aussi donner prise à l’autre, au médecin, au spécialiste. La psychiatrie coloniale, en se considérant comme une mesure objective de la morale et de la santé, accule parfois le.la colonisé.e à une double contrainte : ne pouvant ni parler ni se taire, ille reste pris.e dans sa crise. Aucune résolution ne saurait advenir de la relation au.à la soignant.e sans que la méfiance ne se dissipe. Or, pour établir cette confiance, le.la psychiatre ne doit pas infantiliser l’autochtone, mais plutôt effectuer un travail sur ellui-même. Pour parvenir à entendre la maladie et comprendre les symptômes qui orienteront ses soins, le.la soignant.e doit se mettre à l’écoute de tout le système de sens qui organise la vie de son.sa patient.e — et il doit le saisir en rapport avec le système colonial. Bien que l’ethnopsychiatrie d’Antoine Porot3 se présente déjà comme une science adaptée au contexte colonial, Fanon lui objecte qu’elle ne fait qu’essentialiser — pour mieux les réprimer — des traits psychiques causés par la situation coloniale. À l’inverse, l’ethnopsychiatrie fanonienne pense sa pratique à partir de l’étude des mécanismes répressifs aux fondements du système colonialiste.
Posant la réciprocité au centre de la relation thérapeutique, le psychiatre martiniquais conçoit alors celle-ci comme un processus exploratoire où soignant.e et soigné.es doivent apprendre, par une discipline de l’attention, à se réaccorder mutuellement. La dés-opacification du soi ne suppose donc pas un simple mouvement intra-individuel, mais un processus d’emblée collectif. Par diverses activités de socialisation dont le contenu doit chaque fois tenir compte des affinités éthico-sociales du sujet (Fanon 2018, 383), la sociothérapie tente de rompre l’isolement et les compartimentations subjectives des patient.es. Dans sa conception dialectique, cette thérapie n’est d’ailleurs qu’un moment d’un processus de désaliénation général qui doit se prolonger bien au-delà de l’hôpital, voire parfois contre celui-ci. En effet, puisqu’elle implique une remise en cause des principes mêmes de l’institution psychiatrique, la thérapie du docteur Fanon appelle à une prise de parti éminemment politique : vient donc un temps où, devant la situation coloniale, « la seule clinique possible devient la praxis révolutionnaire en ce qu’elle a pour fin la destruction des causes structurelles de l’aliénation quotidienne tout en permettant, puisque c’en est là le moyen, un changement radical des modes de vie des individus4 » (Ajari 2014, 224, souligné par l’auteur).
Cette méthode, qu’il développe à l’usage des patient.es comme des médecins, Fanon se l’applique d’abord à lui-même. Tout au long de son œuvre, il ne cesse de reconstruire le drame existentiel qui pourrait lui donner une prise sur ses propres conflits psychiques. Pour y parvenir, il s’appuie librement sur les méthodes analytiques chères à la psychothérapie institutionnelle, soit la phénoménologie, le matérialisme historique et la psychanalyse, qu’il confronte sans relâche à son point de vue d’homme noir colonisé. Il cherche ainsi à même son récit — comme il enjoigne ses patient.es de le faire — à dévoiler la conscience de sa réalité humaine5 propre. Or, toujours suivant ses préceptes thérapeutiques, cette prise de conscience le conduit aussitôt à rendre compte d’une condition collective venant l’arracher à sa finitude individuelle. Chacun de ses écrits peut ainsi être lu comme un effort pour décloisonner la conscience d’une réalité humaine à laquelle il appartient — et à laquelle il s’adresse — afin de lui permettre d’assumer librement ses devenirs. En ce sens, la pratique littéraire de Fanon, comme sa pratique thérapeutique, s’appuie sur une conception pragmatique du langage : celui-ci n’est plus conçu comme un simple moyen de communication, mais bien comme le « site stratégique où s’organisent les formes de vie, où se mettent en place les manières de penser les problèmes, d’imaginer des futurs, de qualifier ce qui nous arrive et ce qui se présente à nous, d’élaborer des actions collectives, et de faire commun » (Coste 2017, 6). Bien qu’il y ait, d’un texte à l’autre, quelques différences de cadrage — Fanon écrivant parfois à partir d'un point de vue noir, antillais, algérien, autochtone, colonisé —, il s’agit, dans chacune de ces variantes, de chercher à décrire, dialectiquement, le procès de la conscience des êtres infériorisé.es6. De même, s’il recourt abondamment à des figures d’intellectuels (« l’écrivain »; « l’homme de lettres colonisé »; le « militant nationaliste ») ce n’est pas pour leur réserver un rôle historique privilégié : il s’agit avant tout de personnages conceptuels, voire d’archétypes, qui, en dépit de leur contingence relative, lui permettent à la fois de se situer et de situer son public. Or, la place qu’il fait aux « gens de lettres » tient également au fait que la production littéraire des colonisé.es — ou des infériorisé.es — puisse être abordée comme symptomatique de différents états de la conscience. En suivant non seulement le contenu formel des œuvres, mais aussi leur réception, leur mode de production et de circulation, le psychiatre martiniquais tente de saisir les conflits psychiques qui président à leur création. Ainsi, dans son schéma historico-phénoménologique, il fait le portrait d’un certain nombre d’agencements subjectifs typiques par lesquels la conscience colonisée est amenée à passer. Il ne cherche pas à théoriser une quelconque structure historico-psychique objective, de nature téléologique, mais bien à montrer comment cette conscience est toujours en mouvement et se construit à la faveur de bousculements catastrophiques. Loin de se succéder en une suite de progrès, ces catastrophes peuvent aussi bien être l’occasion de retours en arrière, de fixations, de montées comme de descentes, sans aucun ordre nécessaire ni prédéfini. Plutôt que de le prendre comme une loi, il faut donc lire le schéma fanonien comme une carte ayant pour objet une réalité vivante, dynamique, multiforme et imprévisible. Il s’agit surtout d’y retrouver des patterns récurrents dans les mécanismes de défenses des dominé.es afin de mieux en anticiper les effets néfastes. D’autre part, il s’agit de prospecter les ouvertures et les réagencements qui permettent de dépasser (ou d’échapper à) des situations historiques qui semblaient bloquées.
Lorsqu’il présente Racisme et culture devant un parterre lettré de la Sorbonne7, Fanon tient à rappeler que tout discours sur la littérature noire qui voudrait faire abstraction du processus historique qui la précède et qui la fonde — l’infériorisation par la force — ne peut être qu’une mystification. Ce processus, en tant qu’il suppose la « destruction des valeurs culturelles, des modalités d’existence » (PRA, 35) et des « lignes de force » (35) qui ordonnaient les cultures autochtones, est présenté comme une catastrophe aux conséquences psychiques très graves :
Ayant assisté à la liquidation de ses systèmes de référence, à l’écroulement de ses schèmes culturels, il ne reste plus à l’autochtone qu’à reconnaître avec l’occupant que « Dieu n’est pas de son côté »[;] par le caractère global et effrayant de son autorité, [l’oppresseur] en arrive à imposer à l’autochtone de nouvelles façons de voir [...] un jugement péjoratif à l’égard de ses formes originales d’exister. (PRA, 39)
Ces formes, précise Fanon, ne sont pas éliminées, mais maintenues dans un état de pure survie ou de mort subjective : le but du colonialisme, ajoute-t-il, « est davantage une agonie continuée qu’une disparition totale de la culture pré-existante8 » (PRA, 35). « Autrefois vivante et ouverte sur l’avenir [cette culture] se ferme, figée dans le statut colonial » (35), de sorte que cette « momification » en vient finalement à attester contre ses membres (35). En d’autres termes, bien qu’elle en soit la conséquence, l’inertie culturelle tendra à naturaliser le racisme dont l’infériorisé.e fait l’objet — allant jusqu’à justifier, aux yeux de ce.cette dernier.ère, le bien-fondé de la colonisation :
Le colonialisme a moins cherché à être perçu […] comme une mère douce et bienveillante qui protège l’enfant d’un environnement hostile, mais bien sous la forme d’une mère qui défend un enfant contre lui-même, contre son moi, contre sa physiologie, sa biologie, son malheur ontologique. (DT, 145)
Ainsi, « le monde blanc ne se refuse pas au colonisé » (Renault 2011, 73, souligné par l’auteur), mais au contraire, il s’offre à lui. Or, il ne s’offre qu’en lui refusant tout être propre; qu’en maintenant le.la colonisé.e dans l’étrangeté (2011, 73). L’intériorisation du racisme suppose en effet — pour le.la dominé.e — l’acquisition d’une conscience blanche9. Apprenant à voir le monde au travers du regard de ce dernier, le.la colonisé.e en vient alors à s’appréhender ellui-même en tant qu’objet. Cette mise à distance de soi-même provoque alors un sentiment d’incertitude et de désorientation : « Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine » (PNMB, 109). Ne pouvant plus se fier à sa propre perception pour établir les contours de son être, l’infériorisé.e rencontre des difficultés dans l’élaboration de son « schéma corporel » (PNMB, 109). Le regard du.de la blanc.che, qui peut le.la fixer à tout moment, l’entrave alors dans la connaissance phénoménologique de sa corporéité (Merleau-Ponty 1945, 173-179) : « la connaissance du corps est [ici au contraire] une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne » (PNMB, 109). Ainsi, nous dit Fanon, l’infériorisé.e serait plutôt emmené.e à se construire un « schéma épidermique racial » (PNMB, 110).
Dans Peau noire masques blancs, le psychiatre martiniquais met en scène la manière dont le.la noir.e, en s’identifiant à sa conscience blanche, en vient à se postuler un deuxième corps : puisqu’ille arrive à voir comme un.e blanc.he, ille faut bien qu’il y ait aussi en ellui un.e blanc.he qui ne demande qu’à s’extérioriser. Le surgissement d’un doute, quant à son néant ontologique, peut ainsi provoquer une réaction catastrophique, poussant le.la noir.e — comme le.la colonisé.e — à vouloir dévoiler cette part blanche d’ellui-même, à en localiser les contours et à s’y investir narcissiquement. Cette détermination anxieuse le.la pousse à se faire violence : « Épiant les moindres réactions des autres, s’écoutant parler, se méfiant de la langue, organe malheureusement paresseux, [ille] s’enfermera dans sa chambre et lira pendant des heures — s’acharnant à se faire diction » (PNMB, 36, souligné par l’auteur). Ce rapport spécifique au langage, créé par la situation coloniale, pousse Fanon à remettre en cause une idée chère à son ancien professeur10 : d’après celui-ci, « nous pouvons parler plusieurs langues, mais l’une d’elles reste toujours celle dans laquelle nous vivons. Pour assimiler complètement une langue, il faudrait assumer le monde qu’elle exprime et l’on n’appartient jamais à deux mondes à la fois » (Merleau-Ponty 1945, 218). Or, c’est dans une deuxième langue, celle de l’occupant, qu’il sera donné au.à la colonisé.e d’habiter le monde. Renversant la formule du phénoménologue, Fanon écrit qu’« un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage » (PNMB, 14).
Cette dualité des mondes ne saurait pour autant masquer un fait fondamental : l’infériorisé.e n’est pas l’égal.e du.de la blanc.he devant le langage. Tandis que « le Blanc écrit pour réaliser une condition d’homme » (PNMB, 27), le « Noir » écrit pour être « Blanc ». En ce sens, le.la colonisé.e n’écrit pas pour montrer sa différence, comme le fait le.la blanc.he — ille écrit au contraire pour la cacher. Le psychiatre-militant explique ainsi l’apparition des premières générations d’écrivain.es autochtones, dans les colonies, qui s’acharnent d’abord à prouver qu’illes ont assimilé la culture de l’occupant (DT, 153) : « leurs œuvres correspondent point par point à celles de leurs homologues européens […][.] C’est la période assimilationniste intégrale. On trouvera dans cette littérature de colonisé des parnassiens, des symbolistes, des surréalistes » (153). Cette recherche est en cela analogue à celle d’« enfants adoptifs qui ne cessent leurs investigations du nouveau cadre familial que dans le moment où se cristallise dans leur psychisme un noyau sécurisant minimum » (DT, 151).
Dès son premier essai (PNMB), Fanon cherche à montrer l’assimilation comme un projet morbide, puisque toute forme de reconnaissance, à l’intérieur du cadre colonial, est par avance biaisée, faussée. Le principe de négation de l’altérité ontologique, au fondement du rapport social raciste, rend par lui-même caduque la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave :
Chez Hegel il y a réciprocité, ici le maître se moque de la conscience de l’esclave. Il ne réclame pas la reconnaissance de ce dernier, mais son travail. De même l’esclave ici n’est nullement assimilable à celui qui, se perdant dans l’objet, trouve dans le travail la source de sa libération. […] Chez Hegel, l’esclave se détourne du maître et se tourne vers l’objet. Ici, l’esclave se tourne vers le maître et abandonne l’objet. (PNMB, 199)
N’arrivant plus à se faire objet de son désir — sinon dans la mesure où son désir se conforme à celui de son oppresseur (Mbembe 2007, 54) —, l’esclave ne dispose pas de subjectivité propre. Il n’a pas de « résistance ontologique » à offrir au regard du blanc (PNMB, 109). Il ne peut donc se connaître ni se faire reconnaître comme essentiellement différent. « Être », c’est être comme l’autre, comme l’oppresseur. Ainsi, « pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc » (PNMB, 205). Or, son malheur est que son corps — la couleur de sa peau — l’expose sans cesse à la possibilité d’être déchu, sans appel, de sa blancheur durement acquise.
L’échec de l’assimilation, dont le.la colonisé.e se sent constamment menacé.e, agit sur son psychisme comme un brutal rappel à l’ordre; un retour vers la conscience de soi comme naturellement indigne. Cette conscience tragique, bien qu’elle évoque une damnation, une malédiction, confère à l’être racialisé.e une seconde vision, distincte, qui se superpose à la vision blanche qu’ille a acquise. Telle une « hallucination » (PNMB, 151) ou une présence malveillante qu’ille cherche à fuir, cette vision dédoublée témoigne du clivage pathologique de sa personnalité11. Tant qu’ille s’identifie à sa conscience blanche, l’existence du.de la colonisé.e se trouve séparée en deux parties qui s’excluent l’une l’autre (DT, 8). Cette dualité psychique est assurée par la figure intériorisée du Maître — « qui doit la surveiller comme une garnison la ville conquise » (Michel Leiris cité par PNMB, 138) —, ne faisant ainsi que prolonger la séparation qui traverse l’ensemble de la société coloniale. L’espace de la ville est lui-même divisé en deux zones qui « s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure » (DT, 8). Au sein de la société coloniale, où la division raciste est maintenue « par les casernes et les postes de police » (DT, 7), aucune résolution n’est possible.
Prouvant l’inanité de ses efforts de rédemption, l’échec du langage contraint l’écrivain.e à une certaine inhibition. Or, si sa conscience, honteuse, succombe au silence, la désorientation qui s’ensuit peut susciter de nouveaux arrangements subjectifs. En effet, dès qu’ille assume l’inexorabilité de son malheur ontologique, le.la colonisé.e relâche progressivement sa vigilance, ce qui laissera cours à une expression viscérale. Ainsi, « après l’abandon de la poésie rimée, éclate le rythme du tam-tam poétique » (DT, 156). Pour le psychiatre martiniquais, cette régression vers le non verbal et l’irrationnel « procède d’abord d’une pétition de principe dans [le] mécanisme interne [de l’écrivain.e colonisé.e, qui] évoque surtout un réflexe, une contraction musculaire » (DT, 152). Foncièrement purgative, cette nouvelle phase rappelle néanmoins les tentatives du.de la nourrisson.ne cherchant à moduler son cri : le blues et le jazz américain — celui que Fanon appelle le « jazz-cri » (DT, 171) — sont assimilés à cette période maudite où la littérature « se cantonne volontiers dans le genre poétique et tragique » (DT, 168). Bien que ces formes témoignent d’un regain de créativité de la part des colonisé.es, leur production ne saurait en elle-même remettre en cause l’ordre social. Au contraire, en étalant le mépris de soi des auteur.ices, les productions de cette phase maudite forment un « continuum idéologique avec les représentations négatives qui […] boursoufle[nt] la culture [raciste] » (PRA, 39).
Cette agitation cathartique, qui anime l’écrivain.e colonisé.e, joue selon Fanon un rôle semblable à celui des transes et des danses tribales par lesquels le peuple, à intervalles réguliers, décharge son trop-plein d’agressivité (DT, 22). Ainsi, à l’ombre de la conscience blanche, il y a bien une ouverture aux désirs et aux rythmes intérieurs. Or, approchés sous le mode de la possession, ces rythmes sont maintenus à l’écart de soi à la manière d’esprits démoniaques. Ils ne sont repris que dans un cadre circulaire qui maintient la conscience intacte et l’ordre social inchangé : « Ces effritements de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé » (DT, 22). À l’instar de ces danseur.euses, l’écrivain.e colonisé.e est dans cette période un être doublement possédé.e qui agit par des forces qui lui demeurent étrangères.
En décidant d’assumer sa malédiction et en acceptant de plonger vers les sources du mal, le.la colonisé.e retrouve parfois, à sa surprise, les moyens d’un apaisement. Si elles ne témoignent pas encore d’une contestation ouverte de la structure coloniale12, les « formes stylisées » (PRA, 38) qui exprimaient son malheur lui permettront enfin une réparation narcissique. Ainsi, ce qui était vécu sous le mode de la culpabilité pourra devenir l’objet d’une fierté retrouvée (Renault 2011, 10) préparant les conditions pour une véritable expérience de soi. Cette réaction catastrophique ravive une fois de plus les doutes du.de la colonisé.e, qui peut alors prendre la mesure de l’arbitraire. Cet état d’esprit produit de nouvelles formes : une « poésie de révolte, mais poésie analytique, descriptive » (DT, 156) qui témoigne d’une période d’angoisse, de malaise, où se croisent expérience de la mort et de la nausée (DT, 154). « Bien avant la phase politique ou armée de la lutte nationale, un lecteur attentif peut donc sentir et voir se manifester la vigueur nouvelle, le combat prochain » (DT, 172). Cette littérature de précombat, écrit Fanon, sera alors dominée par l’humour et par l’allégorie : « On se vomit, mais déjà, par en dessous, s’amorce le rire » (DT, 154).
Dans un même ordre d’idée, Fanon observe qu’« en entrant dans le circuit dynamique de la production » (PRA, 40), le.la colonisé.e est emmené.e à prendre une distance par rapport aux préjugés négatifs qu’ille avait intériorisé. En faisant l’expérience de ses capacités égales, voire supérieures à celles d’un grand nombre de racistes, « l’opprimé constate comme un scandale, le maintien à son égard, du racisme et du mépris » (PRA, 40). À mesure qu’ille prend conscience du racisme en tant que cause de son infériorité — plutôt que l’inverse — son sentiment d’injustice cesse d’être vécu comme une fatalité. Ainsi, bien que ces deux formes de réhabilitations dépendent toujours du regard blanc et ne supposent pas en elles-mêmes une réelle reconnaissance de soi, elles permettent d’ouvrir un jeu entre les points de vue du.de la colonisé.e lui offrant une perspective en contrepoint. C’est vers la conscience de ce jeu, et de la perspective mobile qui s’en dégage, que tend pour Fanon la désaliénation du sujet.
Après la phase dépressive, Fanon s’attarde à la période quasi maniaque que déclenche chez l’écrivain.e colonisé.e la redécouverte de sa différence. Il s’agit d’un véritable ébranlement, d’une épiphanie, qui permet le relâchement d’une énergie considérable. L’intelligentzia autochtone, jusqu’ici essentiellement consommatrice, devient alors productive (DT, 168) et sa production se différencie, « se fait volonté particularisante » (168) ; « c’est la période où les intellectuels chantent les moindres déterminations du panorama indigène » (DT, 152). Retrouvant le sens du passé, illes « s’extasient à chaque redécouverte » (PRA, 42) : « cette culture abandonnée, quittée, rejetée, méprisée, l’infériorisé s’y engage avec passion » (PRA, 41). Sur le plan de l’équilibre psychoaffectif, « l’idée d’une culture nationale passée provoque chez le colonisé une mutation d’une importance fondamentale » (DT, 144). Cellui qui avait honte d’être noir.e a soudain honte de ne l’être pas assez et de s’être compromis avec l’occupant : « Parce qu’ils se rendent comptent qu’ils sont en train de se perdre […] ces hommes, la rage au cœur et le cerveau fou, s’acharnent à reprendre contact avec la sève la plus ancienne, la plus antécoloniale de leur peuple » (DT, 144). L’écrivain.e colonisé.e veut se souvenir, mais ille reste pris.e dans un univers étranger : « de vieux épisodes d’enfance seront ramenés du fond de sa mémoire, de vieilles légendes seront réinterprétées en fonction d’une esthétique d’emprunt et d’une conception du monde découverte sous d’autres cieux » (DT, 153). Ainsi, « faute de trouver un aliment culturel à la mesure du panorama glorieux étalé par le dominateur, l’intellectuel.le colonisé.e très souvent va refluer sur des positions passionnelles et développera une psychologie dominée par une sensibilité, une sensitivité, une susceptibilité exceptionnelles » (DT, 152). Le « style nerveux, animé de rythmes » (DT, 156) qui caractérise cette période « traduit avant tout un corps à corps, révèle la nécessité dans laquelle s’est [trouvé.e l’intellectuel.le colonisé.e] de se libérer d’une partie de son être qui déjà renfermait des germes de pourriture » (156).
« Et c’est la rage aux lèvres, le vertige au cœur, qu’il s’enfonce dans le grand trou noir » (PNMB, 31). La plongée dans l’inconnu, pour qui veut découvrir le sens de son identité, est un passage nécessaire (PNMB, 131). Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un voyage incertain où les risques de se perdre sont très réels. Le psychiatre martiniquais met alors en garde contre les risques de fixations que contient toute quête identitaire : « cette attitude si absolument belle rejette l’actualité et l’avenir au nom d’un passé mystique » (PNMB, 31). Certes, cette mise au défi opère sur la psyché une rupture structurante, car « le scandale que déclenche cette démarche dans les rangs des colonialistes […] renforce la décision du colonisé [et lui donne] un encouragement à persévérer » (DT, 153). C’est néanmoins une attitude ambiguë qui équivaut parfois à « se couper les ailes qu’on avait laissé pousser » (DT, 153). Au même titre, la « régression » de l’intelligentzia colonisée vers les « mauvaises manières » — « les médecins arabes dorment par terre, crachent n’importe où, etc. » (PRA, 43) —, bien qu’elle puisse participer à un retour vers soi critique, confortera à terme le colon dans l’idée de sa supériorité. En s’identifiant de manière purement antinomique, le.la colonisé.e risque de se perdre dans une existence figée aussi morbide que celle du.de la damné.e. La seule différence est qu’ille s’en réjouit.
Lorsque, parvenu à l’apogée du rut avec son peuple […] l’intellectuel décide de retrouver le chemin de la quotidienneté, il ne ramène de son aventure que des formules terriblement infécondes. Il privilégie les coutumes, les traditions, les modes d’apparaître et sa quête forcée, douloureuse ne fait qu’évoquer une banale recherche d’exotisme (DT, 154).
Les rapports unissant l’intelligentzia colonisée au peuple dont elle se veut le reflet sont ainsi semés d’embûches considérables. Voulant sauver les mœurs authentiques, « nationales », qu’elle vient tout juste de redécouvrir, cette élite « oublie que les formes de pensée, que l’alimentation, les techniques modernes d’information, du langage et de l’habillement ont réorganisé dialectiquement le cerveau du peuple » (DT, 154). Le monde du peuple et celui de l’intellectuel.le semblent alors incommensurables. Chacun de leurs comportements révèle d’ailleurs une attitude divergente à l’égard de l’occupant : « À l’anonymat du traditionaliste, le militant nationaliste oppose un exhibitionnisme véhément et agressif » (PRA, 49). L’écrivain.e colonisé.e entretient avec le peuple le même rapport d’extériorité que le.la militant.e nationaliste : « il n’hésitera pas à utiliser les dialectes pour manifester sa volonté d’être le plus près possible du peuple mais les idées qu’il exprime, les préoccupations qui l’habitent sont sans commune mesure avec la situation concrète que connaissent les hommes et les femmes de son pays » (DT, 154). Son projet littéraire est ainsi voué à l’échec : « voulant coller au peuple, il colle au revêtement visible » (DT, 154). « Debout devant le présent de son pays, observant lucidement “objectivement” l’actualité du continent qu’il voudrait faire sien, l’intellectuel est effrayé par le vide, l’abrutissement, la sauvagerie » (DT, 151-152). Ainsi, bien qu’au départ le surgissement d’une revendication culturelle inquiète le pouvoir colonial, sa cristallisation identitaire va finir par le rassurer. « Face à l’intellectuel colonisé qui décide de répondre […] à la théorie colonialiste d’une barbarie antécoloniale, le colonialisme […] réagira d’autant moins que les idées développées par la jeune intelligentzia colonisée sont largement professées par les spécialistes métropolitains » (DT, 143).
Après avoir affirmé que la poésie ne saurait être « engagée » (Sartre, 2008), Jean-Paul Sartre déclare — dans sa préface à une anthologie de poésie noire rassemblée par Léopold Sédar Senghor — que seule la poésie noire est révolutionnaire (Sartre, 1949). À contrepied, Fanon affirme qu’en se réduisant à célébrer la noirceur13, les efforts de ces écrivain.es pour se réhabiliter et « échapper à la morsure coloniale » ont fini par s’inscrire « dans la même perspective que celle du colonialisme » (DT, 145). Ainsi, « [l’]obligation historique dans laquelle se sont trouvés les hommes de culture africains de racialiser leurs revendications, de parler davantage de culture africaine que de culture nationale va les conduire à un cul-de-sac » (DT, 147).
Les intellectuel.les colonisé.es sont donc présenté.es comme « l’arrière-garde de la lutte nationale » (DT, 26). Or, devant la peur grandissante qu’inspirent les masses paysannes et le sous-prolétariat urbain, cette élite lettrée se trouve rapidement propulsée « à l’avant-garde des négociations et du compromis — parce que précisément elle s’est bien gardée de ne jamais rompre le contact avec le colonialisme » (DT, 26). De fait, remarque Fanon, le régime sait bien que ces représentant.es attitré.es ne sont pas enclins à s’adresser directement au peuple : « jamais ils ne font appel réellement aux esclaves, jamais ils ne les mobilisent concrètement » (DT, 30). Ainsi, par un retournement ironique, ceux qui se voulaient porte-paroles d’une culture deviennent auprès d’elle les émissaires du régime qui l’opprime.
Ce développement de la situation politique révèle le caractère mensonger de la double appartenance dans laquelle se complaisent les élites colonisées. Les intellectuel.les nationalistes s’empressent alors de se dissocier, dénonçant les actions menées par le peuple qui n’a pas attendu de directives pour se mettre en marche. Incapables de prendre parti, « ces intellectuels ramassent toutes les déterminations historiques qui les ont conditionnés et se placent radicalement dans une “perspective universelle” » (DT, 150). Or, aussi longtemps que les colonisé.es ne pourront faire admettre leur propre point de vue ontologique, cette perspective universelle ne peut être autre chose qu’un universel blanc : toutes les prétentions libérales des régimes coloniaux ne sont en fin de compte « qu’une superstructure, qu’un manteau, qu’une sourde émanation idéologique » servant à camoufler la nature intrinsèquement raciste de la société (PRA, 23).
C’est devant l’échec du colonialisme à aménager une structure, à contenir les contradictions qu’il ne cesse de produire, que Fanon perçoit les chances — et non l’inéluctabilité — d’un dépassement historique. Ainsi, dans de nombreux pays, l’indépendance est accordée sans un seul coup de feu, coupant l’herbe sous les pieds à la décolonisation des consciences. Il en est différemment dans les colonies de peuplement, telles l’Algérie et l’Afrique du Sud, où les concessions à la petite-bourgeoisie autochtone suscitent la résistance d’une frange conservatrice du colonat blanc qui cherche coûte que coûte à défendre ses privilèges. Cette tension mène à d’inévitables confrontations qui tournent parfois au massacre — Sétif, Madagascar, Sharpeville, etc. (DT, 37). Le raidissement des rapports découlant de cette tension met donc à jour la nature factice des droits acquis, offrant à nouveau l’espace et le motif d’un réagencement existentiel. Ainsi en va-t-il pour l’intellectuel.le colonisé.e qui, face à la répression et au rejet des partis nationalistes, trouvera refuge dans les campagnes. « On comprend que la rencontre de ces militants traqués par la police et de ces masses piaffantes, et d’instinct rebelles puisse donner un mélange détonant d’une puissance inaccoutumée » (DT, 78).
Devant la puissance des soulèvements nationaux, les efforts menés par les intellectuel.les — tant au niveau littéraire que scientifique — pour faire reconnaître leur culture paraissent soudain ridicules. La « cohésion continuée » (DT, 169) du peuple dans la lutte va constituer pour l’écrivain.e « une invitation à dépasser le cri » (DT, 169) : « la plainte fait face au réquisitoire puis à l’appel » (DT, 169). Plutôt que d’évoquer à distance la réalité nationale, il s’agit désormais pour l’écrivain.e colonisé.e d’aller à sa rencontre : non plus invoquer, mais convoquer cette réalité (DT, 172). Tandis que « l’intellectuel colonisé produisait à l’intention exclusive de l’oppresseur, soit pour le charmer, soit pour le dénoncer à travers des catégories ethniques ou subjectivistes, il adopte progressivement l’habitude de s’adresser à son peuple » (DT, 169). C’est ainsi que débute une nouvelle période que Fanon appelle « littérature de combat » (DT, 169). « La cristallisation de la conscience nationale va à la fois bouleverser les genres et les thèmes littéraires et créer de toutes pièces un nouveau public » (DT, 169). Ainsi, tout en rassemblant ce public, l’écrivain.e colonisé.e divise sa propre culture, du fait même qu’ille récuse la représentation unitaire et « objective » à laquelle elle est tenue de s’assujettir. Entendue comme objectivité donnée — collection d’artéfacts ou de conduites rapportées —, la culture est toujours seconde par rapport à l’activité d’une réalité humaine dynamique. Ainsi, plutôt que de confondre l’une et l’autre, Fanon définit la culture comme « l’ensemble des efforts faits par un peuple sur le plan de la pensée pour décrire, justifier et chanter l’action à travers laquelle le peuple s’est constitué et s’est maintenu » (DT, 163). Ce qui lui permet alors de dire qu’« on ne prouve pas sa nation à partir de la culture, mais qu’on la manifeste dans le combat que mène le peuple contre les forces d’occupation » (DT, 154). Il ne s’agit donc pas d’un combat qui viendrait restituer les contours de la culture ancienne, mais d’une nouvelle culture qui s’écrit à même le champ de bataille : « la lutte organisée et consciente entreprise par un peuple colonisé pour rétablir la souveraineté de la nation constitue la manifestation la plus pleinement culturelle qui soit » (DT, 173).
« Parce qu’il renouvelle les intentions et la dynamique de l’artisanat, de la danse et de la musique, de la littérature et de l’épopée orale, le colonisé restructure sa perception » (DT, 172). La mise en mouvement de la réalité nationale entraîne en effet un renouvellement des formes d’expressions qui transforme du même coup son horizon. Découvrant sa situation historique, cellui-ci reconnaît la contingence des identités qu’ille était tenu de porter devant l’autre. Alors seulement peut-ille commencer à faire usage de la dualité des mondes entre lesquels il lui est donné d’habiter. En précisant les contours de la lutte, l’émergence progressive d’une conscience de soi provoque chez le.la colonisé.e une levée des interdits qui transforme radicalement son rapport au langage. Ainsi, la « réalité du combat et le désarroi de l’occupant enlèvent à la langue arabe son caractère sacré, et à la langue française ses catégories maudites »14 (L’An V, 77). De même, l’amoindrissement des réticences du peuple envers les outils techniques du colon va permettre au nouveau langage de la nation de se faire annoncer à l’aide de multiples réseaux signifiants (L’An V, 77). La radio, jusque-là véhicule du discours colonialiste, devient peu à peu un outil indispensable pour connaître les avancées de l’ennemi. Éventuellement, le peuple en fait son outil de communication (L’An V, 77). Ce n’est plus la tradition qui préside au renouvellement des formes d’expression, mais la praxis de libération (DT, 94).
Durant la période coloniale, il n’y a jamais absence complète de dynamisme culturel du côté des dominé.es. Or, contraint à la clandestinité, ce dynamisme résiduel demeure largement imperceptible, y compris pour la majorité colonisée. La discrétion de toute forme de vitalité vise d’abord à se soustraire au regard de la domination coloniale, laquelle ne saurait s’exercer sans une certaine connaissance du peuple infériorisé ainsi qu’une capacité à valider son savoir par la force. Un des enjeux premiers du combat est donc le brouillage du savoir colonial. À l’instar des militant.es persécuté.es, l’écrivain.e colonisé.e sera ainsi emmené.e à moduler son apparition, perfectionnant son art de la ruse15. N’ayant plus à correspondre aux images stéréotypées de son peuple, ille peut désormais s’en revêtir pour mieux se cacher16. Ce brouillage, duquel participe l’anonymat de l’écriture, ne vise pas uniquement à se prémunir de la répression : il cherche aussi à rendre compte d’une créativité collective, dont aucun individu ne saurait prendre le crédit. La lutte, qui a permis à l’écrivain.e de s’insérer dans le peuple, permet aussi au peuple d’empêcher quiconque de parler à sa place. Ainsi, « les démagogues, les opportunistes, les magiciens ont désormais la tâche difficile » (DT, 52). Du fait des exigences qu’elle amène, la précipitation de la situation révolutionnaire provoque également un bouleversement des anciennes formes de hiérarchies et de division du travail. De sorte qu’
un grand nombre d’hommes et de femmes qui auparavant n’auraient jamais songé à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent placés dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à la veille de leur exécution, ressentent la nécessité de dire leur nation, de composer la phrase qui exprime le peuple. (DT,154)
De même que des inconnu.es surgissent pour se faire porte-parole d’une nouvelle réalité en actes (DT, 154) certain.es auteur.ices décideront quant à elleux de poser la plume (Sartre 2008, 72) et de monter au maquis.
Affirmant que l’écrivain.e colonisé.e doit « collaborer musculairement » à la lutte (DT, 162), Fanon ne le.la somme pas de cesser d’écrire, mais suggère que l’engagement de son écriture ne laissera pas son corps indemne. Pour le psychiatre martiniquais, la valeur de la littérature tient moins à ses contenus qu’aux agencements réels qu’elle peut produire. Non que le contenu n’ait pas d’importance, seulement il ne fait pas l’engagement. Il cite René Char selon qui « le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif. [Il] est une assemblée en mouvement de valeurs originales déterminantes, en relations contemporaines avec quelqu’un que cette circonstance fait premier17 » (DT, 157). L’engagement se définit toujours en situation par la densité des rapports qui s’établissent à travers une forme.
En ce sens, Fanon nous montre qu’un contenu n’est pas nécessaire. Ainsi, les paysans qui syntonisent avec anxiété les transmissions radio du FLN : « cette voix “qui parle des djebels”, non située géographiquement, mais qui porte à toute l’Algérie le message grandiose de la Révolution, acquiert d’emblée une valeur essentielle » (L’An V, 66). Même s’illes n’y comprennent rien en raison de la langue employée ou du brouillage des ondes par l’armée française, « [cette voix] alimente la foi du citoyen dans la Révolution » (L’An V, 71). L’émission se trouve engagée du simple fait qu’elle atteste phatiquement la présence de la nation. Cette absence de contenu aura même un autre effet politique. Plutôt que de renvoyer à une fonction informative, l’écoute devient l’« exigence intérieure de faire corps avec la Nation en lutte, de reprendre et d’assumer la nouvelle formation nationale, d’écouter et de redire la grandiose épopée accomplie là-haut dans les rochers et sur les djebels » (L’An V, 70). Obligeant les auditeur.ices à relayer ce qu’illes ont entendu, la fragmentarité du message les oblige à compléter les blancs, leur permettant d’autant plus de s’en approprier la responsabilité. C’est ainsi que « le caractère quasi fantomatique de la radio des Moudjahidines, confère au combat son maximum d’existence » (L’An V, 70).
Tandis que l’éveil de la conscience nationale incite le peuple à abandonner certaines traditions rigides, Fanon montre que certaines autres sont entièrement revitalisées. Ainsi, à partir de 1952-1953, « les conteurs, stéréotypés et fatigants à écouter, bouleversent de fond en comble et leurs méthodes d’exposé et le contenu de leurs récits. Le public, autrefois clairsemé, se fait compact » (DT, 169). Donnant prise aux problèmes et aux usages langagiers d’un peuple largement illettré, la forme du conte se prête aisément aux ajustements. Des thèmes et des personnages typiques, issus de la tradition populaire, sont alors réagencés aux préoccupations du présent. Il en est ainsi des histoires de brigands qui, reprises et remodelées, sont utilisées par le peuple pour « se mettre en forme, pour entretenir sa capacité révolutionnaire » (DT, 31). En effet, la situation historique où se ré-énoncent des contes anciens transforme la puissance signifiante — et affective — des personnages hors-la-loi. Celleux-ci n’ont plus à être présenté.es comme des voleur.euses, des crapules ou des dépravé.es : « Si l’acte pour lequel [le brigand] est poursuivi par les autorités colonialistes est un acte exclusivement dirigé contre une personne ou un bien colonial, alors la démarcation est nette, flagrante. Le processus d’identification est automatique18 » (DT, 32).
En réinterprétant le passé, ce type de narrations « fait ressortir avec éclat les possibilités inaccomplies du présent, réinjecte de la contingence et de l’angoisse dans la téléologie coloniale où passé, présent et avenir se confondent » (Ajari 2014, 284). L’épopée tire ici sa valeur de ses discontinuités, au contraire de la tragédie qui repose sur une unité d’action sans dehors (Ajari 2014, 291). En cela, Fanon s’oppose encore à Hegel qui fait de la tragédie un genre supérieur et attribue l’épopée à une conscience naïve et xénophobe (Ajari 2014, 291).
Si le conte suscite des identifications, celles-ci sont alors dérobées à leur fonction cathartique. La conversion des peines en plaisir visée par la catharsis se trouve effectivement empêchée en raison de la trop grande proximité entre les conditions du récit et les conditions de vie (Lacoue-Labarthe 2002, cité par Ajari). Pour jouir du récit, il faut qu’il y ait engagement dans la vie réelle : « Ce que révèle cette impossibilité […], c’est un dédoublement de l’ordre mimétique, une rupture de l’incommensurabilité du modèle et de la copie. […] Le hors-récit, c’est-à-dire le monde, en vient à questionner le récit et à se faire lui-même questionnable depuis l’intérieur du récit » (Ajari 2014, 291). Comme dans sa thérapie, Fanon oppose à la catharsis un autre modèle de mimesis : la dramatisation catastrophique. Y voyant une similitude avec la Poétique d’Aristote, Ajari note que « [la mimesis aristotélicienne] n’est pas l’imitation des produits de la nature envisagés comme des étants isolés, mais celle de sa dynamique physique même » (Ajari 2014, 289). De sorte que « l’artiste colonisé ne doit pas dépeindre la révolution, mais la mimer, au sens d’une re-production […]; il doit en imiter le mouvement, la dialectique, cette « vie souterraine, dense, en perpétuel renouvellement » (Ajari 2014, 289). Ainsi, le.la poète révolutionnaire n’est pas tenu.e d’interpréter une structure : ille ne cherche pas à reproduire une image statique et représentative, mais à prolonger, en s’y prolongeant à son tour, le rythme de la réalité nationale.
Renvoyant non à la forme, mais à une disposition particulière du mouvant (Benveniste 1966, 334), la notion de rythme19 permet à Fanon d’appréhender lutte et littérature dans un continuum pratique. En circulant, en évoluant, le rythme organise une réciprocité généralisée par laquelle s’inventent des sujets. Le rythme « vient directement d’une action faite ensemble » (Mauss 1972, 252). C’est cette réciprocité qui donnera sa consistance affective, organique et imaginaire à la réalité humaine : « le contact du peuple avec la geste nouvelle suscite un nouveau rythme respiratoire, des tensions musculaires oubliées et développe l’imagination » (DT, 170). De même, c’est en assumant ce rythme corporel que le peuple, « dans ses huttes et dans ses rêves, se met en communication avec le nouveau rythme national » (DT, 78). Ici encore, la pratique du conte illustre bien le processus d’intersubjectivation par lequel s’élabore la décolonisation : « Le conteur répond par approximations successives à l’attente du peuple et chemine, apparemment solitaire, mais en réalité soutenu par l’assistance, à la recherche de modèles nouveaux, de modèles nationaux » (DT, 170). La différence tend ainsi à s’estomper entre le récit et la réalité humaine en lutte, car cette réalité « est ce récit, elle est cet auditoire changeant, qui prend de l’ampleur » (Ajari 2014, 285, souligné par l’auteur). C’est parce qu’il en avait conscience que le régime colonial, à partir de 1955, « a procédé à l’arrestation systématique [des] conteurs » (DT, 170).
Après la phase décisive de la lutte de libération, la création littéraire entre dans une période nouvelle : la littérature nationale. Cette nouvelle étape de l’existence collective ne doit pas rendre caducs les principes de la littérature de combat. Au contraire, les décolonisé.es doivent rester vigilant.es et ne pas céder à la mystique nationaliste des récits officiels qui menacent à nouveau d’enfermer le peuple dans une représentation de lui-même. Le rôle de l’écrivain.e en regard à l’édification nationale ne doit pas être de célébrer, mais de politiser : « Or, politiser c’est ouvrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit » (DT, 133). Non pas sauver, mais « inventer des âmes », selon l’expression que Fanon reprend à Césaire (DT, 133). L’écrivain.e doit à la fois comprendre et faire comprendre « qu’il n’y a pas de démiurge, qu’il n’y a pas d’homme illustre et responsable de tout » (DT, 133), que le seul démiurge « c’est le peuple » (133). La création, en ce sens, est toujours réciproque, car si « le premier devoir du poète colonisé est de déterminer clairement le sujet peuple de sa création » (DT, 157), c’est le sujet peuple, en retour, qui, par sa lutte poétique, peut faire de l’écrivain.e un sujet. Dès lors, la littérature nationale n’a pas à donner au peuple un programme, mais à lui servir d’outil pour ouvrir l’attention qu’il se porte à lui-même. La littérature n’est toutefois pas le moyen unique de cette prise de conscience. Tout ce qui fait la consistance de la nation nouvelle participe également du langage par lequel elle s’exprime et se réfléchit. Ce langage, qui ne saurait être réduit au « schéma a priori » (DT, 63) dans lequel les partis nationalistes tentent d’« encadrer les masses » (63), s’organise toujours dynamiquement — avec tout ce que cela comporte de discontinuités. Comprendre le rythme de la réalité nationale, c’est donc l’approcher comme un poème : « Ce n’est pas seulement une démarche intellectuelle, mais une démarche politique. Comprendre ce poème c’est comprendre le rôle qu’on a à jouer, identifier sa démarche, fourbir ses armes. » (DT, 162) Ce n’est pas en portant attention à la cohérence nationale, mais en se portant vers les problèmes — vers « ce lieu de déséquilibre occulte où se tient le peuple » (DT, 157) — que le.la poète pourra alors œuvrer à la désaliénation collective.
La construction nationale exige ainsi pour chaque citoyen.ne de « continuer dans son action concrète de tous les jours […] à incarner la vérité constamment dialectique de la nation » (DT, 135). Comme Fanon nous le montre à travers le conte, cette dialectique met toujours en jeu des réalités singulières, dont les rapports sont modulés par leur recherche commune, rythmique, du surcroît de puissance collective. Ainsi faut-il prendre soin de ce jeu comme de ces singularités : « l’histoire de la nation future piétine avec une singulière désinvolture les petites histoires locales […] alors qu’il faudrait insérer harmonieusement l’histoire du village, l’histoire des conflits traditionnels des clans et des tribus dans l’action décisive à laquelle on appelle le peuple » (DT, 67-68). Ce qui diffère de la représentation historique de la nation ne doit pas être vu comme une menace à l’existence nationale, mais ce qui en permet le dynamisme, ce qui en ouvre le devenir. Plutôt que de reproduire la nation, il s’agit alors de la réinventer sans arrêt. Par la parole, les réunions ou la création littéraire, il faut « multiplier dans chaque cerveau les voies d’association » (DT, 131), « multiplier les connexions, diversifier les réseaux » (DT, 231). En dramatisant la réalité nationale, la littérature permet d’imaginer et de découvrir de nouvelles résonances, de nouvelles possibilités d’agencement et de pluraliser la réalité humaine.
La multiplication des rapports au sein du peuple est précisément ce qui doit prévenir la consolidation d’un nouvel État oppresseur et des nouvelles formes d’infériorisation que cela suppose. Pour Fanon, l’inévitable conflictualité que cette prolifération des points de vue entraîne ne témoigne pas d’un échec de l’existence nationale, mais de sa vitalité : « l’inimitié n’est pas, comme dans la tradition consensuelle de la pensée politique européenne, l’abolition de toute relation. C’est au contraire la relation politique par excellence » (Ajari 2014, 270). Ainsi décrit-il la consistance émulatoire de la nation, dans les premières phases de la lutte révolutionnaire où « chaque colonisé en armes est un morceau de la nation désormais vivante […][;] chacun, par son action, fait exister la nation et s’engage à la faire localement triompher » (DT, 81-82). Cette relation agonistique, où les tribus rivales se solidarisent par la mise au défi, produit un élan irrésistible : « aucun autochtone ne peut rester indifférent à ce nouveau rythme » (DT, 82). La réciprocité active entre les co-énonciateur.ices du discours national — auteur.ices comme lecteur.ices — n’est pas seulement analogue à celle du combat armé; elle en est la continuation.
Enfin, bien qu’il s’agisse de « décentraliser à l’extrême » et de respecter les autonomies locales, Fanon met en garde contre les dangers du tribalisme, qui peut ressurgir à tout moment. Pour que la consistance agonistique de la réalité nationale puisse tenir en respect le pouvoir d’État, il faut éviter à tout prix les replis identitaires et les chauvinismes locaux. C’est pour s’en prévenir qu’il faut sans cesse affiner les langages communs. Tel est la tâche commune au thérapeute, à la littérature et aux mouvements sociaux : trouver les rythmes qui nous permettent de nous lier, à même nos différences.
Ainsi, y a-t-il un même mouvement, un même problème et une même méthode qui relient le psychiatre, l’auteur et le militant Frantz Fanon? Comme nous venons de le voir, l’insistance du littéraire qui traverse ses écrits tient d’abord au rôle qu’il accorde, dans sa clinique, à la dramatisation. C’est donc précisément en vue de se soigner lui-même qu’il met en scène son existence d’homme noir colonisé. En recourant pour ce faire à des personnages conceptuels, à une méthode dialectique et à une phénoménologie qu’il ajuste à sa situation, il parvient à penser son agir et à se situer dans un devenir collectif. Fanon soutient toutefois, comme nous l’avons montré, que l’activité littéraire ne procède pas en elle-même d’un tel exercice de problématisation de même qu’elle n’atteste pas d’une existence ontologique. Au contraire, l’expression littéraire des peuples colonisés se trouve dès les débuts affectée par un processus d’infériorisation culturelle qui vient inhiber la formation d’une subjectivité propre. Le déni de ce processus violent, fondé sur le racisme, induit chez les infériorisé.es un clivage psychique les incitant à s’identifier au colonisateur. Cette forme d’aliénation situe d’abord la littérature colonisée dans une perspective assimilationniste avant de la ramener à une fonction de décharge purgative. Ce ressort cathartique conduit peu à peu les colonisé.es à investir positivement l’image stéréotypée que leur renvoie le regard colonial. La réparation narcissique qui en découle les mène alors à en tirer une littérature prolifique. Or, nous avons vu qu’aucune de ces dispositions littéraires ne peut fournir un outil à la reconnaissance d’un sujet. Plutôt, c’est sur l’échec de l’assimilation, de la catharsis et des formules auto-exotisantes que Fanon fait reposer la possibilité d’une prise de conscience. Ainsi, au fil des différentes catastrophes, de rencontres et d’accidents, les colonisé.es peuvent-illes conquérir un point de vue ontologique — et se doter du même coup d’une littérature correspondant à leur réalité. L’existence même d’une telle littérature dépend toutefois de sa capacité à assumer une lutte physique et violente contre l’oppresseur. Il ne se s’agit pas, dès lors, de restituer une culture précoloniale, mais d’inventer, les unes par les autres, de nouvelles formes de vie et de nouvelles formes de langage. La réalité nationale qui prend corps avec la littérature de combat tire alors sa consistance d’une réciprocité généralisée, d’un rythme collectif qui se trouve à même les singularités. Au même titre que la thérapie vise à « rythmer la vie des malades » (Ajari 2014, 218), la littérature doit être le moyen de mieux faire entendre et d’affiner sans cesse les rythmes communs qui nous permettent d’être libres.
Ces réflexions vitales nous semblent pouvoir répondre à de brûlantes questions d’actualité. Nous voyons constamment ressurgir, dans l’espace médiatique québécois, des volontés protectionnistes à l’égard des cultures minoritaires : ces volontés affichées s’accompagnent souvent de discours qui visent à célébrer la différence et à en revendiquer le droit à la représentation. Pour essentiel que soit ce droit, il nous faut cependant rester vigilant.es devant de telles attitudes. Trop souvent, en effet, elles tendent à réduire les différences à leur dimension esthétique. Or, comme Fanon l’a si bien démontré, la visibilité accrue des littératures minoritaires ne saurait prévenir par elle-même la destruction continue des réalités vivantes qu’elles sont censées représenter. A contrario, cette visibilité peut aussi faire écran à la perpétuation d’une violence réelle et des logiques d’oppression sur lesquelles elle se fonde (racisme, sexisme, homophobie, etc.). Le droit à l’image peut très bien s’accommoder, par exemple, d’un déni systématique des droits d’usage qui organisent la vie des peuples autochtones. Plutôt que de mesurer la condition d’une réalité humaine à son degré d’exposition médiatique, Fanon nous enjoint de porter notre attention à ces réalités elles-mêmes, à leurs conditions d’existence, et à la manière dont notre propre existence s’y trouve compromise. C’est par une telle attention, un tel effort de rencontre et par l’élaboration de solidarités concrètes que les différences culturelles peuvent prendre leur sens plein et redevenir perceptibles. En ce sens, nous ne pouvons jamais lire ni écrire qu’en prenant parti : en faisant de la littérature le moyen d’un rythme nouveau, un rythme qui nous engage envers les autres, avec tout ce que cela suppose de combats à venir.
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