C’EST VOTRE AFFAIRE. De la mise à mal du pacte autobiographique à l’émancipation du lectorat dans Crâne chaud de Nathalie Quintane. Une politique littéraire de la subjectivation

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Il n’y a pas de moi au centre, pas plus qu’il n’y a de personnes réparties sur le pourtour1.

Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe

 

La variation ne dit pas rien, ne dit pas quelque chose, 

dit chaque fois chaque chose2.

Nathalie Quintane, Crâne chaud

 

Une question mal posée

Il n’y a pas de sujets tabous en littérature, seulement de mauvaises façons d’en parler, c’est-à-dire des façons qui dérangent trop ou pas assez en regard de l’identité de l’émetteurice, du genre attribué au texte et du temps historique dans lequel se déploie l’énonciation. Demandons-nous : qui instaure les grilles d’analyse permettant au lectorat d’effectuer le départage, qui donne accès à ces grilles? Qui dit est ou n’est pas littérature, est ou n’est pas politique? La littérature n’engage à rien : elle ne sauvera pas les masses, ne protègera pas les privilégié.e.s. La littérature ne saurait calmer la faim ou bien guérir le visage ensanglanté d’un militant soixante-huitard, défiguré d’une bombe lacrymogène lancée à bout portant par les forces de l’ordre. C’est Jean-Paul Sartre qui disait, peu de temps avant de refuser le Nobel, que « La nausée ne fait pas le poids en face d’un enfant qui meurt » (Forest 2014, 18). Nous, littéraires & militant.e.s, chantonnons sans cesse la ritournelle du « que peut la littérature? » (Sartre 1964), « que peut (encore) la littérature? » (Forest 2014), comme si nous attendions (encore) une réponse satisfaisante à une question mal posée, mais Jacques Rancière a conceptualisé, autrement que Benoît Denis, le pas de côté, ou changement de focale, que cette question exigeait, et Jean-François Hamel à leur suite.

Politique(s) de la littérature : objet théorique ou grille d’analyse?

Le texte politique ne parle pas nécessairement de politique, il n’a pas à s’astreindre à la recension des luttes sociales, il n’a pas à raconter les formes d’engagement de la personne qui l’écrit, il n’a pas à prescrire une idéologie quelconque, il n’a pas à établir un système de pensée cohérent dont les prémisses seraient inébranlables. Bien que le texte se manifeste dans l’espace, il n’a pas à adopter le ton du manifeste, du pamphlet ou de la satire. Nous ne disons pas que les textes qui remplissent ces fonctions ne sont pas politiques, mais simplement que ces fonctions ne sauraient représenter les éléments constitutifs (ou traits caractéristiques) du texte politique. C’est en cela que l’on peut parler d’une politique de la littérature, en admettant que tout texte, quel qu’il soit, s’inscrit dans un rapport à l’histoire passée, au temps présent et aux manières d’écrire, selon un modèle de représentations partagées. 

Si la littérature demeure un concept « essentiellement contesté » (Hamel 2014, 13), c’est-à-dire mouvant, multiforme et donc contestable, il semble nécessaire, pour ne pas sombrer dans le relativisme, d’en rappeler la racine étymologique, du latin litteraturafaçon de tracer les lettres : est littérature une certaine orthographe du dicible, une grammaire prescriptive (éducation) et légitimée (canonisation) qui, par son affirmation même, en appelle à la contestation des littératures déjà-là (instituées). De ce fait, toute proposition nouvelle et marginale d’une grammaire s’avance dans l’arène des littératures, à la manière des paradigmes scientifiques qui dans leur nature même enjoignent au renversement, en ce qu’ils sont reconnus opérants jusqu’à preuve du contraire. Il apparaît donc évident qu’aucun texte ne peut s’exempter du social, de son lieu d’énonciation et de ses effets; que celui-ci se réclame de l’intransitivité de la littérature ne saurait le hisser hors de l’histoire. Voilà l’héritage depuis lequel il est possible de formuler non pas une réponse quant à la fonction de la littérature dans l’espace social, mais une théorie à mettre en pratique, théorie dont Rancière nous offrait les grandes lignes en 2007 :

L’expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. Elle suppose qu’il n’y a pas à se demander si les écrivains doivent faire de la politique ou se consacrer plutôt à la pureté de leur art, mais que cette pureté même a à voir avec la politique. Elle suppose qu’il y a un lien essentiel entre la politique comme forme spécifique de la pratique collective et la littérature comme pratique définie de l’art d’écrire (11).

Ici la politique de la littérature se formule au singulier, comme un état de fait : le texte littéraire est de soi politique en ce qu’il s’inscrit dans un « partage du sensible » (Rancière 2000), il permet la « constitution d’une sphère d’expérience spécifique » (2007, 11) où les sujets de la société sont amenés à s’autodésigner en exprimant par la parole leur interaction avec celle des autres et les objets du monde. Il s’agirait donc moins de se demander quel rapport entretiennent entre elles littérature et politique que de donner à voir comment chacune de ces disciplines contribue intrinsèquement à un être-ensemble. En cela, il n’y aurait pas une telle chose que la littérature engagée, n’en déplaise à Sartre, mais bien des degrés d’engagement en tout texte littéraire. Ces degrés d’engagement seraient identifiables, en partant par exemple de l’analyse sociocritique des textes d’un.e écrivain.e ou en reconstituant l’itinéraire des productions textuelles touchant de près ou de loin l’œuvre à l’étude. Cette politique de la lecture découle de la conception des politique(s) de la littérature que propose Jean-François Hamel, dans le sillage des travaux de Benoît Denis (2006), selon une perspective historico-culturelle :

Ne se réduisant ni à l’engagement des écrivains en tant qu’intellectuels, ni à la thématique politique des textes dans le sillage du roman engagé, une politique de la littérature désigne un système de représentations, plus ou moins largement partagé, élaboré par les acteurs du champ littéraire, qui, en réponse à un impératif de justification, contribue à établir la grandeur de la littérature dans le monde social. Dans une visée agonistique, tributaire des tensions et rivalités qui structurent le champ littéraire, les politiques de la littérature s’affrontent pour identifier l’être de la littérature et mesurer à la fois sa présence et sa puissance dans l’espace public (2014, 14-15).

Ici les politique(s) de la littérature se côtoient de façon plurielle, et sont observables depuis une vision panoramique, en tant que discours suscités — « en réponse à un impératif de justification » — par la confrontation belliqueuse que provoque le simple fait de prendre part au champ littéraire. Soudainement, ce ne sont plus les textes qui entrent, par leur nature même, en tension avec les autres parutions du champ, mais les écrivain.e.s (ou les critiques) qui doivent développer un discours paratextuel sur leur pratique d’écriture, défendre sociologiquement leur situation dans le champ, écrire et proclamer le faire-valoir de leurs productions littéraires, à l’intérieur même de celles-ci (réflexions métatextuelles) ou en dehors (dans les médias). Reste à se demander ce que dit le texte, politiquement, lorsque l’écrivain.e se tait dans l’espace public.

Le livre le moins politique

Il s’agira donc, en cet article, de bouder délibérément le corpus « quintanien » le plus explicitement politique — Tomates (2010), portant sur l’affaire de Tarnac; Un œil en moins (2018), portant sur les manifestations contre la loi Travail au printemps 2016 & le mouvement Nuit debout — au profit d’une analyse explicite d’un de ses livres les plus implicitement politiques. Dans un désir de revendiquer la portée politique de textes formalistes, nous nous proposons de tracer à gros traits un panorama « inexhaustif », intégré et critique de la politique de la littérature de Nathalie Quintane — écrivaine française P.O.L, poète se refusant à toute versification, essayiste à la Fabrique, résidant en province de Paris (à Digne-les-Bains), et enseignant le français au collégial — en mettant la focale sur son récit d’exploration, ou « fiction réaliste critique » paru en 2012, Crâne chaud, portant sur l’amour et la mort (sinon cacahuètes) (51). 

La thèse à prouver sera la suivante : que le propre du sujet d’énonciation quintanien est de s’effacer, à la manière d’un contrôleur qui supervise la machine (le dispositif textuel) qu’il a façonnée afin que, par un curieux mélange de connivence, de surprises, de déplacements, de changements de registres, de mots savants mobilisés seulement lorsque nécessaire, le lectorat développe une conscience politique qui survient en lui in petto. Il s’agira de montrer en quoi cette politique de la littérature ne s’appréhende pas depuis le pourquoi du texte, mais par une multiplicité de comment(s) qui destituent la littérature en mettant au jour sa folie de grandeur, en la caractérisant à la manière d’un sale boulot, d’un travail de symbolisation utilitaire qui donne à voir (représente) les degrés de participation à l’objet (inférieur/supérieur) des sujets-citoyens-lecteurs-(auditeurs dans le cas de Crâne chaud). En clair, il s’agira de donner à voir en quoi un texte en apparence apolitique politise son lectorat en lui offrant l’opportunité d’une émancipation s’il se prête au jeu d’une mécanique textuelle qui exige un geste interprétatif fort, une affirmation subjective assurément gênante et maladroite.

« Quand on comprend, c’est excitant » (171)

Crâne chaud est de ces livres qui procèdent par couches successives, par à-coups, de ceux qui auraient pu commencer et finir à n’importe quelle page, qui se délayent en une sorte de liquide sémiotique. On pourrait reconnaître là une manière de méthode s’étalant à l’ensemble de l’œuvre de Quintane. En cela, ce serait réduire considérablement Crâne chaud que de lui faire subir la violence d’une analyse synthétique, alors en respect de sa structure, nous en ferons une lecture antisystématique. C’est Quintane qui disait, dans un entretien récent partagé sur la plateforme dissidente Trou Noir, que :

[…] l’idée c’est que ça tienne, et ça tient par la phrase. Si la phrase tient, j’estime que tout tient. À tort, s’en [sic] doute parce que les gens peuvent se perdre, comme je me perds moi. C’est pas grave, de toute façon ce que je fais, c’est des livres où on se perd, où il n’y a pas de centre. Des livres excentrés traversés par des excentriques (Tempête 2021).

Crâne chaud aura fait bien peu de bruit à sa parution, laissant la critique pantoise ou indifférente devant un objet poético-expérimental d’une telle vulgarité, livré avec panache dans une écriture philosophique suintante de franchise, pleine d’un sans-conséquence. De la vulgarité à la vulgarisation, faudrait-il déjà savoir distinguer l’obscène de l’ordinaire, ou bien essayer de comprendre en quoi le caractère scabreux indique que le livre touche à un angle mort sociétal. De quoi sommes-nous gêné.e.s? C’est que le lectorat aimerait rire de connivence, mais iel sent trop bien que quelque chose se trame, qu’on se moque peut-être d’elle et de lui, du plaisir qu’iel pourrait tirer à lire ce genre de texte. Or, la question est là : quel plaisir y a-t-il à tirer d’un livre? Quelle en est la condition de possibilité (de ce plaisir), aux dépens de qui? De quel genre un tel livre peut-il participer : « Jouant sur la classique division entre haut et bas, on pense qu’une scène de sexe sera plus à l’aise, “à la maison”, dans un polar ou un roman trashy, comme si le sujet contaminait le genre et inversement » (Quintane 2012, 27). Que cherche-t-il à dire, ce livre, et surtout, comment? À première vue, et la quatrième de couverture nous enjoint d’y croire, c’est un livre sur l’amour « non au sens de j’aime les vacances ou j’aime mon chat » mais en tant que « sentiment sexuel », sorte d’oxymore visant à arrimer le sentiment amoureux au biologisme de la sexualité, premier geste poétique congédiant tout romantisme.

La prémisse de départ est simple : comment faire oublier au lectorat qu’il lit, en partant du présupposé que l’auditoire de porno cherche à oublier qu’il consomme de la porno, ce « document lyrique » (167)? Comment faire du livre un objet désirable, « Mais Bataille, par exemple. C’est sexe (il parle de sexe et c’est sexe) » (18)? Comment penser le rapport consumériste aux objets de divertissement? Le livre est-il un jouet, un jeu? Crâne chaud se soumet-il aux diktats de l’industrie culturelle? De quel côté est l’aliénation? Autant de questions suscitées par ce livre, sans que jamais il ne prétende savoir/pouvoir y répondre. 

La première contrainte vise à mettre en scène l’émission radiophonique animée par l’ancienne star de porno Brigitte Lahaie (« Je voudrais être comme une radio qui parle » [41]); la deuxième vise à mobiliser exclusivement des références filmiques italiennes (« J’ai choisi comme contrainte de ne raconter que des scènes de films italiens. » [67]); la troisième est sans doute de livrer une critique de l’acte de lecture en interrogeant la place du désir dans les rapports sociaux (« Est-ce qu’il vaut mieux faire une leçon sur la littérature ou sur le trou du cul, t’en penses quoi, Aurélie? » [40]). À regarder de plus près, la question permettant de faire le pont entre ces trois contraintes pour le moins arbitraires se formule comme suit : quel est ce « je » métatextuel qui parle de tout sauf de lui-même, qui se raconte par le choix de ce qu’il dit?

Écrire au « je », en son nom propre

Le livre s’ouvre sur une phrase à la structure inversée : « [l]es encouragements, je me les fabrique moi-même » (7). L’incipit instaure la dynamique dialogique qui règnera tout du long : le prédicat précède le sujet, en congédiant le lectorat voyeur. On nous dit qu’à vouloir assister au spectacle, il faudra savoir mieux que de simplement juger depuis une passivité pseudo-omnipotente; par le fait même, on exige du lectorat qu’il se responsabilise. La voix narrative, indifférente à l’assentiment de son lectorat, se subjectivise par ses propres constructions syntaxiques, elle fonde son identité en revendiquant le droit de ne pas avoir à rendre de comptes (« […] je veux dire par là que je ne promets rien, mais je n’empêche personne non plus. » [7]). Le « je » se caractérise en dépit de ce que le lectorat pourrait en dire (« Ce que vous en ferez, c’est votre affaire » [7]). Se mettant hors de portée, la voix narrative revendique une identité hermétique, une prétention à l’autarcie, elle indique qu’on n’apprendra rien d’elle ici, opérant un déplacement du regard qui pointe que l’important est ailleurs, moins dans le qui parle que dans le que peut faire ce « je » qui parle

La voix narrative aménage, en le fabriquant de toutes pièces, non pas un espace où se raconter, mais bien un espace conversationnel, un lieu excentré où les registres de langage se côtoient de façon indifférenciée, au confluent de la fiction et du réel, où elle peut se dire observée — du fait qu’elle s’offre — dans ses moindres faits et gestes. Elle se porte témoin du regard de l’autre, témoin avec l’autre de ce bricolage bancal qu’est le texte, de ces effets de langage qui concernent tout le monde, sans pour autant faire dans la « littérature pour tous », ce « quelque chose démocratique » (8). Il ne s’agit pas d’être compréhensible au plus grand nombre, mais bien de se faire comprendre par le plus grand nombre. S’il est vrai que l’écrivain.e s’adonne à un travail de représentation, iel n’a rien du député : « Je ne représente pas le peuple, et ceci n’est pas une séance à l’assemblée » (9). En contrebas de cette affirmation est posée la question du rôle de l’écrivain.e dans la société, un rôle de facilitateur de la parole, comme peuvent l’être les professeur.e.s ou les animateur.trice.s radio. Par-delà l’incipit, c’est tout le premier chapitre du livre, constitué d’une dizaine de pages, qui fait office de mise en garde, d’invitation aussi, une manière de devancer la critique, de démontrer la caducité de la méthode questions-réponses en littérature, de préparer non pas le terrain, mais le lectorat qui devra apprendre, et vite sinon tant pis, à se mouvoir en zones impraticables.

Crâne chaud est un texte qui se caractérise par la négative, qui fait le pari de brandir un « je » non pas engagé mais engageant, qui sabote le lien de confiance avec le lectorat en le faisant sentir piégé par le texte. Son livre a quelque chose du livre-jeu, version grand enfant; il faut se laisser surprendre à soulever les battants cartonnés, ceux qui recouvrent des enjeux politiques que l’on cherche à ne pas voir. On pourrait être tenté de dire de Crâne chaud qu’il s’agit, avec Début (1999), du livre le plus autobiographique de l’œuvre de Quintane, en ce que ces livres sont ceux qui correspondent le mieux aux récits de soi, de ceux qui en passent par l’univers de l’intime, de l’enfance, des relations interpersonnelles, mais ce serait une façon de dire qu’on ne sait pas quoi penser de l’énonciation de ces textes. 

Philippe Lejeune, en 1975, s’est donné la peine de conceptualiser le genre de l’autobiographie selon le pacte que celui-ci établit avec le lectorat, voulant qu’il y ait identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage (15). Afin de rendre opérante sa typologie, il a pris bien soin de distinguer l’autobiographie du roman autobiographique :

J’appellerai [roman autobiographique] tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir de ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a identité de l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer (Lejeune 1975, 25).

Issus de ce genre littéraire, on pourrait penser à l’écriture blanche de Annie Ernaux, de son Mémoire de fille (2016), récit de l’été de ses premiers ébats sexuels, aux entrées du journal Se perdre (2001), où l’écriture descriptive n’est pas sans rappeler ses premiers romans relatant son milieu ouvrier et la honte qu’elle a éprouvée au sortir de l’enfance, en se hissant par une éducation qui fera d’elle une transfuge. On pourrait penser aux romans autofictionnels de Édouard Louis, son En finir avec Eddy Bellegueule (2014) qui raconte son enfance de gamin homosexuel au sein de cette classe sociale qu’il appelle « le sous-prolétariat » dans un entretien intitulé Savoir-souffrir, mené par Élisabeth Philippe dans la NRF (Forest 2014, 126).

 Mais comment catégoriser le livre de Nathalie Quintane auprès des livres susnommés qui, eux, partent du principe qu’il y a du vrai depuis lequel la fiction s’élabore, qui peignent le portrait fiable d’une personne et d’un milieu, qui insufflent au pronom grammatical « je » une charge identitaire indéniable? Ce principe, sans respecter le pacte autobiographique, confère au lectorat l’impression de connaître la personne dont le nom figure sur la page couverture; la dimension fictionnelle de ce « je » sera perçue à la manière d’exagérations, d’embellissements, jamais de mensonges remettant en cause la fiabilité de sa parole. Afin de tracer une ligne claire entre le « je » autobiographique et le « je » fictionnel, Lejeune disait « [qu]’une identité est, ou n’est pas, [qu’]il n’y a pas de degré possible, et [que] tout doute entraîne une conclusion négative » (15). En réponse à cette affirmation rigide, afin d’appréhender le « je » subversivement autobiographique de Crâne chaud, il faudrait réécrire la phrase de Lejeune ainsi : « Une identité est, et n’est pas. Il y a des degrés possibles, et tout doute entraîne une conclusion plausible ».

« La langue était en faute » (88)

Deux exemples de je-texte — « je (c’est-à-dire le texte) » (144) — ayant particulièrement attiré notre attention dans Crâne chaud illustreront les modes d’application de ce principe lejeunien revisité chez Quintane : le je-fellatoire(critique du capitalisme) et le je-chèvre (critique lacanienne du sujet sexué comme genré).

Déjà, mentionnons que jamais le « je » de Crâne chaud ne s’autodésignera. « Je » ne renvoie pas à Nathalie Quintane (en tant qu’être) ni au nom figurant sur la page couverture d’ailleurs : il demeurera ce protagoniste sans nom, ce pronom grammatical renvoyant et ne renvoyant pas au sujet d’énonciation quintanien. Certes, nous apprendrons que le « je » possède une chatte « qui s’appelle Chemoule » (55), qu’il a vécu le genre de passion « qui t’a littéralement pourri le cerveau » (145), qu’il a une amie imaginaire, une interlocutrice exemplaire qu’il s’est créée de toutes pièces, une instance dialogique et textuelle avec laquelle il discute, qu’il nomme ici et là dans le livre « A. P. comme Action Poétique » ou Aurélie Pelloux, voire Annette Pauli « pour plus de réalisme » (14). À noter que Quintane fera allusion à cette amie ailleurs, dans sa contribution au collectif « Toi aussi, tu as des armes », appréhendant les interrelations entre poésie & politique :

1. Mon amie A. P. (qui est mon amie moi-même) rechigne : pourquoi en es-tu venue à parler de Tarnac, alors qu’avant tu parlais de chaussure, et que tu parlais aussi bien de Tarnac en parlant de chaussure qu’en n’en parlant pas (de Tarnac)? (Quintane 2011, 175).

Le « je » de Crâne chaud (qui n’est pas celui de Quintane-en-tant-qu’être) est l’ami de A. P. qui est mon amie moi-même, dit-elle ci-haut. Rappelons-le, Quintane a écrit des livres sur les chaussures (1997) et sur l’affaire de Tarnac (2010); or qu’elle parle explicitement ou pas de cette affaire dans ses livres, l’écriture de son « je » (qui n’est pas elle) demeure politique. Si tout cela paraît inintelligible, il faudra simplement retenir l’idée que le « je » d’un écrivain est etn’est pas représentatif de l’identité du sujet : l’être s’appréhende, dans sa singularité, en tant qu’écriture, il s’assujettit aux mots qui le disent plus qu’il ne les dit. Le « je » doit être énoncé pour exister, la compréhension découle de la nomination. Ou encore, quand je dis « je », je me découvre « je ».

Premier exemple : le je-fellatoire survient à la fin du chapitre 6, où le récit explore l’idée selon laquelle les sexes féminin et masculin auraient atteint pleinement leur statut d’organe politique, mais ce ne serait pas le cas de l’anus qui, sans être « le tiers exclu », n’aurait « pas atteint la vraie présence » (39). L’association d’idées est plutôt abordable (accessible) : on pense le rôle politique des différents orifices, leur charge symbolique, leur reproduction matérielle (jouets), leur lien métaphorique avec la littérature. C’est en cela que la voix narrative en vient à théoriser les conséquences de la survenue d’une machine à sucer sur le marché des biens de consommation :

Suçant à mort, LMAS objectalise la grande littérature : elle a une bouche de bébé; elle ne s’arrête que quand elle est pleine; elle est aussi perfectionnée qu’une scie sauteuse allemande. C’est ce qu’on dit quand on dit dense, quand on dit maîtrisée, accomplie, milieu de carrière, fin de parcours. Je suis écrivain, je suis une artiste, je suce sérieusement, je ne suis pas comme un de ces petits branleurs à Goncourt, je suce à fond, je me suis arraché les dents une à une pour sucer sans dents et non pour me creuser les joues sur la photo, je suce comme une bête, je suis à la fois clinique et bestiale comme un porno historique, il y a dans ce que je fais quelque chose d’américain mais autrichien, il y a quelque chose de glabre et de sincère, quelque chose de frivole qui tend un scalp, qui s’est découpé la peau du crâne à l’aveugle en ovale cranté et le pose là sans baptême (51-52).

Le glissement est clair : la machine à sucer, c’est la grande littérature s’assujettissant aux besoins du marché, une reproduction tordue et mécanique du souhaitable (de la bouche adulte à celle du bébé). Les épithètes laudatives s’accumulent, dans un humour narquois, qui laisse entendre par l’italique leur caractère pesé, ampoulé, qui donne à penser que Crâne chaud lui-même pourrait être caractérisé ainsi, en ce qu’il s’agit d’un livre de milieu de carrière dans l’œuvre de Quintane. Mais les écrivain.e.s qui sucent sérieusement ne se branlent pas, ne sont pas en relation égotique avec leur propre plaisir, n’aspirent pas à rafler le Goncourt ou le Médicis, ne cherchent pas à répondre aux standards de beauté (se creuser les joues pour la photo), iels font dans le dérangement glabre et sincère. Leurs livres ont ce caractère hyper-réel qui est l’apanage du porno historique, ils détiennent une compétence pornographique obscène, mais surtout, obvie, qui en passe par les mots de la bouche — le langage.

Deuxième exemple : le je-chèvre survient au chapitre 15, il s’étale sur une dizaine de pages en se métamorphosant. La voix narrative (féminine) part en randonnée (« je suis partie en montagne pour comprendre si je pouvais quitter la ville ou si je devais y rester » [126; nous soulignons]). Saut de paragraphe, survient ce « je » que le lectorat suppose être la voix narrative, mais soudainement, s’approchant des chèvres, il en pénètre une (« j’enfonçai lentement mon gland et ma queue dans le plus doux territoire » [129]) : première permutation des genres, qui surprend, saisit, pourrait sembler accidentelle, mais le geste d’écriture refait apparition quelques pages plus loin, lorsque la voix narrative met en scène une baise où tout part « en arrière » avec un partenaire masculin (« baisant cet homme »), nommant le possible de la maternité (« l’enfant que je lui promets »), s’autodésignant pourtant au masculin par la phrase « dont je suis passionnément amoureux » (135; nous soulignons). La scène se conclut sur la formule lacanienne « il n’y a pas de rapport sexuel » (136), qui laisse entrevoir le régime de singularisation qui domine la logique du livre de part en part, où le sujet est libre d’inventer son mode de jouissance, un mode irréductible aux questions de la construction du genre ou de l’attribution d’un sexe biologique à la naissance. Mais la voix narrative ne se perd pas pour autant dans un miasme de pronoms grammaticaux factices. Après avoir fait l’apologie du bonheur conjugal (« […] la possession d’une femme, d’un appartement, d’un véhicule pour se déplacer, n’allaient pas créer le socle stable sur lequel édifier quelque chose de sensé » [132]), un syntagme incongru apparaît, isolé du propos, venant mettre la lumière sur l’indistinction produite par la scène de la pénétration de la chèvre : « Pourquoi suis-je encore cette chèvre-là? » (134). Pourquoi suis-je encore cette femme dont on prend possession, subitement, soudainement? Du je-fellatoireau je-chèvreCrâne chaud déjoue les attentes d’un lectorat conventionnel (désireux de mimétisme ou de moralisme) : en ces pages, il s’agit moins de se laisser gagner par un geste interprétatif d’identification (je ne veux pas être un branleur à Goncourt ou je ne veux pas être la chèvre de quelqu’un) que par la compréhension que la mécanique textuelle des univers fictionnels produit des coupures sur-signifiantes qui dénoncent les présupposés des codes littéraires & sociaux.

De la lecture à l’usage du dispositif textuel

Dans son essai Les années 10, Quintane interroge la distinction entre contre-culture et sous-culture. Qu’est-ce qui explique ce passage du contre- au sous-, par opposition à la haute culture – l’hégémonique? Pourquoi préférer, en tant que lectorat, un essai historico-politique à un roman, voire à de la poésie? À quoi mesurons-nous la facilité de traitement d’un objet littéraire? C’est ce que Quintane appellera les degrés de participation à l’objet :

Dès que je suis pauvre, il y a participation à l’objet. Mais on devrait dire : dès que je suis homme (humain), il y a participation à l’objet. Donc : dès que je suis pauvre, il y a participation à un degré supérieur à l’objet (d’où les Nike, les strings, les marshmallows, etc.). Si ça ne se touche pas, si ça ne se mange pas, si ça ne se porte pas, ça n’existe pas – c’est ainsi quand je suis pauvre (2014, 73).

Le sujet est attaché symboliquement aux objets qu’il consomme, il est consommé par eux : son identité en dépend, tout comme son agir. Alors qu’en est-il du degré de participation à ces objets que sont les livres? Plus loin, Quintane se demande « comment établir la réalité d’un fait en contexte romanesque » (192), et cette question laisse entrevoir la question fondamentale que sous-tend sa politique de la littérature : comment produire des effets de vérité dans l’espace du texte qui, par leur existence même, exprimeraient la caducité des effets de réel littéraires qui camouflent la plupart du temps les effets sociaux dans le monde réel? Ce qui fait le livre, ce n’est pas la position institutionnelle de l’écrivain (« puisqu’un tel est reconnu comme écrivain, tout ce qu’il fait est de la littérature » [189]), mais la nature même du dispositif textuel, sa mécanique du « mentir-vrai » (191), la digestion du réel par la fiction, une mécanique qui sait ne pas s’astreindre à une mimèsis bêtement platonicienne cherchant à camoufler son artificialité, qui sait par la fiction produire en le lectorat le sentiment d’une vérité en se moquant bien de laisser paraître les coutures du texte.

En cela, Crâne chaud est l’exemple parfait d’un texte qui s’offre au lectorat dans sa matérialité, sa constitution, ses achoppements. Il est le genre de texte qui corrobore la conceptualisation du terme « dispositif » élaborée par le philosophe Giorgio Agamben, dans le sillage de Michel Foucault, qui donne à voir en quoi un livre est moins un objet de divertissement qu’un outil multifactoriel appelant à divers usages :

[…] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler ou d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants (2006, 31).

Crâne chaud s’ouvre sur la question de la démocratisation de la littérature : le livre ne présuppose pas de la capacité du lectorat à savoir le recevoir, il s’offre depuis le présupposé que « la littérature pas plus que la philosophie ne se sont déprofessionnalisées, pas plus que la connaissance sexuelle […] » (182). Quand la voix narrative dit « c’est votre affaire », elle dit « ça vous concerne, en tant que sujet susceptible de se subjectiver depuis les connaissances qui sont les siennes ». Jacques Rancière, dans Le Spectateur émancipé, caractérise le processus de subjectivation en partant du principe que tout être détient la capacité d’entrer en relation d’émancipation avec les objets qui se trouvent à sa portée : « le savoir n’est pas un ensemble de connaissances, mais une position » (2008, 15). Il s’agit d’apprendre à penser le rapport entre le connu et l’inconnu, de franchir cette distance en se donnant les outils qui mènent à la connaissance de ce que l’on ignore. Plus loin, Rancière soutient que le processus de subjectivation politique consiste en un geste réflexif, geste qui n’est pas sans rappeler l’acte de lecture : « dans l’action de capacités non comptées qui viennent fendre l’unité du donné et de l’évidence du visible pour dessiner une nouvelle topographie du possible » (55).

L’objet littéraire est, est politique

Nous le disions plus haut : il n’y a pas de sujets tabous en littérature, seulement des dispositifs plus ou moins opérants. Le texte politique ne parle pas de politique, il agit « pour de vrai » (Quintane 2014, 190), en tant que dispositif littéraire, c’est-à-dire par son usage (être lu, interprété, digéré), dans le corps du lectorat qui, lui, est sujet politique pour de vrai. Un postulat traverse l’intégralité de l’œuvre de Quintane, fonde sa politique de la littérature, et Crâne chaud n’est rien d’autre que l’expression la plus grasse, la plus vulgaire, la plus joueuse de celui-ci : les paroles sont des actes, « elles peuvent toucher en plein cœur la personne, bien plus violemment et brutalement qu’une double-pénétration — si vous me permettez la comparaison — parce qu’elles touchent l’être même, ce que l’on est » (88). Il faudra se donner la peine de jeter un coup d’œil furtif au geste d’écriture dont témoigne sa dernière parution, La Cavalière, où la sexualité & la politique se côtoient à nouveau, afin de nous rappeler que « [r]ien, pas même une institution, un pouvoir, un fait acquis, des règles ou des lois, ne devrait rendre à plus d’un la vie insupportable » (2021, 125). La littérature permet le dire textuel de cette vérité-là, nous dispose à l’accueillir par la bande, à en appréhender les effets réels, i.e. sociaux.

 

Bibliographie

Agamben, Giorgio. 2014 [2006]. Qu’est-ce qu’un dispositif?. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Paris : Payot & Rivages poche.

Audeguy, Stéphane et Philippe Forest (dir.). 2014. « Que peut (encore) la littérature? ». Nouvelle revue française, no 609, Gallimard.

Denis, Benoît. 2006. « Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature ». Dans Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles), Kaempfer, Jean, Sonya Florey et Jérôme Meizoz (dir.), 103-117. Lausanne : Antipodes.

Hamel, Jean-François. 2014. « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement ». Dans Politiques de la littérature. Une traversée du XXe siècle français, Jean-François Hamel, Élyse Guay et Laurence Côté-Fournier (dir.), 9-30. Cahiers Figura, no 35. Montréal : Figura (UQAM).

Lejeune, Philippe. 1996 [1975]. Le pacte autobiographique. Nouv. éd. augmentée. Paris : Seuil. 

Quintane, Nathalie. 2011. « Astronomique assertions ». Dans « Toi aussi, tu as des armes ». Poésie & politique, Jean-Christophe Bailly, Jean-Marie Gleize, Christophe Hanna, Hugues Jallon, Manuel Joseph, Jacques-Henri Michot, Yves Pagès, Véronique Pittolo et Nathalie Quintane, 175-197. Paris : La Fabrique.

___. 2012. Crâne chaud. Paris : P.O.L.

___. 2014. Les années dix. Paris : La Fabrique. 

___. 2021. La Cavalière. Paris : P.O.L.

Rancière, Jacques. 2007. Politique de la littérature. Paris : Galilée.

___. 2008. Le spectateur émancipé. Paris : La Fabrique.

Tempête, Mikaël. 2021. « La Cavalière et les autres – entretien avec Nathalie Quintane ». Trou noir, 28 novembre.https://www.trounoir.org/?La-Cavaliere-et-les-autres-Entretien-avec-Nath... (Page consulté le 19 février 2022

Pour citer cet article: 

lamoureux, rachel. 2022. « C’EST VOTRE AFFAIRE. De la mise à mal du pacte autobiographique à l’émancipation du lectorat dans Crâne chaud de Nathalie Quintane. Une politique littéraire de la subjectivation », Postures, Dossier « Littérature et mouvement sociaux / 25 ans de Postures », En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/lamoureux-35> (Consulté le xx / xx / xxxx).