Profil de l'orignal d'Andrée Maillet ou Le « classique » oublié

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En janvier 1953 paraît un roman vif et original qui fait grand cas dans les journaux de l’époque : Profil de l’orignal d’Andrée Maillet. L’entrée de l’écrivaine dans le paysage littéraire québécois fait couler beaucoup d’encre; le roman fait l’objet de plus d’une dizaine de critiques et de comptes rendus. Cette réception singulière fixe, à cette époque, son statut marginal.

Profil de l’orignal s’ouvre sur une forêt du nord du Québec où deux coureurs des bois se content une légende; celle de Paul Bar. Trente ans auparavant, ce dernier, infirmier interne dans un hôpital, soigne un homme nommé John Austin et le suit dans la forêt en quête d’aventures. À cette occasion, John Austin tire à bout portant sur une mère orignal qui, par le fait même, le tue en l’écrasant. Paul Bar prend donc en charge le faon désormais orphelin et le nomme John Austin en l’honneur du « bûcheux » tué. Une fois adulte, l’orignal quitte Paul Bar. Le héros de la légende se trouve plongé dans le désespoir en perdant sa raison de vivre. La trame narrative change radicalement avec une série de neuf tableaux qui montrent l’errance de Paul Bar sous différentes identités : galeriste à Paris, fou furieux qui assassine les religieuses d’un couvent, psychiatre aux États-Unis ou pêcheur à Percé. Maillet adopte un vocabulaire différent qui sied à chaque univers dépeint dans chacun des portraits. Comme le souligne Monique Genuist, « le langage devient satire du genre de style utilisé et du personnage décrit » (1982, 826). À la fin du roman, après trente ans d’errance, Paul Bar revient dans la forêt où il meurt écrasé par John Austin, l’orignal.

Depuis sa première publication, l’œuvre a fait l’objet de deux rééditions qui l’ont ramenée dans le discours populaire à leurs parutions. Or, ces tentatives se soldent tout de même par un échec à résister à l’épreuve du temps. Plus largement, si les contemporains de Maillet, dont le travail littéraire s’échelonne des années 1940 à 1990, ont lu et apprécié ses œuvres, elle est désormais très peu lue et étudiée. Au lendemain du décès d’Andrée Maillet en 1995, Jean Éthier-Blais écrit pourtant qu’elle « appartient à la prestigieuse lignée de femmes-écrivains dont les œuvres jalonnent notre histoire littéraire : Madame Bégon, Fadette, Laure Conan, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, Cécile Chabot, Andrée Maillet » (Éthier-Blais 1995, A7). Cet hommage, loin d’être isolé, crée une filiation entre des femmes déjà reconnues par l’institution et Maillet dans le but d’intégrer l’écrivaine à l’histoire littéraire qui scelle la pérennité ou l’oubli de l’œuvre de tout auteur.ice.s. En revanche, à l’heure d’écrire ces lignes, la place d’Andrée Maillet dans l’histoire littéraire québécoise n’est pas assurée, et ce, même si les archives de l’écrivaine, abondantes et riches, sont déposées aux Archives nationales du Québec et que son rôle d’écrivaine et d’intellectuelle d’importance a été souligné par plusieurs.

La réception du roman Profil de l’orignal, malgré des réactions plutôt chaleureuses en 1953 et le fait que l’ouvrage ait été célébré par les critiques en 1974 et en 1990, relève de l’échec. L’œuvre ne réussit pas à se tailler une place parmi les canons littéraires québécois et montre comment les codes du texte, et plus généralement les conditions d’accueil liées à une époque donnée, peuvent influer la pérennité d’une œuvre.

Pour cette étude, nous observerons le rôle que joue Andrée Maillet dans le champ littéraire au moment des trois éditions de Profil de l’orignal et l’accueil que reçoit le texte depuis sa première parution. Nous souhaitons ainsi montrer comment Profil de l’orignal, bien qu’il ait été l’objet d’entreprises de réédition et de canonisation, ne s’est pas rendu jusqu’à nous. Cet oubli, de Profil de l’orignal, mais aussi plus largement de l’œuvre entière d’Andrée Maillet et de son important statut d’actrice au sein de la vie littéraire québécoise (directrice de revue, membre d’académies et de comités, reporter, etc.), ne peut être uniquement le signe du temps qui passe et qui efface certaines œuvres et personnalités d’importance : l’oubli dans l’histoire littéraire repose en partie sur la production constante de nouveaux objets qui retranchent certaines autres œuvres. Or, qu’en est-il d’une œuvre qui, chaque fois qu’elle est publiée (en 1953, 1974 et 1990), est célébrée par un bon nombre de critiques littéraires et d’écrivain.e.s québécois.e.s important.e.s, mais qui demeure néanmoins toujours dans les marges, oubliée de l’histoire? C’est par l’analyse des trois réceptions critiques distinctes qu’il est possible d’entrevoir, entre le texte et l’institution littéraire, les tensions qui ont contribué à son oubli.

Le conflit de codes; première édition de Profil de l’orignal

La première édition de Profil de l’orignal (Maillet 1953) paraît en janvier 1953 chez Amérique française. Si Maillet est déjà reconnue à l’époque pour ses livres destinés la jeunesse1, pour son travail de reporter2 et pour la direction de la revue Amérique française, elle en est à sa première publication romanesque. Amérique française est, à ce moment, la propriété de la mère d’Andrée Maillet alors que cette dernière dirige la revue. Il n’y a pas de comité de lecture lié à la maison d’édition; c’est Maillet elle-même, en sa qualité de directrice, qui décide de ce qui est publié ou non. Maillet fait donc son entrée dans le champ littéraire québécois par une forme d’autoédition. L’institution que représente la revue et les idées qu’elle véhicule ont sans doute influencé le parcours de Profil de l’orignal. La revue est fondée en 1941 par Pierre Baillargeon et Roger Rolland. Elle se veut un lieu de création autonome3 qui souhaite « donner à [la] production littéraire une valeur universelle et un marché mondial » (Baillargeon 1942, 2). À l’époque où Corinne Dupuis-Maillet (la mère d’Andrée Maillet) acquiert la revue, en 1948, la mission de faire briller une littérature québécoise exigeante, libre, moderne et progressiste, quitte à encourager un « certain snobisme littéraire » (3), se perpétue. Andrée Maillet, devenue directrice de la revue à son tour4, souhaite également faire rayonner l’élite intellectuelle québécoise. Profil de l’orignal, publié chez Amérique française répond tout à fait à la conception que la revue se fait de la littérature, et c’est notamment par cette porte d’entrée, par ce « seuil », pour reprendre l’idée de Genette, que le lectorat et les critiques littéraires abordent le roman. Amérique française s’adressant à l’élite intellectuelle et artistique, l’horizon d’attente des lecteur.trice.s et des critiques qui se plongent dans Profil de l’orignal a pu être influencée par l’image que projette la revue.

En 1953, deux nouveaux mouvements rallient bon nombre d’auteur.trice.s et séduisent la critique. Au milieu du XXe siècle, le genre romanesque au Québec est marqué par l’accélération de l’urbanisation; les Canadien.ne.s français.e.s se perçoivent désormais comme des citadins. Ainsi, « le roman de mœurs urbaines paraît le phénomène le plus important de la décennie 1940 » (Lemire 1982, XVIII). Sont alors publiés des ouvrages comme Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy (1945), Au pied de la pente douce de Roger Lemelin (1944) et Au milieu, la montagne de Roger Viau (1951) qui présentent des citadin.e.s dominé.e.s par la force capitaliste. Ces romans remportent un fort succès dès leur parution (Décarie 2016, 31), mais, fait à noter, dans les années 1940, « les principaux collaborateurs à Amérique française adoptent une position radicalement opposée à toute marque du “populaire” en littérature » (Guay et Lacroix 2016, 81) et ne voient pas d’intérêt dans les œuvres urbaines de Roy ou Lemelin. Les prédécesseurs de Maillet chez Amérique française s’opposent à un mouvement qui rallierait l’institution littéraire et le lectorat. Ici encore, les idées véhiculées dans la revue Amérique française ont pu influer sur la réception de Profil de l’orignal. L’ouvrage rejette, sans contredit, par son cosmopolitisme et par le recours à la légende, au folklore et à l’arrière-pays, un certain nombre de codes du roman de mœurs urbaines.

Le mouvement urbain dans le paysage romanesque canadien-français donne ensuite « nécessairement naissance au roman psychologique » (Lemire 1982, XXI). En effet, la description extérieure des personnages que propose le roman de mœurs invite les écrivain.e.s à s’intéresser à la conscience intérieure de ces figures aliénées5. Les romans issus de ce courant sont marqués par des quêtes identitaires et un accès à la psyché des protagonistes. Alors que le roman de mœurs urbaines représente un réalisme dur, axé sur la condition socio-économique des protagonistes, le roman psychologique, lui, donne à lire une réalité subjective qui débouche sur des questionnements relatifs au sens de la vie ainsi qu’aux mœurs et aux valeurs de la société. Autant les romans psychologiques que les romans de mœurs présentent des personnages en proie à des malaises identitaires qui cherchent à s’émanciper, mais qui ne peuvent échapper à leur aliénation. Quant au roman de Maillet, il est difficile de le situer dans les nouvelles mouvances du roman canadien-français puisqu’il est un objet changeant, tant par son procédé de galerie de portraits que par son cosmopolitisme. Sans refuser totalement ces deux nouvelles conceptions du roman — Maillet présente des portraits de citadins et le personnage principal d’un homme en proie à de grands questionnements identitaires — Profil de l’orignal les joue et les déjoue par la satire des milieux bourgeois et artistiques de l’époque. Pour la réception initiale, seul le critique de L’Autorité a relevé la satire comme étant constituante du récit. Était-ce parce que l’horizon d’attente des critiques de l’époque ne leur permettait pas d’identifier le ton caractéristique du genre satirique pourtant fort prégnant dans le texte de Maillet ?

C’est en se penchant du côté de la réception de 1953 qu’il est possible d’entrevoir les rouages d’une certaine célébration du roman, mais aussi ceux de son échec à se tailler une place dans l’histoire littéraire québécoise. C’est tout un paradigme basé sur le genre romanesque, tel que les critiques le conçoivent en 1953, qui se déploie. Notre but ici ne sera pas de cerner la valeur de nouveauté de Profil de l’orignal, mais d’illustrer le décalage entre les attentes des critiques et le récit qui leur est offert grâce aux références utilisées par les littéraires pour le décrire et le critiquer.

D’abord, il convient de souligner que la majorité des critiques s’entendent sur les aptitudes de Maillet. Damase Potvin parlera de « véritables dons d’écrivains » (1953, 5) alors que Roger Duhamel indiquera que « le talent existe, c’est indiscutable » (1954, inconnu). Toutefois, plusieurs relèvent des « fautes » (Marcotte 1953, 7), des « impropriétés » (Blain 1953, 7) et voient dans l’exploration du langage de la prétention et une complexification inutile de la forme romanesque. Ce type de reproches est caractéristique d’une incompréhension ou d’une mécompréhension des critiques à l’endroit de certains types de texte. Ces derniers se réfugient, dans le cas qui nous occupe, derrière les codes académiques ou derrière un examen pointilleux de la langue employée par l’écrivaine.

La question du genre littéraire de Profil de l’orignal soulève, en outre, bon nombre de réflexions au moment de sa parution. L’article qui paraît dans L’Action universitaire relève un « vague relent de légendes » (Duhamel 1953, inconnu). Celui de L’Autorité est certainement le plus véhément : le critique insiste pour dire que Profil de l’orignal « n’est pas un roman » puisqu’il témoigne d’une « absence totale d’architecture » et emploie un procédé voué à un « échec certain » (Blain 1953, 7). Dans Lectures6, c’est plutôt à un « conte fantastique » ou à un « conte abracadabrant » (Pinsonneault 1953, 294) que l’on compare le roman d’Andrée Maillet. Ailleurs, on signale que Profil de l’orignal est un « livre étrange, […] comme il n’en est guère paru au Canada français » (Marcotte 1953, 7). Pourtant l’édition de Profil de l’orignal de 1953 et les publicités dans les quotidiens précisent que le texte est un roman. Ces allégations diffuses concernant le genre de Profil de l’orignal, montrent que la forme du texte demeure plus ou moins inconnue pour les littéraires qui la commentent. Roger Duhamel indique, d’ailleurs, que Profil de l’orignal est « déconcertant » (1953, inconnu), signe que les critiques de l’époque ont du mal à l’insérer dans un courant ou un genre littéraire précis.

De nombreux articles s’interrogent du reste sur l’arrivée de l’oeuvre dans le champ littéraire. On oppose l’objet inconnu aux idéaux et à la connaissance que l’on a du genre romanesque à l’époque. La notion de « conflit de codes7 » d’André Belleau apparaît ainsi centrale pour tenter de comprendre la première réception de Profil de l’orignal. Selon Belleau, la littérature québécoise est en constante tension entre les codes socioculturels (les comportements, discours et projets sociaux proprement québécois) et le code littéraire qui lui, se ferait le reflet des horizons d’attente, des normes, des capacités et des goûts esthétiques qui sont privilégiés par le lectorat et la critique. Or, Belleau postule que ce code littéraire serait influencé par le lien qu’entretient le champ littéraire québécois avec la France, et ce, notamment en raison du système scolaire qui privilégie les canons français. Ici, c’est la fonction régulatrice de l’institution littéraire, pour reprendre les termes de Belleau, qui nous intéresse. Cette fonction de « relais », de « médiation obligée » entre les discours et le texte, est ici occupée par la critique littéraire qui reçoit de manière mitigée le roman de Maillet. Le décalage entre norme française et québécoise est traduit par une littérature qui « arrive à dire [la nation québécoise] à travers et malgré les normes de l’autre » (Belleau 1981, 18), pour reprendre les mots de Belleau. Dans le cas de la réception de Profil de l’orignal, il y a décalage, incompréhension, entre les normes et horizons d’attente de la critique et le texte qui leur est donné. Nous ne nous tournerons pas vers une analyse de Profil de l’orignal, mais bien vers une démonstration du conflit de codes qui s’opère entre l’institution littéraire et le roman puisque « ce qui apparaît vraiment digne d’intérêt, ce ne sont pas les codes ou l’idéologie plus ou moins lisibles dans les textes, c’est ce qui est dit grâce à eux et malgré eux » (20).

Ainsi, dans L’Action catholique, le critique indique que le livre de Maillet « provoquera de l’étonnement chez les lecteurs habitués à la conception traditionnelle du roman » (Boulizon 1953, 4). Dans les pages d’Amérique française, on « n’os[e] répondre par le oui que son œuvre serait lue du plus grand nombre. Non, car en ce domaine toute notre éducation reste à faire » (Collin 1953, 65). Plus loin, le même article indique que les lecteur.trice.s cultivé.e.s n’y trouveront pas leur compte puisque « la croûte de [leurs] préjugés sociaux et l’ornière de [leur] routine [sont] trop profondes pour sûrement l’atteindre » (65). L’une des critiques les plus enthousiastes du roman, publiée dans la revue dirigée par Maillet de surcroît, expose d’emblée un échec inéluctable : les lecteur.trice.s moyen.ne.s ne sont sans doute pas assez outillé.e.s pour comprendre le texte qui leur est offert.

Ainsi, l’œuvre, lors de sa réception immédiate, semble être jugée à l’aune d’une conception traditionnelle et plutôt française du genre romanesque. De plus, plusieurs critiques semblent chercher quel type de public saura apprécier l’œuvre de Maillet. Dans le journal L’Autorité, Maurice Blain confirme : pour formuler ses réflexions, il « s’efforce de demeurer fidèle à une tradition romanesque — la Française — à qui il est arrivé de produire des chefs-d’œuvre » (Blain 1953, 6). Or, il n’est visiblement pas le seul à percevoir Profil de l’orignal comme un objet étrange, voire étranger. Bien que la critique semble reconnaître au texte des éléments novateurs, c’est le décalage référentiel, lié à l’idée de conflit des codes de Belleau, qui est le plus prégnant.

Les critiques qui commentent Profil de l’orignal ont abondamment recours au procédé de références directes afin de replacer l’œuvre de Maillet dans le champ littéraire. Les références qui reviennent le plus sont sans doute celles liées au surréalisme, à André Breton et à l’écriture automatique (Robert 1953, 37; Duhamel 1953, inconnu ; Boulizon 1953, 4). Fait à noter, le roman est écrit à Montréal en 1946 et à Paris en 1947. Les années parisiennes de la romancière ont pu l’influencer; les réseaux surréalistes les plus forts étant parisiens à cette époque. La chercheuse Pascale Ryan, dans un article sur Amérique française, souligne que la romancière lit, dans sa jeunesse, de nombreux ouvrages sur la psychanalyse et sur le surréalisme (2012). Plus localement, même si les critiques de l’époque ne nomment pas ces influences, on peut penser que les textes qui gravitent autour des signataires du Refus global (1948) (Paul-Émile Borduas, Claude Gauvreau et Suzanne Meloche, par exemple) ont pu avoir une incidence sur l’écriture de Maillet8.

Il semble y avoir une adéquation entre codes du texte et codes de l’institution  puisque l’œuvre comprend une marque certaine du surréalisme, qui se remarque  notamment par le recours à l’écriture automatique dans certains passages : « Anarchie des mots. Révolte du langage. Ingérence de l’âme sur le langage écrit. Mais le jeu ? Le jeu, donc ? On n’a pas assez joué des mots, sur les mots, avec les mots » (Maillet 1974, 58). Toutefois, d’autres critiques convoquent des auteurs européens qui paraissent déphasés par rapport au texte. Ces derniers sont dans l’impossibilité de placer le texte dans un courant ou dans un autre. Sans évaluer la validité ou non de convoquer ces références dans une critique de Profil de l’orignal, un roman dont le sens est diffus et la forme est novatrice pour son époque, cerner les horizons d’attente des critiques en place peut servir à expliquer son oubli progressif. Dans la Revue dominicaine, le commentaire commence par une énumération de noms afin de replacer l’œuvre dans un paysage littéraire à géométrie variable : « Rabelais, Freud, Sartre, Giraudoux, Jean Baptiste » (Robillard 1953, 220). Du côté des références canadiennes-françaises, dans L’Action universitaire, on compare la fantaisie de Maillet à celle de Buies9 (Robert 1953, 4). On retrouve aussi un système de références contemporain à la romancière. On convoque François Hertel (Duhamel 1953, 76), que Maillet a côtoyé à Paris lors de la rédaction de Profil de l’orignal si l’on se fie à son journal intime10, Réal Benoît (76) et Roger Lemelin (Robillard 1953, 221) qui sont tous des romanciers modernes ayant publié dans les années précédant 1953. Ironiquement, ces trois romanciers issus du mouvement du roman psychologique auxquels on compare Maillet sont eux aussi, en regard des textes canoniques qui nous sont parvenus, délaissés par l’histoire littéraire québécoise. Ailleurs, c’est Poe ou Hoffman qui sont nommés (Valois 1953, 66) pour rappeler l’esprit du conte ou encore Cocteau pour la vocation de la mort (Marcotte 1953, 7). C’est dans des références directes à un champ littéraire varié, autant français que canadien-français, que l’on peut percevoir le décalage entre la nature du roman Profil de l’orignal et les horizons d’attente des critiques. Les modèles qui servent de comparaison à l’institution littéraire pour évaluer le livre « déconcertant » de Maillet sont à majorité français. Comment accueillir, dans l’histoire littéraire, une œuvre reçue avec tant  d’interférence? Entre les attentes des critiques et ce récit si singulier pour le paysage littéraire canadien-français de l’époque  on distingue une zone trouble; un fossé entre ce que les écrivains et écrivaines apportent de nouveau par leur création, et la capacité de réception des critiques littéraires qui s’appuie sur l’existant, sur la synthèse et l’analyse en fonction de ce qui est déjà connu.

Cette première réception critique est suivie d’un silence relatif des chercheur.euse.s universitaires. Or, les travaux de ces dernier.ère.s sont nécessaires à la canonisation des œuvres au sein d’une histoire littéraire. Comme le souligne la direction du Laboratoire de recherche sur les cultures et les littératures francophones du  Canada : « le phénomène de la canonisation de certaines œuvres et de lexclusion dautres œuvres est entièrement fondé sur les présupposés quentretient linstitution littéraire à l’égard de la production littéraire » (collectif, sans date). Ainsi, le conflit de codes inhérent la réception critique de 1953 nous semble lié à l’absence de mentions du roman dans les publications savantes de l’époque. Pourtant, plusieurs projets d’histoire littéraire se mettent en branle vers la fin des années 1950 et dans les années 1960 au Québec : Gérard Tougas (Histoire de la littérature canadienne-française), Samuel Baillargeon (Littérature canadienne-française), Pierre de Grandpré (Histoire de la littérature française du Québec), pour ne nommer qu’eux, rédigent des ouvrages qui visent à circonscrire les fondements et les canons de la littérature canadienne-française. Roger Duhamel (Manuel de littérature canadienne-française) et Gilles Marcotte (Une Littérature qui se fait, Essais critiques sur la littérature canadienne-française), qui ont eux-mêmes écrit des critiques sur Profil de l’orignal font aussi paraître des essais sur la littérature canadienne-française. Or, tous ces ouvrages savants excluent Profil de l’orignal et font une place majeure aux deux mouvances présentées précédemment soit le roman de mœurs urbaines et le roman psychologique. Comme le souligne Christine Planté, « pour figurer dans lhistoire littéraire, mieux vaut pour un auteur être répertorié comme ayant appartenu à un mouvement, un groupe, un cénacle, et mieux encore y avoir fait figure de chef de file » (Planté 2003, 665). L’échec du premier roman de Maillet à se tailler une place dans ces études sur la littérature canadienne-française peut s’expliquer par l’impossibilité de classer Profil de l’orignal dans les deux mouvements majeurs du genre romanesque des années 1940 et 1950. De plus, la vision de la littérature qui fut  celle adoptée par Amérique française a pu contaminer les positions des critiques.

Signe de la tension entre l’institution littéraire et le roman de Maillet, la majorité des critiques affirment que l’œuvre ne saura pas trouver d’écho et que l’étrangeté du livre pourrait « rebuter maints lecteurs trop fermement attachés à leurs habitudes » (Marcotte 1953, 7). Il semble que les critiques se cachent derrière le lectorat pour masquer leur propre incompréhension du texte. Ailleurs, on affirme que l’œuvre ne pourra résister à l’épreuve du temps, car elle est déjà dépassée : Duhamel indique en effet qu’il «crain[t] qu'une œuvre comme Profil de l'orignal ne soit prématurément frappée d'une irrémédiable caducité» (1953, 77). Ainsi, le conflit des codes apparaît comme sous-jacent à la réception critique de 1953 et empêche son intégration au corpus de canons littéraires canadiens-français de l’époque. Le roman Profil de l’orignal est rejeté, ou du moins, il est laissé de côté par l’institution qui aurait pu l’avaliser. Le livre sombre donc dans l’oubli  pendant plus de vingt ans jusqu’à une réédition du titre orchestrée par Gaston Miron à L’Hexagone.

Profil de l’orignal et le nationalisme : réédition de 1974

Gaston Miron décide en effet de republier le texte et de l’actualiser en ajoutant une préface et en laissant le loisir à la romancière de le modifier. La réédition de Profil de l’orignal (Maillet 1974) est importante pour la maison d’édition L’Hexagone puisqu’elle représente sa première publication romanesque. Une question demeure toutefois; pour quelle raison Miron décide-t-il de rééditer une œuvre qui n’a pas fait sa marque dans l’histoire littéraire québécoise de l’époque ?

Notre hypothèse trouve ses sources dans la teneur de la relation qui unit Miron et Maillet et qui date déjà d’une vingtaine d’années lorsque le projet de réédition se met en branle. En effet, leur lien remonte à la période où Maillet demande à publier des textes de Miron dans les pages de la revue Amérique française (Miron 2015, 595). De plus, Maillet tient, durant les années 1950, des salons où plusieurs acteur.trice.s de la scène littéraire se rencontrent pour échanger. Miron est du lot (Tellier 2003, 191). Comme nous le verrons plus loin, ce dernier porte un intérêt indéfectible au texte de Maillet et le réédite, malgré son échec à résister au temps.

Nonobstant l’amitié qui lie Maillet et Miron, des raisons commerciales ont aussi pu pousser l’éditeur à republier Profil de l’orignal. En effet, la parution des romans Le bois pourri en 1971 et du Doux mal en 1972 multiplie les apparitions d’Andrée Maillet dans l’espace public et contribue à restaurer son statut d’écrivaine québécoise importante. Miron voit peut-être l’occasion de rééditer le texte pour faire profiter le lectorat québécois du roman inaugural de Maillet .

La réédition sera également l’occasion de modifier le texte si l’écrivaine le désire. Miron convainc le critique Gilles Marcotte11 d’écrire une préface au roman alors que la romancière ajuste le langage pour qu’il soit plus caractéristique des milieux qu’elle dépeint. Elle corrige aussi les erreurs et change la mise en page. Elle n’effectue que des remaniements somme toute mineurs. De plus, elle ajoute une notice où elle précise que « Pour ce qui concerne les québécismes, le lecteur voudra bien consulter le dictionnaire Bélisle » (Maillet 1974, 207). Cet ajout à la réédition pallie l’incompréhension de certaines expressions québécoises qui ont été notées par la critique dès la première réception de l’œuvre en 1953. Le souhait de clarifier les expressions québécoises plus nichées montre une volonté, probablement pour faire suite aux critiques qui lui ont été faites lors de la première parution, de rendre la lecture plus digeste. Ainsi, la réédition de 1974, bien que développée sous le signe de l’amitié, vise à remettre l’œuvre au goût du jour en la remaniant et en y ajoutant une préface et une notice.

La réception critique de 1974 est marquée par le rapprochement entre le roman Profil de l’orignal et le mouvement nationaliste des années 1970. D’abord, la préface de Gilles Marcotte revient sur la première réception du livre qui « déconcerta le plus grand nombre » par « un langage dépris du vraisemblable, [...] qui [fait] de[s] ravages dans nos convenances » (Marcotte 1974, 8). Il indique aussi qu’« on ne l’a peut-être pas bien compris à l’époque, mais cela s’aperçoit clairement aujourd’hui : le récit d’Andrée Maillet mettait en œuvre une thématique du “retour au pays” qui devait avoir une longue fortune dans notre poésie » (10). S’ensuit une convocation de l’orignal de Gaston Miron et de celui de Claude Gauvreau. À la lumière des évolutions idéologiques au Québec,  le Profil de l’orignal de Maillet, republié en 1974, s’offre à de nouvelles lectures. Ici, l’assertion du chercheur Fernand Roy, qui stipule que « lhistorien de la littérature travaille, comme les autres historiens, sur des documents et que ses documents sont les textes qui ont été élevés au rang de “valeurs” par la critique immédiate » (1999, 49-50) s’avère utile. Si les « valeurs » soulevées par les critiques de 1953 sont plus difficiles à cerner, la réception critique de la réédition de 1974 semble fortement influencée par la préface à saveur nationaliste de Marcotte — sa critique initiale en 1953 puis sa relecture de l’œuvre dans la préface font foi de cette transformation.

Ce devoir de rééditer les œuvres d’un corpus national « est ressent[i] comme urgen[t] avec la Révolution tranquille et en particulier avec le baptême de la littérature “québécoise” par la revue Parti Pris fondée en 1963 » (Laflèche 1992, 93). Dès la fin des années 1960, Réédition-Québec, les Éditions du Jour, les Éditions Élysée et la collection Bibliothèque des Lettres québécoises des Presses de l’Université Laval rééditent de nombreux textes qui participent d’une tradition que les universitaires commencent tout juste à circonscrire. Les nouvelles collections consacrées au « classique québécois » permettent au lectorat de revisiter des œuvres littéraires proprement québécoises et qui répondent aux idéaux culturels de l’après-Révolution tranquille. Profil de l’orignal renaît de ses cendres à l’époque où des intellectuel.le.s et des éditeur.rice.s travaillent à valoriser et à construire un corpus de classiques québécois.

Les critiques de l’édition de 1974 réactualisent l’épopée de Paul Bar en s’appuyant sur leurs propres codes qui semblent moins tributaires de l’institution française. Les codes adoptés par l’institution littéraire québécoise auraient-ils fortement changé entre 1953 et 1974 ? Il devient clair, si on se fie à la publication du texte de François Ricard dans les pages de la revue Liberté, que le roman Profil de l’orignal fait écho au nationalisme, à l’identité québécoise et aux balbutiements de la Révolution tranquille.

La réception immédiate de 1953  ne souligne pas cette thématique du retour au pays ni la quête identitaire proprement québécoise. Les quelques critiques de 1953 qui se penchent sur la question identitaire y voient plutôt des questionnements philosophiques ou bien des réflexions sur le morcellement du sujet. La lecture de Marcotte semble ainsi marquée par le mouvement nationaliste qui renaît durant la vingtaine d’années qui sépare sa préface de la première parution de l’œuvre. Le changement de contexte sociopolitique qui s’opère entre la critique du roman en 1953, puis la préface en 1974, amène le littéraire à renouveler son discours.

François Ricard se penche sur l’oubli dont a été victime Profil de l’orignal pendant les vingt dernières années. Il postule que « ce qui fait l’actualité de Profil de l’orignal en 1975 a fort bien pu causer son inactualité en 1953 » (1975, 88). Ainsi, il ne fait pas de doute pour lui que l’œuvre de Maillet devait être rééditée. D’autant plus qu’en réfléchissant au chemin effectué depuis sa parution, le roman lui paraît « préfigur[er], dix ans avant la lettre, tout un courant de la littérature québécoise d’après 1960, à savoir : le mouvement du retour au pays et de la redécouverte des appartenances » (88). Pour ce dernier, le roman porte sur les métamorphoses avortées du québécois, sur le refus de son identité et sur « la nécessité du retour à l’origine » (90). Dans les pages de La Presse, Conrad Bernier souhaite 100 000 lecteurs à Profil de l’orignal (1977, 6). Réginald Martel souligne quant à lui que « Andrée Maillet assortit un propos somme toute discret d’un sens de l’histoire qui inspire le respect » (1975, 3). Comme si la romancière avait pu imaginer le vaste mouvement de retour au pays et de réflexions identitaires qui allait marquer le Québec après la parution de son roman en 1953. Finalement, les réseaux de références des critiques des années 1970 sont résolument plus québécois; pensons à Michel Tremblay, Claude Gauvreau, Jacques Ferron, Jacques Langevin ou Antonine Maillet (Gaulin 1975, 8).

Dès le début des années 1970, le Centre de recherche en littérature québécoise de l’Université Laval met sur pied le projet du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec qui vise à rendre compte, de manière exhaustive, de l’ensemble du corpus québécois. En plus d’offrir aux chercheur.euse.s une bibliographie exhaustive des œuvres littéraires, l’équipe cible des mouvements, des phénomènes et des œuvres marquantes puis leur consacre un compte-rendu plus ou moins substantiel qui les replace dans leur époque et en montre l’importance. Le troisième tome, paru en 1982, couvre la période comprise entre 1940 et 1959 et comprend un court article sur Profil de l’orignal (Genuist 1982, 825-827). Pour l’équipe de ce chantier d’histoire littéraire, le premier roman d’Andrée Maillet fait sa marque surtout grâce à « une structure très moderne pour l’époque » (826). Toutefois, mis à part une lecture croisée de Profil de l’orignal et de En hommage aux araignées d’Esther Rochon dans Livres et auteurs québécois 1975 (Pelletier 1976, 104-106) ainsi qu’une étude du caractère sensoriel de Profil de l’orignal dans l’ouvrage Le Roman canadien de langue française de 1860 à 1958 (Ducrocq-Poirier 1978, 680-690), aucune réflexion savante d’importance ne vient renforcer, dans l’histoire littéraire à l’époque, le statut du premier roman de Maillet. Bien que les références au roman de Maillet dans les projets institutionnels soient plus nombreuses avec la réédition de 1974 qu’avec la première parution, les mentions et les courts articles sont logés, voire noyés, dans des études savantes massives.

Ainsi, la deuxième réception de Profil de l’orignal nous laisse sur une impression de déplacement du sens de l’œuvre. En effet, le roman reprend sens pour Miron, Marcotte et Ricard notamment en faisant écho au nationalisme ambiant. François Ricard, lui-même historien de la littérature, postule qu’« il faudra désormais, quand nous parlerons de la littérature québécoise des années 1945-1960, que nous en tenions compte » (Ricard 1975, 92). Comme quoi la réactualisation du sens de l’œuvre entreprise par certain.e.s intellectuel.le.s doit faire marque, selon eux. Ces tentatives de classicisation du premier roman de Maillet qui viennent avec la réédition de 1974 permettent, en somme, de ramener le roman dans le discours populaire. L’œuvre retombe tout de même dans un oubli relatif jusqu’à sa dernière réédition en 1990.

Derniers éloges : seconde réédition de Profil de l’orignal

En 1990, l’œuvre est rééditée à L’Hexagone toujours selon les souhaits de Gaston Miron. Profil de l’orignal (Maillet, 1990) est remis au catalogue de la maison d’édition alors qu’une campagne de réédition de plusieurs œuvres de Maillet est enclenchée12. Le roman est publié au tout début de 1990, et l’écrivaine se voit remettre le prix Athanase-David pour l’ensemble de sa carrière le 30 octobre de la même année.

C’est donc à l’occasion de la parution de Profil de l’orignal et de la remise du prix Athanase-David que lecteur.trice.s et critiques (re)découvrent l’œuvre fondatrice de Maillet. Le jury du prix David ne tarit pas d’éloges pour la romancière que l’on désigne comme la « première romancière de notre modernité » (Les Prix du Québec 1990). Le jury reconnaît l’aspect novateur du roman et reprend une citation de Miron qui indique que Profil de l’orignal est le « premier roman d’imagination et des métamorphoses de notre littérature » (Miron 1990). L’apport de Miron est fondamental pour Profil de l’orignal : sans les rééditions dont il est l’initiateur, il est permis de douter que l’œuvre aurait été rééditée au-delà de la publication initiale de 1953. Les deux rééditions de Miron, en dehors des visées commerciales, apparaissent comme de véritables souhaits d’élever Profil de l’orignal au rang de classique québécois. Après une vague d’hommages qui vient avec la réédition de 1974, la réception de la réédition de 1990 assortie du Prix David semble cristalliser le vœu de faire entrer Profil de l’orignal au panthéon de la littérature québécoise. La mort de Maillet en 1995 viendra aussi avec son lot d’hommages à Profil de l’orignal.

Plus récemment, dans un ouvrage portant sur la nouvelle au Québec, le chercheur Michel Lord a étudié le procédé de galerie de portraits dans Profil de l’orignal (Lord 2009, 67-78). Le roman est également inclus dans l’ouvrage Histoire de la littérature québécoise (Biron, Dumont, Nardout-Lafarge et Lapointe 2007), un ouvrage de référence important qui propose une lecture de l’histoire littéraire québécoise selon un corpus d’auteur.trice.s et de textes canoniques. Le bref compte-rendu de l’œuvre réaffirme sa singularité et son importance dans le paysage romanesque des années 1950. On peut conjecturer que Profil de l’orignal se taille une (petite) place dans le corpus national de l’Histoire de la littérature québécoise parce que les chercheur.euse.s qui l’ont écrit étaient aptes à recevoir ce type de texte. Cette publication, d’ailleurs vouée à un public beaucoup plus large que le seul milieu académique, a sans doute permis au roman de Maillet d’être découvert et lu par un plus vaste public. À l’opposé du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec qui vise à présenter une bibliographie exhaustive des œuvres publiées et qui comprend des articles concernant quelques œuvres et phénomènes importants, l’Histoire de la littérature québécoise couvre cinq siècles de littérature en proposant une relecture des œuvres et de leurs réceptions critiques. Si Profil de l’orignal se taille une place dans ce corpus, c’est donc qu’on a décidé d’accorder à l’œuvre de Maillet un espace dans le canon littéraire québécois des années 1950. Cette reconnaissance de l’équipe de l’Histoire littéraire québécoise vient quelques années après le Prix Athanase-David reçu par Maillet; une légitimation majeure pour les écrivain.e.s récipiendaires, soulignons-le. Toutefois, la dernière réédition datant de près de 30 ans, ces inclusions dans les chantiers d’histoire littéraire n’assurent pas la postérité de l’œuvre puisque le texte lui-même n’est plus disponible qu’en bibliothèque et que toutes les éditions sont épuisées.

Cette relecture de l’arrivée de Profil de l’orignal dans le paysage littéraire québécois, puis de son parcours marqué de consécrations avortées, nous a montré comment la relative absence de discours savant entourant l’ouvrage a mis en péril sa pérennité. Malgré qu’il ait été désigné comme marquant pour les années 1950 par quelques littéraires, le premier roman de Maillet peine encore à se rendre jusqu’à nous; il n’est que peu étudié, et n’a pas été réédité ni réimprimé depuis 1990, et ce même si les différentes réceptions, bien qu’elles soient imprécises quant au sens que prend l’œuvre, se rejoignent pour en célébrer le côté novateur. Paradoxalement, cette audace semble avoir nui à sa canonisation dès 1953. Les rééditions de 1974 et de 1990 permettent à certain.e.s critiques et chercheur.euse.s d’opérer une réactualisation de sens et une réévaluation de la place que le roman prend dans l’histoire littéraire québécoise, mais le mouvement s’avère toutefois isolé et ses retombées plutôt minimes. Des rééditions d’autres œuvres de Maillet (À la mémoire d’un héros en 2011, Les Remparts de Québec en 2018, Le lendemain n’est pas sans amour en 2021 montrent toutefois un intérêt renouvelé pour le travail de l’écrivaine.

Si la réception critique immédiate d’une œuvre est une part importante à son processus d’intégration dans une histoire littéraire, cette étude a pu montrer comment, dès 1953, les critiques célèbrent l’arrivée d’un roman novateur, mais peinent à décrire en quoi il l’est vraiment. Le double rôle de critique et d’universitaire de certain.e.s des commentateur.trice.s de Profil de l’orignal a pu nous renseigner sur les raisons derrière l’échec du roman à se tailler une place parmi les classiques québécois dès sa première édition. Si une œuvre complexe et comprenant une part de nouveauté est reçue dans l’incompréhension, comment l’intégrer dans des courants et, plus largement, dans un corpus national homogène? Enfin, si la trajectoire de réception de Profil de l’orignal n’en est pas une de la consécration, il demeure que l’action de l’œuvre « inclut également ce qui s’accomplit dans la conscience réceptrice et ce qui s’accomplit en l’œuvre elle-même. La destinée historique de l’œuvre est une expression de son être » (Jauss 1978, 39). On peut affirmer que le roman de Maillet occupe le créneau fort singulier de l’épopée identitaire canadienne-française cosmopolite présentée dans une forme et un langage exploratoires qui, à l’aube des années 1950, ne semble pas trouver d’équivalent, de là l’oubli dont il est à la fois la proie et la cause.

 

Bibliographie

Corpus primaire

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Pour citer cet article: 

Caron-Veilleux, Victor. 2023. « Profil de l'orignal ou Le "classique" oublié », Postures, Dossier « Anamnèse: oubli et oublié.e.s en littérature », no. 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/caron-veilleux-37> (Consulté le xx / xx/ xxxx)