Sur le site Les libraires, la notice sous Le livre où la poule meurt à la fin déclare :
[...] le duo Blais-Boivin a inventé un nouveau genre de livre pour enfants : l’album jeunesse nihiliste1! Parce qu’on pourrait penser que, par le détour de l’absurde, l’auteur cherche à enseigner quelque chose… Mais non! Pas de leçon, pas de morale. (s. d.)
Le livre de François Blais est en effet présenté comme « [...] l'histoire hilarante d'une petite poule bien irrévérencieuse » (Les libraires s. d.). « J’ai beaucoup ri », diront les internautes sur la plateforme d’échanges littéraires Babelio (s. d.). Cela dit, l’album dédié aux enfants met en scène Catherine, une poule qui attend la mort dans l’anonymat d’un poulailler industriel, dont le seul délassement consiste à remplir compulsivement ses cartes de crédit en achetant mille et un objets insignifiants.
L’écart entre la réception de l’ouvrage et sa trame de fond a de quoi laisser perplexe. Laurence Côté-Fournier, dans un article paru chez Nouveau Projet, attirait l’attention sur un groupe d’auteurs et d’autrices, dont fait partie Blais, qui privilégierait « le niaiseux » (2014). En revanche, dans ces écritures de l’ordinaire et du second degré, elle souligne que « [r]ien n’est sérieux et tout l’est pourtant » (134). Dans quel monde pourrait-on retrouver autant de cabotinages en même temps que des relents de mépris de la société très nietzschéen, une désillusion cioranesque de la vie, un cynisme diogénien et un esprit de contestation de conserve? Dans le punk.
On réfléchit beaucoup sur le punk, mais encore peu avec le punk. Sylvain David l’a fait pour les romans de Patrick Eudeline et Virginie Despentes, mais le punk, dans ces œuvres, fait partie intégrante de l’univers référentiel. L’auteur et l’autrice « [...] témoignent d’une forte prédilection pour le sous-genre du punk, lequel en vient à informer l’entièreté de leur démarche. » (David 2018) Parlant de Patrick Eudeline, David confirme : « Étant de la génération qui a vu le mouvement se créer de toutes pièces, il est conscient des origines et influences de celui-ci. Ceci se manifeste dans son œuvre par un constant name dropping de musiciens des années 1970 [...] ».
Sans relever de la même évidence, il y a dans l’ouvrage de Blais toute une série d’indices textuels qui pointent la clé de lecture que peut représenter une posture punk. Il s’agit en outre d’une belle occasion de rapprocher deux mondes en apparence éloignés. Pour l’anecdote, le batteur des Sex Pistols raconte que le groupe a donné son meilleur spectacle à l’occasion d’un concert de charité devant des enfants entre trois et cinq ans. Il y avait un gâteau géant, dit-il, et tout le monde a fini par sauter dedans (Colegrave et Sullivan 2002, 286). Ce nonobstant, les livres destinés aux petits de même que ceux associés au punk sont encore souvent mis de côté par les études littéraires. Francis Marcoin fait remarquer avec clairvoyance qu’à certains égards la littérature jeunesse peut être vue comme une littérature sans histoire ni critique. Il constate, en effet, que rares sont les articles, comme celui de Françoise Balibar intitulé « Les mots, le monde, les enfants. Sur Le Doudou méchant de Claude Ponti2 », qui se retrouvent dans une revue de critique littéraire entre un texte sur Paul Ricœur et un autre sur Raoul Ruiz (Marcoin 2005, 23). Quant à la littérature qui fut associée pour différentes raisons au mouvement punk — je pense aux polars sanglants de type Sang futur de Kriss Vilà, aux dystopies du cyberpunk, à Charles Bukowski, à Patrice Eudeline, aux fanzines des Riot Grrrl ou aux B.D. d’Henriette Valium — on note qu’elle s’est déployée, volontairement dans la plupart des cas, en marge des sentiers proprets du champ littéraire traditionnel. Je le rappelle au passage, le roman Baise-moi de Virginie Despentes a été au départ rejeté par nombre de maisons d’édition et de librairies3. L’album jeunesse et l’univers du punk paraissent donc figurer parmi les lieux qu’il ne fait pas bon de fréquenter lorsque l’on se soucie d’entretenir son capital culturel. Qu’à cela ne tienne. J’ai vu, dans cette histoire aviaire, une espèce de fable qui, à travers l’allégorie de la poule s’en allant à l’abattoir, exprimerait, dans un analogue amusant, l'indécence de la société humaine et en particulier de ces systèmes d’exploitation et de domination. À cet égard, je me permets d’utiliser le punk comme grille de lecture pour mettre en surbrillance des éléments qui pourrait participer, à mon sens, d’une exégèse fondée qui va bien au-delà d’une complexion peut-être légère de prime abord.
Le punk demeure un mouvement à géométrie variable qui a énormément évolué dans le temps et il est hasardeux d’en parler comme d’un bloc monolithique4. Malgré tout, et bien que les composantes que j’ai choisies d’extraire forment le maillage d’un même tricot, on y repère plusieurs thèmes transversaux qui peuvent servir de structure à l’analyse. Je me propose d’examiner comment l’absence d’espoir et l’autodestruction, notamment dans le rapport particulier que la scène punk a entretenu avec l’usage de drogues (Marchant 2016), font écho à la consommation de Catherine et à sa vision pessimiste de l’avenir. Je m’attarderai ensuite à la manière dont la poule, dans son refus de l’autorité, reprend de façon convaincante le rejet du pouvoir et le comportement anarchiste mis de l’avant dans l’univers du punk précoce (Kergariou 2017, 475). Finalement, je me pencherai sur l’aspect provocateur qui se présente dans le récit, comme c’est souvent le cas dans la culture punk, sous l’angle d’un humour à fort potentiel subversif (Bestley 2013).
À la fin des années 1970, exit l’espoir et l’optimisme du courant hippie. En 1977, aux États-Unis, Richard Hell et The Voidoids lance son album Blank Generation, et la même année les Sex Pistols sortent No Future (God Save the Queen), un pied de nez à l’hymne national britannique qui marquera les esprits avec ce qui deviendra l’un des slogans phares du mouvement punk. Les premières paroles reflètent, par ailleurs, parfaitement la révolte latente induite par l’oppression ressentie par une frange de la population impuissante face à l’hégémonie des pouvoirs de droite :
God save the Queen
The fascist regime
They made you a moron
A potential H bomb
(Sex Pistols 1977).
Quelques années plus tard, les politiques néo-libérales de Margaret Thatcher en Angleterre et de Ronald Reagan aux États-Unis continueront d’alimenter le cynisme des laissé·e·s-pour-compte. Le punk se présente pour les jeunes à la fin des années 1970 — et éventuellement pour ceux et celles né·e·s entre 1965 et 1980 que l’on nommera la génération X5 — comme une soupape à la frustration, un moyen de se faire entendre, en criant haut et fort que le monde est pourri6 et qu’il n’y a plus d’avenir. Le mouvement fournit une façon d’appréhender le dur lendemain de veille dans un univers où les promesses d’après-guerre se sont soldées par une récession et où la société industrielle est devenue la prémisse d’une crise environnementale.
La génération X est au reste présentée, sur la quatrième de couverture de l’ouvrage No Future : une histoire du punk, comme « la génération vide, celle qui a toujours connu la télévision, la prospérité et l'abondance, mais une abondance que l'on découvre quelque peu frelatée, à l'instar des colorants chimiques cancérigènes ou du "poulet aux hormones" » (de Kergariou 2017). J’observe que le symbole de l’élevage de poulets a été plus qu’à son tour retenu dans la représentation de cette génération précaire et qui se sent condamnée d’avance : « Nous sommes les premiers à n’avoir connu que les poulets au pétrole et le lait à l’insecticide [...] nos os sont fragiles et nos dents grincent... » dit le musicien et critique Patrick Eudeline (de Kergariou 2017, 466-467). Quoi de plus vivide pour incarner le punk emprisonné dans une société futile et destructrice que l’image d’animaux anonymes, drogués et captifs, élevés pour leur chair? La représentation sera, en effet, souvent reprise sous une forme ou une autre notamment par les Dead Kennedys qui hurlent en 1985 : « We’re going down to the chicken farm » dans un tableau apocalyptique évoquant la guerre du Vietnam. Malgré l’incertitude de lendemains qui chantent et les débuts du mouvement généralement moins axés sur le militantisme, il est à propos de souligner que plusieurs groupes punks de partout dans le monde — de Propagandhi au Canada, à Refused en Suède, en passant par Bérurier noir en France — se sont fait les porte-étendards de la cause antispéciste (Hein et Blake 2016, 18).
Bien que la rébellion pourra éventuellement se muer chez certains individus en un processus de capacitation, on trouve particulièrement dans la première génération du punk, plus qu’une acceptation, une glorification de la fatalité : « On pourrait tous mourir demain, trompons donc l’ennui d’une existence insignifiante en faisant de nos vies une folle épopée » ou plus prosaïquement, tel qu’on pourrait le dire dans la langue de Sid Vicious : « let’s make a f*cking mess first. » Dans Le livre où la poule meurt à la fin, la poule de François Blais personnifie parfaitement cette figure de « rebel without a cause » pour reprendre le titre du film de Nicholas Ray. Que peut, en effet, attendre du futur celle qui subit un quotidien misérable entassée avec la plèbe et qui se sait, qui plus est, condamnée à une mort atroce n’ayant pour objectif que de participer à nourrir (littéralement) le système qui l’exploite? Le personnage de Catherine évolue entre lassitude, indifférence, révolte et rage de vivre. Pour combattre l’ennui, la poule profite des infrastructures en place : elle magasine à corps perdu sans se soucier de son potentiel endettement. Quand Jean-Claude, le coq responsable du poulailler, lui demande « [...] que feras-tu quand les compagnies de crédit t’enverront leurs factures? Elle répond — rien du tout. Tu sais bien qu’on m’élève pour ma chair. D’ici une semaine, je ne serai plus ici. » (Blais 2018, 17) Consciente de sa fin tragique imminente, Catherine est d’une lucidité implacable. Elle confronte Jean-Claude sur sa propre complicité et refuse d’être elle-même un rouage en participant sottement à l’organisation qui la mènera à sa perte. On retrouve, en outre, dans la pulsion d’intensité qui précède, ou du moins, qui va de pair avec ce sentiment d’une mort inévitable, l’un des topoï classiques du discours punk : « J’ai toujours eu la conviction qu’il fallait que je mette le plus de vie possible dans ma vie » dira par exemple le punk montréalais Alan Lord interviewé par Dominic Tardif (2023).
À l’image de David-Henri Thoreau, que certains ont qualifié de punk de son temps7, Catherine veut « [...] vivre, intensément, et sucer toute la moelle de la vie. Mettre en déroute tout ce qui n'était pas la vie pour ne pas découvrir, à l'heure de [s]a mort [qu’elle] n'avai[t] pas vécu[e] » (Thoreau 1990, 131). Seulement, à l’inverse de Thoreau, Catherine n’a pas le luxe ou le réflexe de se retirer dans un chalet de Walden. L’environnement punk est par ailleurs éloigné de l’imagerie idyllique des hippies. Le groupe est en réaction contre les divers mouvements qui l’ont précédé et qui prônaient, dans un certain rousseauisme, un retour à la nature et la croyance en un monde meilleur (Roué 1986, 42). Les punks se retrouvent en marge du système, mais bien loin de la nature, sur le bitume, les yeux fixant l’objet de leur dégoût.
Dans les années 1970 et 1980, c’est la consommation de psychotropes de plusieurs punks qui sera du reste assimilée « à une démarche d’exclusion volontaire de la société » (Marchant 2016, 144). Si pour vivre au maximum les Ramones se tournent vers l’inhalation de colle8, Catherine n’est pas en reste : « [elle] était affligée d’un vice très grave : elle était dépensière. Dès qu’un objet lui plaisait un tout petit peu, elle devait l’acheter » (Blais 2018, 9). Ce comportement, sans but apparent autre que la recherche d’un effet euphorisant, ne manque pas d’évoquer ce qu’Alexandre Marchant appelle « la défonce9 » (2016). Plusieurs énumérations dans le texte mettent en évidence cette compulsion :
Elle possédait des robes, des bijoux, des téléphones, des extracteurs à jus, des bibelots, un tutu, des perceuses électriques, des bols à punch, des arrosoirs, des disques, des poupées, des horloges; elle possédait même un jeu de pneus d’hiver (elle qui n’avait pas de voiture) ainsi que cinq paires de gants (elle qui n’avait pas de mains) (Blais 2018, 10).
Bon nombre de personnages imaginés par François Blais pourraient être qualifiés de perdants sympathiques. Pensons à Tess et à Jude du roman Document 1 qui préparent un voyage sur Internet et qui ne quittent jamais la ville de Grand-Mère, ou encore au narrateur du Livre sur Mélanie Cabay jouant « en bobettes au Nintendo » pendant tout un été. Blais propose de coutume des représentations héroïques modestes qui se meuvent dans la vie sans grandes convictions et à l’abri des regards. La protagoniste du Livre où la poule meurt à la fin campe, quant à elle, un rôle de perdante beaucoup plus flamboyant. Avec son comportement d’acheteuse compulsive, elle incarne de belle manière la figure de la « loser magnifique » (Marchant 2016), cet archétype de la Blank Generation qui performe le glamour du désespoir. « [Catherine] mangeait en ville tous les soirs et prenait le taxi pour passer le temps » (Blais 2018, 12). Le caractère festif et mondain de la consommation de Catherine, doublé d’un spleen dont on peut penser qu’il est le symptôme de son état de déréliction, rappelle les personnages hauts en couleur du milieu punk ou proto-punk des années 1970 qui affichaient sans vergogne leurs dépendances dans une déchéance théâtrale socialement valorisée dans le monde de la fête (Marchant, 146). Tel Lou Reed10 à la Factory, la junkie du magasinage « take[s] a walk on the wild side11 ». En se vautrant dans le luxe insipide que lui offre la société de consommation, la poule rejoue — au même titre que Patrick Eudeline ou Sid Vicious qui voyaient l’utilisation de speed ou d’héroïne comme faisant partie de leur style de vie — la figure de la rebelle laquelle, dans un mode de vie alternatif, se dote d’un certain statut qu’elle ne pourrait obtenir autrement. À défaut d’avoir la chance de réussir à l’intérieur du système, Catherine se fera reine des paumées.
Tout en considérant une certaine variation d’orientations idéologiques au sein de la communauté, la liberté demeure une valeur cardinale, voire sine qua non, qui unit tous les punks. « Punk rock should mean freedom », avait dit Kurt Cobain en 1991 à la sortie de l’album Nevermind12 (Dolan 2016). En effet, le refus de se voir subordonné à une quelconque instance engage les éléments les plus rebelles à ne pas se laisser berner par les sirènes du capitalisme. Le Do It Yourself dans le monde anglo-saxon, ou « la débrouille » en France, constitue une force motrice qui permet aux punks de s’accomplir en s’affranchissant des diktats de la société. On s’arrange avec les moyens du bord pour produire de la littérature, de la musique ou toute autre forme d’activités en marge de l’organisation conventionnelle. L’autodétermination engendre un cercle vertueux d’émancipation et de croyance en ses propres capacités13. Dans l’ouvrage Do It Yourself! Autodétermination et culture punk, Hein cite Ian MacKaye du groupe punk indépendant Fugazi : « [...] je ne suis pas intéressé par l’idée d’être instrumentalisé pour les besoins de quelqu’un qui doit faire du fric. » (133) dit-il en parlant de son refus de signer avec la célèbre compagnie de disques Atlantic. Dans la situation qui est la sienne, on peut facilement imaginer que la poule de Blais aurait aimé pouvoir crier « We owe you nothing/you have no control » (Fugazi 1990).
Il faut lui reconnaître d’entrée de jeu une conation orientée vers la résistance à l’autorité. À titre de preuve, retenons le segment où Jean-Claude, le patron du poulailler, la convoque dans son bureau14. Le chef de la basse-cour saisit l’occasion d’affirmer sa fonction de gardien de l’ordre, en adressant à la volaille un blâme qui relève de l’évidence : « Catherine, tu dépenses trop! Je crois que tu es ce qu’il convient d’appeler une acheteuse compulsive. » La poule, ne choisissant pas la docilité que lui commanderait pourtant son rôle, rétorque du tac au tac : « Je sais et alors! » (Blais 2018, 15). L’image du poulailler et du coq présente une métaphore presque trop patente : difficile de ne pas voir en Catherine une figure de poule punk féministe qui tient tête au patriarcat. Quoique le milieu punk ne soit pas épargné par le machisme et la misogynie, par sa nature contestataire, il permet l’émergence de voix fortes qui s’élèvent contre l’hégémonie masculine : « Les femmes, grâce au punk, sentaient qu’elles pouvaient se battre à armes égales avec les hommes. » (Savage 2002, 468) Elles n’ont plus à être les gentilles filles polies et jolies. Viendront d’ailleurs se greffer à la devise anarchiste « Ni Dieu ni maître », bien connue et récupérée par le mouvement, d’autres constituants tels que « ni patron ni mari15 ».
Après son altercation frustrante avec Jean-Claude, Catherine se réfugie encore une fois dans la consommation compulsive. « [L]a poule quitta le bureau et, afin d’oublier le désagrément causé par cette pénible discussion, elle se rendit sur eBay où elle fit l’acquisition [entre autres choses] d’un raisin sec ressemblant un peu à la reine d’Angleterre » (Blais 2018, 22). Pour m’aider à étayer ma thèse, François Blais insère sa propre référence au symbole institutionnel qui fut probablement le plus représenté et détourné par la contre-culture : feu la souveraine britannique. Comme exemples, je pense, évidemment, à l’iconique pamphlet contre la monarchie God Save the Queen des Sex Pistols dont l’image sur la pochette du single est devenue l’une des plus connues du mouvement punk16, sinon plus récemment, en France, à Philippe Katerine qui a composé une chanson où il répète en boucle « Je suis la reine d’Angleterre et je vous ch*e à la raie17 ». Pour compléter le tour du chapeau des figures d’autorité bafouées, Catherine ne manque pas de rabrouer le curé de la paroisse qui voudrait bien la confesser avant qu’elle ne se fasse abattre : « Si vous ne vous repentez point, vous n’irez pas au paradis. » (Blais 2018, 30) Après que l’homme d’Église eut affirmé qu’on ne trouvait pas de boutique au paradis, Catherine répond qu’elle n’a « aucune raison d’y mettre les pattes » (Blais 2018, 30).
Tout compte fait, comment interpréter le comportement délinquant de Catherine en lien avec une potentielle dénonciation de la société de consommation? Plusieurs groupes punks, dont The Clash pour ne nommer que lui, se sont prêtés au jeu du capitalisme contre argent et gloire. Catherine, elle, est prisonnière et, de surcroît, condamnée à mort. Au-delà de la pratique autodestructrice que peut constituer sa compulsion, l’une des ressources dont elle dispose pour, sinon renverser le système, du moins faire pression sur lui, est le sabotage. La poule met du sable dans l’engrenage, elle détourne la chaîne de la production standard, ce qui n’est pas sans évoquer d’une certaine manière la notion de « perruquage » chez de Certeau (1990). Le perruquage se comprend comme le fait d’utiliser les moyens d’exploitation en place pour réaliser quelque chose qui nous sert à nous-mêmes. Il peut s’agir de se réapproprier des biens, une langue, des espaces en employant des tactiques furtives que la culture dominante avec ses stratégies globales peut difficilement contrer (de Certeau 1990, 51). Catherine fait un usage subversif des outils disponibles dans le but, non pas d’abolir le système, mais de déranger, ne serait-ce qu’un peu, l’ordre établi en se procurant, au passage un brin de plaisir. Cette posture de pirate rejoint le propos de Marie Roué qui observe dans le mode de vie punk un comportement de parasitisme doublé, pour le punk autant que pour le dandy de l’époque baudelairienne précise-t-elle, d’un mépris de l’argent qui peut pousser l’un comme l’autre à vivre à crédit sans aucun scrupule (1986, 45).
Catherine ne se contente pas de refuser l’autorité, elle se fait un devoir de lui tenir tête et de s’en moquer activement. Au chef du poulailler qui en désespoir de cause lui demande ce qu’elle fait de l’honneur, Catherine répond effrontément deux fois plutôt qu’une : « Je m’assois dessus Jean-Claude, je m’assois dessus. » On décèle, dans ce franc-parler de type punk, une certaine dimension performative. Il y a, en effet, dans l’affirmation, une violence qui exprime une volonté d’annihilation de la valeur qu’est l’honneur en la passant à l’arme de la vulgarité. C’est exactement ce qui se produit dans le cas qui m’occupe : Catherine, du petit peuple des poules, renvoie au visage de Jean-Claude et de ses privilèges de coq l’ignominie et l’impertinence de sa question. De toute façon, à quoi servirait et à qui profiterait donc cet honneur dont devrait faire preuve Catherine? Par cette remarque à la limite de l’obscénité, la poule refuse non seulement d’adhérer au principe imposé par le coq, mais également de reconnaître son rôle hiérarchique; elle le fait tomber en un claquement de doigts du piédestal sur lequel il croit s’être hissé. « Ce qui est enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire » disait Baudelaire18 en son temps. Dans cet aphorisme, n’y a-t-il pas le cœur de l’éthos rebelle du punk; la volonté, à défaut d’avoir en main les rênes de sa destinée, d’attaquer de front et d’inquiéter les représentants du pouvoir en ne leur reconnaissant pas leur influence?
Le Robert définit du reste le punk comme un « [m]ouvement de contestation regroupant des jeunes qui affichent des signes provocateurs (coiffures, ornements) par dérision envers l'ordre social » (s. d.). Une apparence extérieure caractéristique témoignant à divers degrés de la profanation des symboles du conformisme s’est effectivement développée au fil du temps et a été adoptée par une frange du groupement. Quand on pense « punk », nous vient souvent à l’esprit le paria au style inquiétant, au linge déchiré et collier de chien. En opposition à l’idéologie dominante, le tour de force du punk est de faire un pied de nez à la fois aux hippies et à la droite conservatrice. Il était courant à Londres dans les années 1980 de croiser des garçons qui portaient la cravate sur un t-shirt ou des filles vêtues d’un tailleur rappelant ceux de Margaret Thatcher combiné à un maquillage outrancier et à des bas résille. C’est toutefois la crête, cette bande de cheveux hérissée souvent teintée d’une couleur vive, qui demeure l’une des représentations les plus iconiques du mouvement punk. Ne serait-ce que par un clin d’œil, je fais remarquer que Catherine, la poule imaginée par Blais, arbore sur les images qui la représentent une flamboyante crête rouge.
Au demeurant, le mode de vie déjanté de Catherine, « [a]lors que [selon le coq Jean-Claude] ce n’est pas bien de dépenser autant d’argent pour des frivolités » (Blais 2018, 16), pourrait être analysé par ce que de Kergariou appelle le « dandysme punk » : « On sait que la vie est absurde [...] le dandysme, c’est la seule manière de donner de la dignité à la vie », affirme Patrick Eudeline (461). La sophistication à l’extrême devient une quête de sens et, parallèlement, une protestation politico-existentielle. Sortir du lot, créer une distinction, qu’elle soit vestimentaire ou dans l’attitude, contribue du même souffle à prendre ses distances par rapport au cheptel qui accepte son sort avec résignation. « Elle avait décidé de s’appeler Catherine, parce que » dira la poule au tout début de l’histoire pour se doter d’une identité (Blais 2018, 6). Comme si, peut-être, cette mise en scène d’elle-même allait la sauver d’une mort annoncée.
Le tragique et le comique sont bien souvent les deux faces d’une même médaille. C’est régulièrement sous le couvert de l’ironie ou de la satire que sont portés à notre attention les sujets les plus funestes. Sur le site officiel du groupe Dead Kennedys sous la rubrique « history » on lit par exemple :
Underpinned by an acute sense of humor, early songs such as "Let's Lynch the Landlord," "I Kill Children" and "Chemical Warfare" satirized the twin elements of extreme violence and conservatism that characterize much of American life. (Dead Kennedys 2014)
De façon équivalente, derrière le ton guilleret du Livre où la poule meurt à la fin, court une isotopie que l’on pourrait presque dire de l’horreur. On plante le décor glauque du poulailler qui « abritait des centaines de poules anonymes [auxquelles] on ne [...] donnait pas de nom » (Blais 2018, 6). L’héroïne sombre ensuite dans l’enfer de la consommation (9) et « [q]uelques jours après, un camion vi[e]nt chercher Catherine et ses camarades pour les mener à l’abattoir » (24) où elles sont mises « sur le convoyeur au bout duquel elles ser[on]t étêtées et plumées » (26). Comble de l’humour noir, le récit se termine sur le seul regret de Catherine, celui de ne pas pouvoir se consommer elle-même : « [...] j’ai lu que mes amies et moi serons à 2,99$ le kilo vendredi prochain. J’avoue que ça m’embête un peu de ne pas être là pour profiter de l’aubaine » (34).
Les procédés humoristiques font partie intégrante de l’arsenal de provocation punk. Pour Christian Morin la déformation propre à l’humour résiderait dans le bouleversement de la logique des enchaînements syntagmatiques, tant discursifs que narratifs (Morin 2002, 91). Le détournement revaloriserait en quelque sorte les termes de l’équation qui se redéfiniraient ensuite les uns par rapport aux autres dans une nouvelle organisation interne. Dans Le livre où la poule meurt à la fin, Blais déjoue dès le début les codes narratifs du récit en annonçant de but en blanc l’issue de l’histoire dans le titre. N’étant désormais plus à l’affût de la résolution de l’intrigue, on peut légitimement concevoir que le lectorat, déstabilisé d’emblée, sera peut-être plus sensible à l’expérience de pensée hors norme qui l’attend. On peut aussi espérer qu’une approche humoristique ou absurde permettrait d’affaiblir les résistances potentielles pour ensuite proposer des pistes de réflexion qui divergent du modèle dominant.
Dans son article « Le parti pris du niaiseux » (2014, 134), Laurence Côté-Fournier nous met en garde contre l’apparente légèreté des œuvres de Blais. Caroline de Kergariou fait la même chose avec le potentiel pédagogique du punk en nous disant que « [b]ien masqué derrière son amour de la provocation, le punk est beaucoup plus sérieux qu'il n'y paraît [...] » (2017, cf. quatrième de couverture). Nous voilà averti·e·s.
La grille de lecture qui a été appliquée à l’œuvre de François Blais permet de dépasser le comique de façade et de relier les points pour former une constellation de sens qui embrasse globalement une sémiose moins évidente autrement. Chauviré et Sackur, expliquant la notion de forme de vie telle qu’utilisée chez Wittgenstein, vont dire qu’« il est dans la nature de l'humain de créer des conventions qui par la suite lui paraissent naturelles » (2015, 29). L’écriture de Blais doublée de son interprétation punk, participe à la désinvisibilisation de ce qui passe habituellement inaperçu. Ce qui se présente comme fluide et familier n’est en fait qu’une affaire de réflexes. Occupé à vivre, on ne se remet pas ontologiquement en question chaque fois que nous allons à l’épicerie en nous demandant si, pour souper, nous devrions faire de la photosynthèse ou de la lasagne. C’est normal, mais inévitablement, à force de procéder de certaines façons, des sillons se creusent et il peut être difficile de s’en extirper pour changer de point de vue. Par son traitement surprenant, Le livre de la poule qui meurt à la fin perce de nouveaux chemins de traverse. Une lecture punk de l’œuvre de Blais permet d’accueillir avec une réactivité encore plus exacerbée les occasions de questionnements philosophiques de grande envergure qui jalonnent le texte. Elle offre ainsi le luxe d’une réflexion sur le vide existentiel, la société de consommation, l’éthique de l’élevage industriel, mais aussi sur le dogmatisme, l’exploitation, la justice, le patriarcat, la dissidence, etc. Sandra Laugier dans l’article L’importance de l’importance affirme que « [l]’attention à l’ordinaire est le sens qu’on chercherait à connaître, mais qui se retrouve à être finalement la perception des textures ou des motifs moraux » (Laugier 2005, 153). Si Le livre où la poule meurt à la fin peut sembler être dépourvu de morale, c’est plutôt parce qu’il remet en jeu celle qui est établie et souligne son étrangeté afin d’autoriser de nouvelles connexions à l’édifice de la réalité.
J’en conclus que le Punk is [certainement] not dead et que, par sa valeur heuristique et opératoire, il peut fournir l’occasion d’une prise en charge d’œuvres littéraires qui révèlent ainsi des enjeux insoupçonnés. Un décryptage punk de cet album pourrait en outre servir à la construction d’un projet de lecture qui ferait profiter un jeune lectorat d’une interprétation symbolique potentiellement plus riche et signifiante.
Enfin, si on ne trouve toujours pas matière à leçon dans Le livre où la poule meurt à la fin, c’est peut-être, pour le dire avec une citation attribuée à Flaubert, que « voir les choses en farce est le seul moyen de ne pas les voir en noir ».
Blais, François. 2018. Le livre où la poule meurt à la fin. Montréal : Éditions les 400 coups.
Biaggi, Vladimir. 1998. Le nihilisme. Paris : Flammarion.
Certeau, Michel de. 1990. L’invention du quotidien 1. L’art de faire. Paris : Folio essais.
Chauviré, Christiane et Jérôme Sackur. 2015. Le vocabulaire de Wittgenstein. Paris : Ellipses.
Cometti, Jean-Pierre. 2008. « Un monde sans humour. Remarques sur “l’environnement de pensée” ». Dans Wittgenstein. État des lieux, 355‑368. Paris : J. Vrin .
Hein, Fabien. 2012. Do It Yourself! Autodétermination et culture punk. Congé-sur-Orne : Éditions le passager clandestin.
Hein, Fabien et Dom Blake. 2016. Écopunk : Les punks, de la cause animale à l’écologie radicale. Neuvy-en-Champagne : Éditions le passager clandestin.
Kegariou, Caroline de. 2017. No Future : une histoire du punk. Paris : Éditions Perrin.
Savage Jon. 2002. England’s dreaming. Les Sex Pistols et le punk. Paris : Allia.
Thoreau, Henry David. 1990 [1854]. Walden ou La vie dans les bois. Paris : Gallimard.
Articles
Bestley, Russell. 2013. « "I tried to Make Him laugh, He Didn’t Get the Joke..." – taking punk humour seriously ». Punk & Post-Punk, vol. 4, no 2 : 119-145.
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