Dans son Guide de la culture au Québec, Daniel Chartier présente « des œuvres qui forment un patrimoine qu’il convient aujourd’hui de connaître et de conserver » (Chartier, 2004, p. 5) et dresse, entre autres choses, une liste de cent grands ouvrages ayant marqué la littérature québécoise, autrement dit, une liste des classiques littéraires du Québec. Parmi ceux-ci se trouve Zone de Marcel Dubé, pièce qui a propulsé l’homme de lettres dans les hautes sphères du théâtre québécois. Plusieurs autres guides et histoires littéraires ou culturelles parlent de cette œuvre comme d’un incontournable de notre répertoire dramatique, notamment l’Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, qui louange le réalisme et l’approche psychologique de la « pièce la plus connue » (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2010, p. 356) de Dubé. Du côté des anthologies pédagogiques, comme celles provenant des Éditions du Renouveau Pédagogique Inc. (ERPI), Zone se voit classée parmi les « pièces inoubliables » (Provencher, 2007, 99) de la littérature d’ici.
Or, lorsqu’on commence à étudier Zone, on remarque qu’il y a peu ou pas d’ouvrages théoriques qui s’y intéressent spécifiquement et qu’elle n’a pas été souvent montée par des troupes professionnelles. Ainsi, si la pièce n’est ni analysée ni montée fréquemment, il est juste de se demander comment elle a réussi à se classer au rang de classique du théâtre québécois. Il est possible de trouver quelques éléments de réponse en se penchant sur la réception critique de trois mises en scènes professionnelles1 de l’œuvre : la création de la pièce en 1953 par la troupe de La Jeune Scène, la représentation en 1977 à l’occasion de l’ouverture du théâtre Denise-Pelletier et, enfin, la populaire mise en scène des Productions Kléos, présentée de 2003 à 2005. On verra que, selon l’époque, le statut de classique de Zone est tour à tour discuté, nié ou réaffirmé.
C’est en 1952, alors qu’il fréquente le collège Sainte-Marie, que Dubé écrit une première version de Zone, qui avait pour titre originel De l’autre côté du mur. Déjà, cette pièce en deux actes, remarquée dans des festivals d’art dramatique régionaux et nationaux, permet au jeune auteur de faire ses premiers pas dans le monde de l’écriture dramatique. Zone est par la suite écrite dans sa version définitive pour les comédiens de La Jeune Scène, troupe dont fait partie Dubé. L’histoire en est alors la suivante :
Zone raconte en trois actes […] l’histoire d’un gang d’adolescents : Ciboulette, Moineau, Passe-Partout, Tit-Noir et leur chef Tarzan, qui font le trafic de cigarettes américaines pour gagner de l’argent dans l’espoir de réaliser leurs rêves, mais bien un peu, également, pour faire un pied-de-nez aux adultes et à la société. De provenance très modeste, ces jeunes héros décrocheurs squattent une usine désaffectée et agissent en hors-la-loi parce qu’ils sont, au fond, des idéalistes animés de l’envie de changer le monde, d’infléchir le destin de porteurs d’eau et de chômeurs qui les attend2.
La Jeune Scène monte la pièce en 1953 avec l’aide d’un metteur en scène professionnel, Robert Rivard, et la présente une première fois au Festival dramatique régional de Montréal, pour la reprendre la même année au Dominion Drama Festival à Victoria, en Colombie-Britannique. Le succès est instantané : Zone remporte le prix de la meilleure pièce canadienne au festival de Victoria, ainsi que les trophées Calvert, Sir Barry Jackson et Louis Jouvet.
Si la pièce suscite un tel engouement, c’est notamment parce qu’elle apporte un contrepoids à l’ensemble des productions théâtrales canadiennes. En effet, il y avait à cette période une domination certaine de la culture anglophone, à un point tel qu’au Festival national de Victoria auquel participait La Jeune Scène, certaines troupes torontoises étaient persuadées à l’avance de remporter tous les honneurs. Dubé les a rapidement fait démentir, conscient qu’il était de « la nécessité de jeter les bases d’une dramaturgie québécoise par la création d’oeuvres nationales et originales » (Laroche, 1970, p. 12).
Il est ici de mise de faire une courte parenthèse concernant les notions de « naissance » et de « renaissance » de la dramaturgie québécoise. Comme le souligne Jean-Marc Larrue dans son article sur la mémoire théâtrale au Québec, il y aurait dans l’histoire du théâtre une renaissance chronique de la dramaturgie québécoise, sans qu’elle soit morte entre-temps : « chaque initiative [de l’activité théâtrale] y était une première, chaque première, le tout début et le début de tout. […] Rarement aura-t-on vu dans l’Histoire un théâtre national naître si souvent et si peu mourir! » (Larrue, 1988-1989, p. 62). Selon Larrue, le tout serait dû à une mémoire collective lacunaire qui se justifierait, entre autres, par un empressement de la société québécoise à se plonger dans le futur, en balayant les bons et moins bons coups du passé : « Un passé vide, fait de néant, est un passé léger et commode, un passé peu compromettant, un passé qui donne toujours raison » (Larrue, op. cit., p. 69). Or, certains chercheurs, comme Maximilien Laroche, vont jusqu’à stipuler que Zone participerait à une naissance du théâtre québécois :
Car bien plus que d’un renouveau ou d’une renaissance c’est à une véritable naissance de la dramaturgie québécoise que l’on assiste à partir de 52. Non seulement à partir de cette date l’on voit se multiplier les salles et les troupes de théâtre, mais encore s’élargir le répertoire de celles-ci pour inclure aussi bien des pièces de boulevard ou d’avant-garde que des oeuvres québécoises (Laroche, 1968, p. 11).
Bien que cette perception historique du théâtre soit valable, l’on penche ici davantage vers celle de Jean-Marc Larrue, qui démontre efficacement les trous de mémoire de notre histoire culturelle.
Il est donc juste d’affirmer qu’avec Zone, le théâtre québécois renaît et que c’est là l’une des multiples réaffirmations historiques du théâtre d’ici ; à l’époque, la pièce est perçue comme l’expression d’un art qui est « nôtre », sentiment qui se voit partagé par le public et les critiques. Ainsi, il y a dans le Métropole du 1er mars 1953 la mention suivante : « Le jour est proche où l’on pourra écrire le premier livre de l’histoire du théâtre canadien-français. Ce jour-là, il faudra faire une place à part à Marcel Dubé3 ». Cet enthousiasme contagieux érige Dubé au titre de porte-parole d’une société qui désirait faire entendre sa voix.
Zone permet aussi l’essor d’un genre théâtral jusque-là peu développé : le drame d’adolescence. Ce monde nouveau qui évolue dans la pièce viendrait du désir qu’avait Dubé de « créer des personnages appartenant à des milieux [qu’il connaissait] » (Brault, 2003, p. 71). Quoi de plus naturel en effet, lorsqu’on crée une œuvre théâtrale du haut de ses vingt-deux ans, que de parler de la misère des jeunes, de leur combat contre l’adversité, de leur pénible route vers l’affirmation de soi? Ainsi, les personnages de Zone viennent parfois à réfléchir à des questions d’ordre moral, comme la notion d’obéissance à un chef de bande :
PASSE-PARTOUT – […] T’aimes ça travailler dans une manufacture de chemises, Ciboulette?
CIBOULETTE – Pas une miette.
PASSE-PARTOUT – Alors, pourquoi que tu y vas?
CIBOULETTE – Les ordres sont les ordres. […]
PASSE PARTOUT – Faut jamais faire ce qu’on aime pas (Dubé, 1968 [1953], p. 40).
Ailleurs, les jeunes protagonistes discutent de leur vision de l’amour, et Ciboulette affirme, en parlant de Tarzan : « [J]’ai pas le droit de lui parler d’amour, je le dérangerais dans ses idées et il pourrait plus me regarder comme il me regarde en ce moment, comme il nous regarde tous. Pour lui, on est les copains d’une même aventure, des camarades de jeu » (Dubé, 1968 [1953], p. 49). Il faut aussi souligner que, dans la pièce, tous les jeunes personnages qui font partie de la bande sont désignés par des « surnoms enfantins (Tit-Noir, Tarzan, Passe-Partout, Ciboulette) » (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2010, p. 356). Par une prise de parole de personnages généralement mis à l’écart, Zone devient le portrait d’une génération nouvelle. Il est donc possible d’affirmer que la création de la pièce en 1953 a un double impact au sein de l’art québécois : elle permet une réaffirmation ou une renaissance de l’identité culturelle canadienne-française et met de l’avant un sujet qui n’était jusqu’alors que peu, ou pas, exploité en littérature. Cela permettait d’ores et déjà à Zone de s’imposer en tant qu’œuvre importante d’une dramaturgie nationale.
En 1977, Zone est choisie pour entamer la saison 77-78 de la Nouvelle Compagnie Théâtrale : cette production prend un intérêt particulier du fait du grand déploiement médiatique qui l’a entourée. En effet, après l’acquisition du cinéma Granada, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, par la Nouvelle Compagnie Théâtrale, entièrement dédiée au public étudiant, ce qui allait devenir le Théâtre Denise-Pelletier est rénové de fond en comble et augmente en superficie et en polyvalence par l’annexion de la salle Fred-Barry. L’inauguration du théâtre était donc hautement attendue et c’est Zone, dans une mise en scène de Paul Blouin, qui allait faire office de pièce d’ouverture.
La majorité des articles publiés tout juste après cette soirée se ressemblent sur un point : la réussite de l’évènement dépend de l’appréciation de la pièce. Bien qu’il y ait une certaine ambivalence dans cette appréciation4, un reproche reste constant, qui est celui du niveau de langue utilisé dans la pièce. Effectivement, plusieurs s’entendent pour dire que le français employé par les personnages de Zone est un français irréaliste, qui ne peut plus se justifier dans une production artistique en 1977. Rappelons que dans les années 1970, le théâtre québécois change énormément :
Le théâtre se donne une fonction nettement politique, en relation étroite avec les bouleversements que connaît la société québécoise. […] Plusieurs pièces font directement écho au conflit linguistique, au combat nationaliste, aux luttes ouvrières, […] [et] le nouveau théâtre québécois opère un double mouvement, qui vise à la fois à s’approprier le répertoire théâtral universel et à adapter ces langages au contexte québécois (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2010, p. 511-512).
Marcel Dubé, fervent utilisateur d’un français aux accents plus internationaux, a embelli la parole de ses personnages adolescents qu’il a situés linguistiquement dans un français normatif. Ainsi, lorsque Tarzan est en fuite et déclare son amour à Ciboulette, il lui dit : « Laisse-moi finir mon dessin, je veux te posséder en image avant de te toucher. Quand je mourrai, c’est ton portrait que je veux retenir au fond de moi-même » (Dubé, 19698 [1953], p. 166). Ce à quoi la belle répond : « Tarzan ! Si on se mariait tout de suite ! Viens, on va s’enfermer dans le hangar et on va se marier. Viens dans notre château ; il nous reste quelques minutes pour vivre tout notre amour. Viens » (Dubé, 1968 [1953], p. 173). Ce niveau de langage ne plaît guère à Adrien Gruslin, qui souligne que l’auteur « leur fait dire toi et moi pour toué et moué, où vas-tu au lieu de où tu vas, et quantité d’autres exemples » (Gruslin, 18 octobre 1977, p. 16). L’on semble même croire que Dubé aurait gagné à retoucher le niveau de langue de sa pièce.
Cette esthétique du langage n’est donc pas appréciée, d’autant plus que plusieurs vont jusqu’à reprocher à l’auteur d’ancrer la culture québécoise dans une relation d’assujettissement avec le français parisien, trop longtemps perçu comme étant la norme linguistique. Nul propos ne saurait aussi bien décrire ce sentiment d’aliénation vécu par une partie des spectateurs et critiques que la remarque d’André Dionne, dans sa courte présentation de la pièce parue en 1978 dans la revue Lettres québécoises :
Si Dubé soutient encore que « l’identité c’est le caractère, la langue c’est le maintien », les événements récents prouvent tout le contraire [...]. Ne pas se rendre compte de la différence identificatrice entre la diction empruntée d’un Jean Lesage et le verbe direct d’un René Lévesque, c’est vouloir entretenir à tout prix notre aliénation ou refuser crassement sa propre remise en question.
Tremblay a toujours affirmé qu’il écrivait en français québécois et l’écart entre la langue et le caractère de ses personnages n’existe pas. Ces derniers s’assument tels qu’ils sont sans fausse prétention. Par contre les personnages de Zone nous apparaissent aujourd’hui comme des caricatures littéraires et thématiques sans consistance. Ce qui nous a représentés trop longtemps hélas (Dionne, 1978, p. 19).
Dans cette préoccupation linguistique s’immisce donc un débat social : en 1977, il est un Québec qui se questionne, qui prend position et qui décide d’affirmer une culture qui lui est propre. Le reproche d’André Dionne est du coup compréhensible et résume bien l’un des blâmes récurrents adressés à Zone à l’époque, c’est-à-dire le sentiment que la pièce ne représente non pas une situation québécoise, mais bien une situation canadienne-française.
Les critiques se demandent alors : en 1977, est-il encore pertinent de monter Zone, surtout en tant que pièce d’ouverture d’un nouveau théâtre? Est-ce qu’il s’agit bel et bien d’un classique ou, dans un degré moindre, d’une œuvre marquante de cet art québécois qui est en pleine effervescence? À ce propos, les opinions diffèrent : quelques enthousiastes croient que c’est là une pièce « sans rides, portant toujours ce même cachet d’authenticité et de vérité » (Leroux, 1977, p. 343), qui rend hommage à la fois aux artisans théâtraux du passé et du futur, et qui est alors parfaite pour célébrer une nouvelle salle de spectacle. D’autres nuancent cependant ce propos, affirmant qu’il s’agit d’un « hommage justifié aux artisans d’un théâtre naissant. Mais aussi adieux voilés à une période (dé-) passée » (Andrès, 1977, p. 27-28). Toutefois, la majorité des critiques croient que Zone est une pièce qui a vieilli. L’annonce de la saison 77-78 de la Nouvelle Compagnie Théâtrale en déçoit d’ailleurs quelques-uns, dont Adrien Gruslin, qui affiche ouvertement son insatisfaction dans un billet sur la programmation de l’automne : « Quant à la saison régulière, elle s’annonce égale aux précédentes. Les choix sembleront à plus d’un observateur décevants et discutables » (Gruslin, 10 septembre 1977, p. 21). Pour lui, Zone n’est donc pas une pièce intéressante ni même simplement un classique dont le statut justifierait une nouvelle mise en scène.
Suite aux représentations, plusieurs s’entendent pour dire que si la pièce de Dubé paraît dépassée en 1977, c’est qu’elle devrait toujours être considérée comme une œuvre de 1953, qu’elle gagnerait à être remise en contexte et qu’il s’agit probablement là du seul moyen de la représenter adéquatement. Zone n’est alors pas considérée comme un classique de cette culture québécoise qui est en train de s’élaborer, et l’on semble même oublier l’importance qu’elle a eue dans l’affirmation d’un théâtre « nôtre », presque 25 ans auparavant.
Plus récemment, Zone a été montée en 2003 par la compagnie Les Productions Kléos. Fondée en 1999 par Marie-Anne Alepin, Les Productions Kléos a pour mandat de revisiter les classiques oubliés, ces pièces qui ne sont plus jouées sur la scène contemporaine. En s’attaquant à la pièce de Dubé, Alepin a eu la bonne idée d’élargir la mission de la troupe et de s’adresser à un auditoire qui inclut les adolescents. Public difficile s’il en est un, les jeunes se sont laissés charmer par l’œuvre. La production a connu un tel succès qu’une énorme tournée à travers le Québec a été organisée : jouée à plus de 85 reprises de 2003 à 2005, Zone a été une pièce très appréciée du grand public pendant trois ans.
Selon Marie-Anne Alepin, ce succès est en partie attribuable au texte seul : en entrevue dans un journal local de LaSalle, elle affirme que « Zone, c’est très vendeur car on parle d’un classique incontournable » (Anonyme, 2004). Ce qui est sous-entendu, c’est qu’au tournant du XXIe siècle, Marcel Dubé est bel et bien devenu une référence théâtrale et que certaines de ses pièces, notamment Zone, sont des classiques de la dramaturgie québécoise. Dans plusieurs articles entourant la production, on rappelle d’ailleurs aux lecteurs qu’on doit à Marcel Dubé « des personnages devenus des archétypes de notre dramaturgie » (Bérubé, 2003), que ses œuvres ont marqué le paysage théâtral québécois, et bien plus encore. Finie donc la controverse qui cherchait à établir si Dubé mérite d’être rejoué ou non : les critiques et journalistes de 2003 à 2005 proclament haut et fort l’importance de Zone et la pérennité entourant l’ensemble des textes de l’auteur.
Cependant, force est de constater que presque tous les articles rédigés de 2003 à 2005 comportent une longue, et apparemment nécessaire, description du passé de l’auteur et des prix remportés par l’œuvre en 1953, le tout généralement accompagné d’un résumé exhaustif de l’intrigue5. Or, si la pièce de Dubé est à ce point intemporelle, de tels rappels historiques étaient-ils nécessaires ? Ne serait-ce pas plutôt que Zone a été plus oubliée que l’on aurait bien voulu le croire, du moins dans la mémoire collective populaire ?
La réponse à cette question est à trouver dans le fait que l’accent de la pièce, ou ce par quoi elle touche la majorité des gens, s’est déplacé. En effet, les préoccupations linguistiques de 1977 et l’idée de la renaissance d’un théâtre « nôtre » de 19536 ont reculé au profit d’un intérêt pour la représentation des jeunes et de leurs problèmes, thèmes intrinsèques au texte. Ainsi, pour plusieurs, les malheurs et les espoirs des jeunes de 1953 sont identiques ou presque à ceux de la « génération Nintendo », ce qu’explique de belle et juste façon le chroniqueur Stéphane Despatie :
Ce que dévoile la pièce, qui malheureusement est toujours très actuelle, c’est le cri des adolescents qui ne savent pas quoi faire pour entrer dans le monde des adultes, pour camper leur identité. C’est la rupture avec le passé, c’est le refus d’un avenir qui ressemble à celui de leurs parents, c’est l’amour qui se pointe, c’est la fraternité possible, libre, loin du travail qui ressemble à de l’exploitation. La marge et le pouvoir sont des ingrédients séduisants, autant que le besoin d’être aimé et respecté, voire admiré. Et il y a aussi le droit au rêve, à l’espoir, aux changements sociaux (Despatie, 2005).
Aux dires de plusieurs critiques, c’est parce que les préoccupations des adolescents n’ont pas changé, et ne changeront probablement jamais, que Zone réussit encore à provoquer une si grande réaction chez le public, majoritairement composé de groupes scolaires, de 2003 à 2005. Marie-Anne Alepin raconte d’ailleurs que plusieurs jeunes allaient parler aux comédiens après la représentation pour les féliciter et leur dire à quel point la pièce les avait touchés7. Marcel Dubé, qui a suivi la progression de la troupe lors de la tournée, a été fort impressionné par cette réaction positive des adolescents. Toujours préoccupé par ce qu’il ressentait lui-même en 1953, l’auteur croit cependant que les jeunes d’aujourd’hui ont une vie plus difficile que ceux qu’il côtoyait pendant l’écriture de la pièce et avoue en entrevue : « Peut-être que si j’avais à retoucher Zone, les personnages adolescents y seraient encore plus durs entre eux » (Bérubé, art. cit.).
De ce point de vue, Zone serait donc un véritable classique, en ce sens que les thèmes qui y sont abordés seraient encore d’actualité, cinquante ans après sa création : la pièce paraît comme un drame actuel, pertinent malgré quelques éléments conventionnels. Selon plusieurs, l’œuvre ne daterait aucunement et devrait toujours être abordée avec actualité : elle resterait intemporelle socialement, politiquement et dans le monde de la dramaturgie, ouvrant du coup « une porte sur la modernité » (Saint-Pierre, 2005). Réaction quasi unanime, donc, de la part des critiques : en 2003-2005, Zone est un classique intemporel, et c’était une idée de génie que de la monter au tournant du millénaire.
Ce qui est flagrant lorsqu’on analyse l’évolution du statut de classique de Zone en se concentrant sur la réception critique de ses rares mises en scène professionnelles, c’est que cette œuvre phare de Dubé a changé plusieurs fois de statut en une cinquantaine d’années : de texte affirmatif d’un art et d’une voix d’ici, elle devient, par son niveau de langage, limitative et représentative d’une forme d’aliénation dont on tente de s’affranchir. Quelques générations plus tard, elle n’est plus tant une pièce du « nous » qu’une pièce du « eux », emblématique de ces adolescents perdus voulant gagner ce qui leur reste de liberté. Il semble donc que Zone appartient à ce type de pièces qui soit sujet à interprétation : l’œuvre semble réussir à se réactualiser et à soulever de nouveaux discours ; elle ne serait pas figée dans le temps. Cela explique que son statut de classique de la dramaturgie québécoise soit souvent discuté, chose qui paraît à la lecture des critiques entourant ses mises en scène.
Or, il faut se le demander : est-ce que Zone est réellement un classique ? Si on se fie au texte Qu’est-ce qu’un classique québécois? de Robert Melançon, qui résume et rassemble les caractéristiques des définitions d’un classique selon différents théoriciens, il semblerait que non, et ce, pour plusieurs raisons : Zone ne fait pas autorité dans son genre, n’est pas encore vieille de plus d’un siècle, n’est pas vraiment un bestseller à court ni à long terme et n’a pas été rééditée avec un appareil critique et théorique. Toutefois, il s’agit d’une pièce couramment mise au programme de l’enseignement secondaire et collégial : elle serait même « probablement [la pièce] la plus jouée dans tous les collèges et théâtres amateurs au Québec » (Bernard, 2003, p. 83).
Il paraît aujourd’hui hâtif et hasardeux de se prononcer définitivement sur le statut de classique de Zone : si la pièce semble bel et bien gravée dans la mémoire des gens, il n’en reste pas moins que trop peu d’études se sont souciées d’ancrer l’œuvre dans des cadres théorique ou historique. De plus, il faut se demander si l’importante présence de la pièce dans les écoles de la province aide à faire d’elle un classique : selon les propos de Melançon, Zone serait peut-être davantage une œuvre scolaire, puisque « l’école instrumentalise les classiques à ses propres fins » et que « la plus grande partie de la littérature québécoise, y compris la plus contemporaine, fait l’objet d’un enseignement » (Melançon, 2004, p. 18). C’est donc dire que, sans une étude plus approfondie de la place réelle qu’occupe Zone dans le vaste monde de la littérature québécoise, il est prématuré de statuer sur son état de classique dramatique ou littéraire.
Il n’en reste pas moins que, à travers une étude de la réception critique des mises en scène de l’œuvre, une certaine tendance se dégage : pour les critiques dramatiques et autres éditorialistes culturels, il semble difficile de ne pas se prononcer sur la pérennité de Zone. Si certains disent qu’il s’agit là d’une œuvre intemporelle et toujours très moderne, d’autres soutiennent qu’elle gagnerait à être revisitée. Mais rares sont ceux qui semblent vouloir la faire disparaître définitivement de notre répertoire et de nos scènes.
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