L’œuvre dramatique de Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon père, souffre, de nos jours, de l’incontestable indifférence du public. Michel Delon écrit à juste titre : « plus personne aujourd’hui ne lit ni ne joue le théâtre de [...] Crébillon le père [...] qui n’est plus qu’un objet de curiosité érudite1 » (Encyclopaedia, 1996, p. 553-554). Malgré le regain d’intérêt pour la « tragédie tardive » auquel on a pu assister au cours des deux dernières décennies2, cette curiosité érudite demeure cependant elle-même assez rare et généralement prompte à ne voir dans les tragédies « sanglantes » du dramaturge qu’une mauvaise contrefaçon des œuvres de Corneille ou de Racine. Aussi, Jacques Truchet qualifie-t-il, parmi d’autres, la production de Crébillon d’« imitation maladroite » et de « récupération plus ou moins mécanique » (Truchet, 1989, p. 122-123) des poétiques de ses prédécesseurs.
Il est en fait d’usage, depuis les travaux de Gustave Lanson, de qualifier les tragédies de Crébillon – et plus généralement le théâtre tragique après Racine – de « néo-classiques3 ». Partiellement responsable de cette appellation, ce que Christian Delmas nomme une « lexicalisation » (Delmas, 1994, p. 88) du style tragique au siècle des Lumières, c’est-à-dire la reprise, et la cristallisation en images figées, d’un grand nombre d’expressions, de tournures, d’hémistiches ou de vers extraits des pièces des deux grands maîtres4. Crébillon intègre par exemple à Atrée et Thyeste (1707), son plus grand succès en carrière, de nombreux alexandrins empruntés à Corneille et, plus spécifiquement, au Cid. Ainsi pouvons-nous lire, à la première scène du troisième acte : « Je serai son vainqueur, et non pas son bourreau » qui nous rappelle le « Va, je suis ta partie et non pas ton bourreau » (III, 4) de Chimène et, à la troisième scène du quatrième acte : « Accablé des malheurs où le destin me livre », qui évoque évidemment le premier vers du célèbre distique : « Accablé des malheurs où le destin me range / Je vais les déplorer, va, cours, vole et nous venge » (I, 5). Cette lexicalisation de l’expression ne constitue toutefois, chez Crébillon, que la part émergée d’un plus vaste processus d’« imitation ».
En effet, comme le suggère la reprise des vers du Cid, le dramaturge développe ses personnages sous l’égide de la morale héroïque aristocratique telle qu’elle se présente chez Corneille5. Fondée sur l’exaltation d’un Moi déchiré entre son devoir et ses passions, cette dernière promeut la vision essentialiste d’un homme naturellement élu, devant affirmer sa supériorité intrinsèque par ses actions généreuses6. Ainsi, confronté à des dilemmes d’ordre moral, le personnage cornélien choisit-il, après maints atermoiements soulignant la grandeur de sa décision, d’emprunter la noble voie du devoir7 plutôt que la route triviale des passions. Cette contrainte doit, à terme, être récompensée par les satisfactions sans fugacité de la gloire. Comme l’écrivait Jean Starobinski au mitan du siècle dernier :
La maîtrise de soi est une activité réfléchie qui suppose le dédoublement de l’être entre une puissance qui commande et une nature réduite à obéir [...] Cette force hégémonique n’est pas tout l’être ; pour qu’elle règne, il faut qu’elle réduise au silence d’autres forces, ou du moins qu’elle les cache aux regards du dehors. Ce qui fait la grandeur ostentatoire du héros est aussi ce qui l’engage à dissimuler l’appétit inférieur qu’il réfrène en lui-même (Starobinski, 1961, p. 47).
Pour le héros cornélien, donc, la domination de soi-même, et la dissimulation de l’ambivalence, s’imposent en toutes circonstances ; se laisser emporter par sa passion serait pour lui un aveu de défaite8.
Or, à la différence des protagonistes de Corneille, les « héros » de Crébillon, bien qu’ils se constituent en apparence dans le champ de la générosité (de la magnanimité) et de la morale héroïque, ne dissimulent plus leur « appétit inférieur » et ne connaissent plus ces douloureux moments de déchirement, qui, avant l’ultime mouvement d’abnégation, constituent chez l’auteur du Cid la part nodale du tragique. En reproduisant le modèle psychologique aristocratique de son prédécesseur, Crébillon ne parvient pas à restituer « le génie [qui] consiste [...] à tirer l’énergie dramatique de la quête haletante d’un équilibre instable » (Dandrey, 2010, p. 46). Cette carence, cependant, ne saurait, comme le propose la tradition critique, être attribuée à la seule médiocrité9 littéraire d’un dramaturge qui, dans un mouvement mécanique de copiste, imiterait sans discernement son modèle.
Il convient en effet de considérer que, au moment où est représentée la première pièce de Crébillon, Idoménée10, s’instaure en France depuis quelques années une véritable « révolution de la condition humaine11 ». Dans le prolongement de la philosophie cartésienne, les pensées de Thomas Hobbes et de John Locke – qui eurent sur la vie intellectuelle française du XVIIIe siècle l’influence que l’on sait – participent à l’instauration progressive d’une morale de l’intérêt personnel. Aux définitions essentialistes de la nature humaine qu’ont proposées philosophes et moralistes du XVIIe siècle, succède progressivement un optimisme prospectif, posant, selon l’expression de Charles Taylor, « l’idéal d’un agent humain doté de la faculté de se construire lui-même par une action méthodique et disciplinée » (Taylor, 1998, p. 212). Aussi, pour ces nouvelles philosophies, les passions ne constituent-elles plus des entités néfastes – comme c’était encore le cas au XVIIe siècle – mais plutôt des instruments permettant d’exercer sur soi une action positive. En d’autres termes, le sujet est désormais appréhendé comme un être capable de se former en accentuant ou en se libérant de l’emprise de ses passions, jusqu’à ce qu’il atteigne ses objectifs, par le mérite de sa propre conduite. Comme l’écrit Jean Rohou, cette nouvelle anthropologie est « construit[e] sur la reconnaissance des motivations de l’intérêt et même sur des formes encore plus résolues de l’égocentrisme intéressé, c’est-à-dire le désir et le profit. [...] [Elle] inverse ainsi la structure jusque-là constitutive de la condition humaine » (Rohou, 2002, p. 355).
C’est donc l’irruption de cette nouvelle conformation de la morale dans l’œuvre de Crébillon que les « imperfections » dans la reprise du modèle héroïque cornélien nous permettront d’observer. En effet, les héros de Crébillon se constituent désormais en « individus » et s’ils désertent les territoires de la vertu acquise au prix d’une contrainte sur soi-même, c’est pour mieux s’abandonner à leurs désirs, qu’ils canalisent pour progresser vers leur objectif. Dès les premiers vers d’Atrée et Thyeste, par exemple, le roi Atrée exprime une volonté de se venger de son frère, Thyeste, qui ne se démentira qu’une fois son objectif atteint :
Avec l’éclat du jour, je vois enfin renaître
L’espoir et la douceur de me venger d’un traître !
Les vents, qu’un dieu contraire enchaînait loin de nous,
Semblent avec les flots exciter mon courroux :
Le calme, si longtemps fatal à ma vengeance,
Avec mes ennemis n’est plus d’intelligence :
[...]
Puisque les dieux jaloux ne l’y retiennent plus,
Portez à tous ses chefs mes ordres absolus (I, 1).
Atrée n’aura cependant pas à lancer ses vaisseaux vers Athènes pour venger l’offense que lui a faite son frère en s’enfuyant avec sa femme. Un naufrage opportun viendra déposer Thyeste sur la berge du royaume, ce qui permettra au vindicatif monarque, après l’incontournable scène de reconnaissance, de mettre en marche son dessein. Se succèdent alors une série de scènes dans lesquelles Atrée, apparemment aux prises avec les tourments que suscite sa passion, affirme tour à tour sa résolution de faire périr Thyeste et l’indignité du meurtre fratricide.
Cette reprise du mouvement d’hésitation, de l’ambivalence propre aux héros cornéliens, pourrait au premier abord laisser croire à un combat intérieur se jouant sur le théâtre d’un Moi tendu entre sa volonté d’assouvir sa passion en vengeant l’affront fait à sa grandeur et la possibilité de s’effacer, comme l’Auguste magnanime de Cinna, derrière une action généreuse et un sacrifice qui, à terme, le mènerait vers les contrées supérieures de la gloire. Toutefois, les hésitations d’Atrée, nous l’apprenons avant les culminations de violence caractéristiques des dénouements des pièces de Crébillon, se révèlent une stratégie, un calcul destiné à amadouer Thyeste. Ils relèvent en réalité d’un conflit moral industrieusement simulé :
La main qui l’a sauvé ne sert qu’à le tromper.
Vengeons-nous ; il est temps que ma colère éclate :
Profitons avec soin du moment qui la flatte ;
Et que l’ingrat Thyeste éprouve dans ce jour
Tout ce que peut un cœur trahi dans son amour (III, 1).
Porté par sa passion soigneusement canalisée, Atrée est demeuré maître d’une action qu’il a infléchie à sa guise et qu’il mènera à terme en présentant à Thyeste, dans une de ces apothéoses sanglantes que Voltaire réprouvait si fort12, la coupe emplie du sang de Plisthène. Puis, la pièce se terminera, dans un joyeux paradoxe tragique, par une réplique d’Atrée qui, tout en témoignant du peu d’importance qu’il accorde à l’anathème que lui jette son frère en se suicidant, célèbre son triomphe avec arrogance :
À ce prix j’accepte le présage :
Ta main en t’immolant, a comblé mes souhaits ;
Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits (V, 7).
Du déchirement cornélien, pourtant recréé dans son déroulement avec de manifestes scrupules, il ne subsiste donc ici que le ressort dramatique superficiel, un mouvement d’indécision qui, à la manière du suspense moderne, demeure tout à fait propre à tenir le spectateur ou le lecteur en haleine, mais étouffe, à toutes fins pratiques, la dimension psychologique déchirante de la lutte fratricide. Dans sa reprise des éléments constitutifs du déchirement héroïque cornélien, Crébillon présente un individu préoccupé de son bonheur ou « renvoy[é] à son humanité » (Delmas, 1994, p. 112), telle que la concevaient les premières philosophies « individualistes » des penseurs anglo-saxons. En posant l’action comme le résultat d’une volonté du personnage, le dramaturge oblitère le tragique résultant de la confrontation de deux ordres moraux et de la recherche d’un équilibre.
Cet investissement du modèle cornélien par la morale nouvelle est peut-être plus patent encore dans le cas du personnage de Cicéron, protagoniste du Triumvirat. Représenté en 1754, en plein épanouissement de la pensée des Lumières, Le Triumvirat synthétise en effet le héros crébillonien type, poursuivant en apparence des idéaux nobles, mais cheminant en réalité vers la seule réalisation de ses désirs. Ainsi nous assistons, malgré la volonté manifeste de l’auteur de donner une dimension grandiose au personnage de Cicéron par la reprise de l’ultime quête cornélienne – la gloire – à une forme d’édulcoration, c’est-à-dire, à « une forme de dégradation du héros cornélien en caractère pathétique qui se traduit par un adoucissement, sorte de vernis qui recouvre les couleurs trop vives ou trop contrastées du tableau » (Bret-Vitoz, 2008, p. 44). Le Triumvirat met en scène ce nouveau type de héros, à travers lequel nous voyons sourdre, non plus la grandeur du déchirement aristocratique, mais l’esprit de lucre, tel qu’il se développe alors dans la société marchande.
Après la grande carrière d’orateur que nous lui connaissons, Cicéron, auréolé du nimbe de ses victoires symboliques sur le champ de bataille du Sénat, voit la Rome libre qui l’a vu triompher tomber sous le joug du second triumvirat et, plus spécifiquement, sous le potentat d’Antoine, dont la soif de pouvoir absolu conduit à éliminer méthodiquement ses opposants. L’orateur voit dans ces circonstances l’occasion d’illustrer son nom et d’obtenir la gloire que procure une mort en martyr de la liberté. Seulement, sans souffrir des renoncements que demande cette aspiration au sublime, le personnage de Cicéron chemine dans la détermination de ce que Paul Benichou nomme un « orgueil inférieur » (Benichou, 1948, p. 72), c’est-à dire dans une détermination que n’étaye aucun mépris des ambitions réduites et accessibles au vulgaire. Alors que la gloire s’acquiert au prix d’une contention stoïque, dans ce combat entre les passions et le devoir que nous avons déjà évoqué, Cicéron ne rencontre plus, même en apparence comme c’était encore le cas chez Atrée, d’entraves à sa volonté ; entraves qui seules lui permettraient, comme aux héros de Corneille, d’affirmer la puissance d’un Moi voué par essence à la sublimité. Les différentes stations menant au terme de la pièce ne constituent plus que les opportunités d’une réaffirmation de la toute-puissance de sa volonté13.
Aussi, lorsque Cicéron obtiendra la gloire à laquelle il a tant aspiré, ce ne sera que sous la forme d’un pâle avatar de l’original cornélien, c’est-à-dire sous la forme réifiée d’une marchandise s’incarnant, dans toute sa vulgaire matérialité, dans l’inscription sur le tableau des proscrits. Récompense à l’assiduité d’un commerce intéressé, offerte à l’orateur avant même son trépas, qui, en théorie, devrait constituer la seule véritable consécration14, l’inscription – et cela, comme nous le voyons dans l’extrait suivant, malgré la conscience du personnage de la dimension éphémère d’un tel honneur – emplit Cicéron de la joie du parvenu :
Orgueilleux monument d’une grandeur passée,
Qui par celle des dieux n’était point effacée ;
Et vous marbres sacrés de nos premiers aïeux,
Qui faisiez l’ornement de ces superbes lieux,
En vain, de vos travaux célébrant la mémoire,
Rome a cru de vos noms éterniser la gloire :
Bientôt vous ne serez qu’un horrible débris
Et de nouveaux objets de larmes et de cris.
Déjà les rejetons de vos tiges fameuses,
D’Antoine et de César victimes malheureuses,
N’offrent plus à nos yeux qu’un mélange confus
De morts et de mourants dans la fange étendus.
Mais parmi tant d’horreurs, quelle gloire imprévue
Vient ranimer mon cœur et briller à ma vue?
Mon nom ne sera plus étouffé dans l’oubli,
Et dans ses dignités le voilà rétabli.
Enfin je suis proscrit, que mon âme est ravie! (IV, 1)
Le personnage de Cicéron, à la manière des héros cornéliens, tente bien d’accéder à la gloire pour satisfaire son orgueil, mais la mécanique de cette satisfaction, telle que la développe Crébillon dans la reprise d’un modèle désormais empli de l’esprit de la nouvelle morale, demeure celle de la satisfaction basse des jouissances immédiates gagnée hors des contraintes de la rigueur morale indispensable à l’obtention de la plus haute des récompenses et indispensable, parallèlement, à l’efficace tragique. Dans la translation du modèle s’est perdue la donnée fondamentale de l’équation.
À travers les liens que l’œuvre de Crébillon tisse avec celle de son prédécesseur, nous assistons donc à une forme de faillite du modèle générique tel que l’envisageait Corneille. Atrée et Thyeste et Le Triumvirat constituent des tragédies sans tragique, dans lesquelles, en dépit de dénouements d’une cruauté à volonté compensatoire, le nœud inextricable de la tension est délié et les puissants ressorts affectifs débandés. Plutôt que l’« esthétique de la corde raide » et de l’équilibre précaire que présentait le modèle héroïque cornélien, Crébillon, dans une reprise qui se réduit à la réutilisation de traits superficiels, élude le conflit tragique découlant de la condition psychologique du personnage. « La tension tragique, [telle qu’elle se présente chez Corneille], procède en effet du conflit douloureux entre le doute lancinant et la certitude arrachée, dans un moment où la maîtrise se reconquiert sur le fond d’un désenchantement secret ou proclamé » (Dandrey, 2010, p. 45). Néanmoins, plutôt que de dénier à l’œuvre de Crébillon toute forme d’originalité, devrions-nous considérer dans ces textes hybrides le combat de deux époques, le point de jonction entre l’extinction du monde ancien et la naissance du monde nouveau. Ses pièces, attendrissantes dans leur violence un peu naïve, tout comme celles de ses collègues Campistron, Houdar et La Fosse – ces autres dramaturges dits « sans génie » de la première moitié du XVIIIe siècle – annoncent tout simplement l’avènement du drame bourgeois plus qu’elles ne poursuivent la subtile alchimie de la tragédie classique.
Corpus
Crébillon, Prosper Jolyot de. 1923. « Atrée et Thyeste ». Théâtre complet. Paris : Librairie Garnier frères, p. 49-92.
––––––––. 1923. « Le Triumvirat ou La Mort de Cicéron ». Théâtre complet. Paris : Librairie Garnier frères, p. 383-431.
Études critiques
Encyclopaedia universalis (supplément). 1996. Paris : Encyclopaedia universalis éditeur, p. 553-554.
Benichou, Paul. 2000. Morales du Grand Siècle. Paris : Gallimard, 313 p.
Bret-Vitoz, Renaud. 2008. L’Espace et la scène : dramaturgie de la tragédie française. Oxford : Voltaire Foundation, 472 p.
Dandrey, Patrick. 2010. « Classicisme et tragédie : une équation française ». Tragédie(s). Paris : Éditions rue d’ULM, p. 41-47.
Delmas Christian. 1994. La Tragédie de l’âge classique 1553-1770. Paris : Seuil, 357 p.
Rohou, Jean. 2002. Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine. Paris : Seuil, 670 p.
Starobinski, Jean. 1961. L’Oeil vivant. Paris : Gallimard, 253 p.
Taylor, Charles. 1998. Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne. Montréal : Boréal, 710 p.
Truchet, Jacques. 1989. La Tragédie classique en France. Paris : PUF, 275 p.
Perrier-Chartrand, Julien. 2012. « Le héros ordinaire : fortune du modèle cornélien dans l’œuvre tragique de Prosper Jolyot de Crébillon », Revue Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lperrier-chartrand-16> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Revue Postures, Dossier « D'hier à demain : le rapport au(x) classique(s) », n°16, p. 69-77.