Si tout homme avait la possibilité d'assassiner clandestinement et à distance, l'humanité disparaîtrait en quelques minutes.
-Milan Kundera
La Valse aux adieux
Depuis les attaques du 11 septembre 2001, un imaginaire apocalyptique installe dans notre conception du monde un sentiment d’anxiété face à l’avenir. Ces préoccupations, qui réapparaissent de façon cyclique dans l’imaginaire occidental, à chaque point de rupture de notre évolution, prennent aujourd’hui des formes nouvelles. Depuis la chute de l’empire soviétique, une fin semble inévitable. Francis Fukuyama (1992) a d’ailleurs repris cette idée de Hegel juste après la destruction du mur de Berlin qui symbolisait, pensait-on, la victoire incontestée des Américains, peuple aux valeurs individualistes, prônant le libre marché sur les Soviétiques, quant à eux incapables de marier la démocratie à un régime où l’économie est planifiée et la propriété, collective. Suite à cette fin de l’Histoire proclamée à tous vents, un nouvel événement est survenu — le 11 septembre 2001 — et a eu pour effet de relancer l’histoire ou, du moins, de démontrer que la fin de l’Histoire n’était toujours pas advenue. Et ne le sera jamais.
Mitchum Huehls émet l’hypothèse suivante: « While the Cold War, dominated by spatial metaphors of dominoes, walls, and curtains, sought to territory control (Berlin, Korea, Cuba, Vietnam, Central America, and even outer space), our current “War on Terrror” needs to control time […]. » (2008, p. 46.) Ce serait, dès lors, le contrôle du temps qui permettrait de traduire les préoccupations politiques et sociales des États-Unis. Nous n’affirmons pas que cette quête d’ascendance sur le temps soit nouvelle, mais bien que l’engouement réitéré des écrivains contemporains pour ce thème constitue un changement axiologique important dans notre perception du réel. Le désir de remonter le temps et de transformer des événements qui façonnent notre réalité contamine de nombreuses sphères de la production culturelle1. Cette fascination pour le contrôle du temps se traduit parfois par un glissement de notre réalité historique vers une autre, qu’elle soit traduite par des voyages dans le temps (Time Traveler’s Wife), le révisionnisme historique, les théories du complot (Loose Change) ou par l’uchronie. Cette vision schizophrénique du présent tend à se déployer de plus en plus largement dans le champ culturel américain actuel.
Nous cernerons d’abord comment le modèle uchronique se déploie dans Man in the Dark de Paul Auster et contre quoi il s’oppose. Ensuite, nous identifierons les deux types de récits présents dans le roman, soit le récit réaliste focalisant sur la banalité du quotidien et le récit imaginaire proposant une vision politique du monde. Nous verrons comment ils se répondent et surtout de quelle manière ils illustrent deux courants forts de la modernité littéraire. En dernier lieu, par l’analyse narrative d’un passage important de ce roman, nous tenterons de démontrer comment deux niveaux de narration s’entrecroisent et permettent donner du relief aux enjeux narratifs, politiques, historiques et sociaux que soulève cette uchronie post-11 septembre.
Man in the Dark met en scène deux réalités qui s’enchevêtrent: l’une où le 11 septembre est bel et bien arrivé et où les Américains sont en guerre avec l’Irak et l’autre où les États-Unis sont aux prises avec une guerre civile qui trouve son origine dans le scandale des élections présidentielles de 2000. La trame narrative principale se construit sous la forme d'un monologue intérieur qu'entretient un critique littéraire à la retraite, vivant dans une grande maison de campagne avec sa famille complète, du moins, ce qu'il en reste. Ce septuagénaire, qui a remporté le Pulitzer de la critique en 1984, vit en compagnie de sa fille Miriam, âgée de quarante-sept ans, et de Katya, sa petite-fille de vingt-trois ans. Miriam est divorcée depuis cinq ans alors que Katya pleure son petit ami mort à la guerre. Le narrateur, quant à lui, se remet tant bien que mal de la perte d'une jambe et du décès de sa femme survenu il y a un peu plus d’un an. August Brill — l’écrivain-narrateur dont le nom n’est divulgué qu’au milieu du roman — entame son récit ainsi: « I am alone in the dark, turning the world around my head as I struggle trough another bout of insomnia, another white night in the great American wilderness […]. » (Auster, 2008, p. 1.) Cette insomnie devient alors le lieu de l’invention. Pour tromper son ennui et empêcher les démons du passé de venir le hanter, Brill invente un récit uchronique mettant en scène un jeune magicien new-yorkais, Owen Brick, qui se réveille subitement dans un trou d’une profondeur de douze pieds2. Owen Brick, noyau de ce récit en abyme, devient ainsi prisonnier d’un monde qui lui est à la fois étrange et familier. Il y rencontre certains habitants qui lui exposeront les codes qui régissent cet univers, parfois des alliés à l’instar de la serveuse Molly, des personnages ambigus, à l’instar de Virginia Blaine. Cette dernière, à la fois amante et geôlière de Brick, entretiendra une relation équivoque avec lui. Cette histoire enchâssée se clôt brutalement lorsque le narrateur revient au monde réel pour conclure le récit de ses propres expériences de vie, étrangement similaires à celles que Brick a vécues de façon condensée.
Lorsque s’ouvre Man in the Dark, le narrateur invente, au gré de ses fantaisies, un monde dont la forme s’adapte aux simples mouvements de sa pensée. Son imagination met en scène des milliers d’êtres humains dans une réalité où la guerre n’est pas exportée, mais bien vécue par les Américains sur leur propre territoire. Dès le commencement de la narration à la troisième personne, le lecteur suit un personnage aphasique. Le récit, énoncé par un homme seul dans le noir3, répond à l’une des principales caractéristiques du récit uchronique, soit à la présupposition d’une Histoire qui n’est pas celle que connaît le lecteur.
L'uchronie est donc un récit qui présuppose — et non expose — une déviation de l'Histoire; celle-ci est tenue pour acquise (avec ce que cela peut avoir de déconcertant pour le lecteur); la déviation historique constitue moins l'objet du texte qu'un arrière-fond sur lequel se découpe une trame romanesque qui n'a rien de science-fictionnel, si ce n'est par son insertion dans un monde curieusement méconnaissable. (St-Gelais, 1999, p. 47.)
« Le point de bascule » ou la « déviation de l’Histoire » que choisit le narrateur n’est connu ni du lecteur ni du personnage principal. Dans une uchronie dite classique, les acteurs de la diégèse connaissent leur univers et que seul le lecteur doit reconstituer une xénoencyclopédie (Ibid., p. 140), c’est-à-dire qu’il doit reconfigurer son champ de références pour qu’il concorde avec le monde fictif dans lequel évoluent les personnages du monde divergent. Ici, au contraire d’une uchronie classique, le personnage central ignore les codes de cet univers. Sans qu’elle soit le sujet principal de la seconde diégèse, cette déviation de l’Histoire devient une préoccupation centrale pour Owen Brick. Projeté dans un univers inconnu, prisonnier d’un abîme, Brick a perdu ses points de repère et cherche à connaître qui il est, à savoir où il se trouve. Seuls ses papiers confirment son identité, tandis qu’un doute persiste sur la réalité qu’il affronte. Des miliciens viennent à sa rencontre et, non sans un certain sens du sarcasme, le sergent de l’escouade révèle une bribe d’information sur le monde dans lequel Brick est immergé: « Fuck Iraq, this is America, and America is fighting America […]. » (Auster, 2008, p. 8.) Le protagoniste de la mise en abyme s’imagine que si le pays est en guerre, ce doit être contre l’Irak. Cette information, admise par l’interlocuteur comme allant de soi, relève de la grande évidence : « Get a grip on yourself boy. You’re fighting a war. What did you think this was? A trip to Fun World? » (Id.) Le monde uchronique devient présupposé et ses acteurs ne s’attardent plus sur sa nature, mais cherchent à y agir pour le transformer.
L’ignorance de Brick quant à la nature du monde dans lequel il se trouve constitue le seul accroc à la composition de l’uchronie classique. Cette entorse au code du genre, qui consiste à peindre un monde alternatif au nôtre, devient un point important de ce récit. En effet, l’accent sera mise sur les divergences qui séparent la réalité d’Owen et celle de l’Amérique en guerre de Sécession. Cette mise en évidence intervient lorsque Brick refuse l’ordre de mission que lui impose la milice de libération de l’État où il se trouve, mission qui consiste justement à reprendre le contrôle de la temporalité qui régit ce monde. Ce faisant, Brick déroge aux règles de son monde d’adoption. Confronté à une menace qu’il ne connaît pas, immergé dans un monde dont le passé lui est inconnu, Brick doit agir immédiatement. Or, en refusant de passer à l’action, il rejète le rôle imposé par la milice et tente de se convaincre que ce monde n’existe pas; prisonnier d’une réalité inconnue, Brick désire s’en échapper en n’y voyant qu’un rêve. Pour éviter que ne vacille son esprit, il se protège en se persuadant que ce n’est pas réel, pour ne pas agir mais plutôt assister, tel un spectateur, au passage du temps. Lorsque l’escouade vient à la rencontre de Brick, elle l’informe sur la nature des projets pour lesquels il est recruté :
Civil war, Brick. Don’t you know anything? This is the fourth year. But now that you’ve turned up, it’s going to end soon. You’re the guy who’s going to make it happen.
How do you know my name?
You’re on my platoon dumbbell. [...]
But I didn’t sign up. I didn’t enlist.
Of course not. No one does. But that’s the way it is. One minute you’re living your life,
and the next minute you’re in the war.
Brick is so confounded by Tobak’s statements, he doesn’t know what to say. (Ibid., p. 8-9.)
Il devient alors vital pour le personnage inventé par August Brill de compenser son ignorance par tous les moyens possibles. Exténué par une marche de douze milles, Brick arrive dans une petite localité et va au boui-boui du coin pour se restaurer; il cherche alors à savoir où il se trouve physiquement et temporellement. Le calendrier concorde (« April nineteenth. Good. That’s just what I would have said [...]. Two thousand and seven »(Ibid., p. 30)), mais l’Histoire diverge :
Good. Now, if I said the words September eleventh to you, would they have any special meaning?
Not particularly.
And the World Trade Center?
The twin towers? Those tall buildings in New York?
Exactly.
What about them?
They’re standing?
Of course they are. What’s wrong with you?
Nothing, Brick says, muttering to himself in a barely audible voice. Then, looking down at his half-eaten eggs, he whispers: One nightmare replaces another. (Ibid., p. 31.)
L’événement que l’on considère comme le début symbolique du XXIe siècle n’a pas eu lieu dans cette histoire alternative. Que « September eleventh » n’ait aucun sens particulier pour la serveuse Molly intensifie le sentiment d’étrangeté qui se dégage de ce monde et ce tant pour le lecteur que pour le personnage du récit enchâssé. En outre, ce sentiment d’étrangeté crée une tension qui se répercute dans cette seconde histoire. Brick, piégé dans une temporalité qu’il n’a jamais connue, note les écarts précis que ce monde entretient avec le sien : « There are no houses or buildings anywhere in sight, no telephone poles, no trafic signs, no indication of human presence except the road itself, a badly paved stretch of tar and asphalt with numerous cracks and potholes, no doubt unrepaired for years […]. »(Ibid., p. 23.) Il y a un vide qui témoigne d’un changement radical de la situation politique qui prévaut dans cet État encore inconnu. Plus loin, ce sont des hommes à bicyclette qui empruntent cette route et non pas des voitures.
Ainsi, une opposition radicale vient différencier le monde uchronique du monde réaliste. Ce sont non seulement les éléments des deux mondes décrits qui diffèrent, mais aussi, et surtout, les thèmes abordés par les deux narrations à l’œuvre dans le roman qui témoignent de la divergence entre les deux réalités.
Nous assistons dans le récit enchâssé à l’exposition d’un idéal politique qui s’oppose à celui qui régnait alors aux États-Unis. La situation politique qui régit l’Amérique alternative demeure partiellement confuse tant pour Brick qui vient d’essuyer une correction, que pour le lecteur qui en ressent les contrecoups.
Federal troops attack . . . Albany, Buffalo, Syracuse, Rochester . . . New York City bombed, eighty thousand Dead . . . but the movement grows . . . in 2004, Maine, New Hampshire, Vermont, Massachussetts, Connecticut, New Jersey, and Pennsylvania join New York in the Independant States of America [...] Meanwhile, the fighting continues, often horrendous, the toll of casualities steadily mounting . . . U. N. résolutions ignored by the Federals, but until now no nuclear weapons, which would mean death to everyone on both sides. . . . Foreing Policy : no meddling anywhere. . . . Domestic policy : universal health insurance, no more oil, no more cars or planes, a fourhold increase in teachers’ salaries [...]. (Ibid., p. 62.)
Une ponctuation atypique vient brouiller la narration des événements qui suivent cette estocade. En effet, des points de suspension, puis quatre points accompagnent le récit des événements capitaux qui fondent ces autres États-Unis contemporains du lecteur. La violence de ce monde uchronique empêche le lecteur de saisir clairement ce qui diverge dans cette Amérique parallèle. On comprend d’abord que ce sont les élections présidentielles de 2000 qui ont provoqué la sécession de plusieurs États lorsque la Cour suprême trancha pour George W. Bush. Il y est également question de la mise en application de mesures sociales qui égaliseraient les chances de réussite pour chacun, finalement, l’Histoire bascule : une opposition idéologique inébranlable des citoyens aux allégeances démocrates a provoqué la désolidarisation des États progressistes de l’administration conservatrice. Des États — l’effet parcellaire du texte induit ici par la ponctuation empêche une intellection claire de la situation — ont instauré, après avoir voté pour la sécession, des mesures sociales qui font cruellement défaut aux États-Unis d’alors. Le texte ne permet pas cependant de savoir quels sont ces États ou cet État. Les points de suspension créent des vides sémantiques qui ne se laissent pas remplir facilement. En effet, alors que Virginia en arrive aux politiques intérieures et extérieures adoptées par les États sécessionnistes, les points de suspension se multiplient et intensifient le brouillage.
Malgré ces vides sémantiques, l’uchronie devient le lieu de la critique politique. Le monde imaginé par Brill agit comme un fer de lance permettant une critique acerbe du monde dans lequel vit l’auteur de ce récit. Outre le fait que le brouillage affecte la netteté du propos, le texte critique et souligne les maux qui troublent l’Amérique réelle. Ainsi, le récit uchronique, proche du récit contrefactuel qu’élabore Auster, s’évertue à souligner les problèmes auxquels sont confrontés les États-Unis.
Deux perspectives bien distinctes se dégagent du roman d’Auster. D’une part, l’auteur met en lumière une situation politique problématique aux États-Unis par l’entremise d’une uchronie mise en abîme; d’autre part, il souligne sans cesse comment la vie de chacun peut être triste, voire dramatique, en soulignant le discours à la première personne d’un homme prisonnier de son quotidien. L’opposition entre les deux formes narratives que nous avons soulevées plus tôt se traduit, comme nous le verrons, dans les propos que supportent ces formes d’énonciation différentes sinon opposées l’une à l’autre. La narration à la première personne devient le lieu du trivial et du banal, alors que l’uchronie non seulement construit un monde imaginaire qui répond à certains désirs de l’auteur — nous y reviendrons — , mais aussi déploie, par l’intermédiaire du discours rapporté, un regard qui embrasse une plus grande période et instaure une dialectique entre le texte et le lecteur qui permet à celui-ci de se positionner dans le réel. Le discours immédiat, quant à lui, s’attarde aux malheurs et aux difficultés que rencontre quotidiennement le narrateur en restreignant le champ de vision au seul univers qui concerne ce narrateur intradiégétique.
La première interruption de la narration à la troisième personne survient alors qu’une porte claque dans le monde réel et que Brick se met en marche vers la ville de l’univers uchronique. Ce bruit extradiégétique qui interrompt ce récit simultané donne lieu à un récit antérieur de la journée du narrateur, passée à regarder des films en compagnie de Katya, sa petite-fille. Encore une fois, Brill enchâsse un récit. En usant allègrement du prétérit — absent, doit-on le souligner, de l’uchronie — il rapporte une discussion critique qu’il a soulevé avec Katya le jour même. Cette suspension subite du récit enchâssé n’est que la première d’une longue série. Plus loin, alors que Brick fuit un agent de la résistance qui insiste pour qu’il assassine un nébuleux écrivain, le fil de la lecture est de nouveau rompu. « Suddenly, an urgent need to empty my bladder […]. » (Ibid., p. 43.) Une vétille interrompt sans préavis le fil de la diégèse : cette fois-ci il s’agit d’un besoin physiologique urgent. Débute alors une narration décrivant dans ses moindres détails les actions que le narrateur doit accomplir pour se soulager, opérations complexes et nombreuses s’il en est puisqu’il a perdu l’usage de ses jambes.
Sous la forme d’un « discours immédiat » (Genette, 1972, p. 193), le narrateur s’adonne à ce que nous considérons, à la suite de Paul Ardenne, comme étant l’éloge de la banalité. Ardenne, dans un court article intitulé Non-éloge de la banalité la définit comme suit :
L’horizon que l’on veut atteindre, ce n’est pas tant la désinscription radicale du sujet, sa descente du piédestal que tout autre chose : écrire la légende de l’homme occidental en opérant à l’envers, constituer une contre-légende. Ce qu’il s’agit de faire, en l’occurrence : écrire de la légende avec, si je puis dire, de l’anti-légende (comme on dirait de l’anti-matière), du matériau qui ne singularise pas mais tire gloire de désingulariser. (Ardenne, 2002, p. 75.)
En réinsérant le réel de façon si brutale dans le récit enchâssé, Auster accentue le fossé qui sépare la littérature de l’imaginaire de celle du quotidien. Il fait, comme le dit Ardenne, de l’anti-légende la légende de l’homme contemporain aux prises avec ses angoisses et ses histoires personnelles. En jouant avec la curiosité du lecteur, Auster retarde le retour du récit uchronique de façon à faire de cette attente une intrigue. Quand recommencera-t-il à faire l’histoire de Brick? « What now? To turn off the light or not to turn off the light? I want to go back to my story and discover what happens to Owen Brick, but [...]. » (Auster, 2008, p. 44.) Commence alors une série de digressions qui transportent le lecteur toujours un peu plus loin de l’histoire interrompue. Comme la première interruption, celle-ci intercale plusieurs récits par le biais d’une narration antérieure. Brill nous dépeint ses opinions sur le mariage, fait la courte histoire de Rose Hawthorne, qui a écrit : « as the weird world rolls on » (Ibid., p. 45), phrase qui revient tel un leitmotiv tout au long de la narration à la première personne, ou encore replonge dans le souvenir des jours précédents qu’il raconte en détails.
La narration alterne de la première à la troisième personne, et passe ainsi d’un mode classique d’énonciation (focalisation interne fixe faite à la troisième personne) à un mode d’énonciation plus moderne et qualifié de « mimésis du discours » (Genette, 1972, p. 193). En employant le prétérit, Brill se positionne tel un conteur discourant sur lui-même. Il utilise la première personne pour rapprocher le lecteur de sa réalité, décrire ses journées, puis sa vie d’homme. Alors que la narration à la troisième personne donne lieu à un récit d’action linéaire qui produit un schéma narratif romanesque se présentant « comme une pâle copie de la scène dramatique : mimésis à deux degrés, imitation d’imitation » (Genette, 1972, p. 193). Le récit qui se fait à la première personne souligne quant à lui l’emprise du présent sur les méditations et les préoccupations de l’homme contemporain.
Ainsi, la narration à la première personne restreint la vision du propos à un individu faisant face aux difficultés du quotidien, alors que le récit uchronique s’applique à confronter le lecteur à notre situation historique et politique qui prévaut dans son monde par la comparaison inévitable entre deux réalités contradictoires. Ainsi, une vision restreinte, confinée à un hic et nunc s’oppose à une vision élargie des motifs et conséquences d’un choix historique imposé par la Cour suprême des États-Unis dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. L’uchronie, lorsqu’elle s’attarde à la situation politique d’un État, engage un regard critique sur notre propre réalité. Alors que le récit de la vie ordinaire fascine en catapultant le lecteur dans la vie d’un autre, le récit uchronique permet de prendre ses distances face au réel, ce qui amène le lecteur à développer une pensée critique sur sa réalité historique. Ainsi, par un effet de dialectique — nous verrons se renforcer ce dialogue entre les deux récits dans le prochain point de notre analyse — le roman d’Auster souligne les rapports qu’entretiennent ses personnages avec leur monde et invite le lecteur à questionner son propre rapport au monde.
Un peu à la manière des deux mondes qui prennent appui sur leurs réalités politiques respectives, le point de convergence des deux récits survient alors que ces réalités semblent se confondre. Une catastrophe ciblée, restreinte dans le temps comme dans l’espace, se transforme en une catastrophe qui transcende les limites géographiques et temporelles d’une Amérique qui, plutôt que d’être unie contre un ennemi extérieur, éclate de l’intérieur. La structure même du récit introduit le doute et le décalage. Alors que le récit-cadre opte pour le discours immédiat, le récit enchâssé adopte la forme du discours rapporté, ce qui a pour effet d’y introduire une forte part de pathos. Le narrateur de la trame principale connaît l’existence du héros dont il narre l’histoire à un auditeur fictif. Bien qu’il ne doute pas de l’existence de celui-ci avant de se voir attribuer une mission visant à l’assassiner, Brick finit par le faire connaître au lecteur, qui ne connaît pas le nom et donc l’identité du narrateur avant que ce personnage ne l’apprenne. Cependant, une rupture narrative surgit alors même que le récit enchâssé culmine et prend fin abruptement avec la mort de Brick :
And that is the end of Owen Brick, who leaves the world in silence, with no chance to say a last word or think a last tought. […] Meanwhile, seventy-five miles to the Northwest, in a white wooden house in southern Vermont, August Brill is awake, lying in bed and staring into the dark. And the war goes on. (Auster, 2008, p. 118.)
La narration qui se fait au « je » dans un monde qui est censé être le nôtre, se fait au « il » dans l’Amérique sécessionniste. Ce changement de voix énonciative souligne le statut fictionnel du monde uchronique dans lequel nous voyons évoluer Brick. Par conséquent, cette étrange phrase (en italique dans la citation) surgit de nulle part, alors que Brick passe l’arme à gauche, désoriente le lecteur. Le personnage de Brick supposément assassiné dans ce monde parallèle au nôtre, se trouve en vérité de ce côté-ci du miroir lorsque « a second bullet goes straight trough his right eye and out the back of his head. And that is the end of Owen Brick, who leaves the world in silence, with no chance to say a last word or think a last thought. » (Id.) Puisque ce n’est pas dans un autre espace-temps que Brill « git dans son lit et regarde la noirceur » mais bien à « soixante-quinze milles » 4 de là. Les deux personnages partagent le même espace-temps et ne sont séparés que par la distance. Brill, le temps d’une phrase, n’est plus ce narrateur intradiégétique qui invente une histoire, mais un personnage qui a, d’un point de vue narratif, le même statut que Owen Brick. Les deux récits s’entrecroisent pour former un discours qui se situe sur un même niveau narratif. Les deux personnages sont côte à côte dans une narration qui se fait à la troisième personne. Il y a un décalage du centre focal. Le « je » auquel s’est habitué le lecteur s’est subitement transformé en un « il », alors que le récit dans la fiction se clôt. Un troisième niveau de narration émerge alors et le lecteur doit embrasser une nouvelle posture qui situe sa réalité dans un tierce monde.
À la limite, et par extension, [relevait Richard St-Gelais à propos de la mise en abyme uchronique,] notre univers devient une variante d'un univers parallèle, perdant du coup le privilège ontologique qui en ferait l'univers de base à partir duquel des versions fictives pourraient être imaginées[…] (St-Gelais, 1999, p. 52).
Ce seul syntagme : « August Brill is awake, lying in bed and staring into the dark, and the war goes on » (Auster, 2008, p. 118) offre au lecteur un regard externe sur les deux personnages principaux du roman et sur les deux univers qu’ils incarnent. En un même temps, sur un pied d’égalité, les deux personnages sont vus d’un seul regard. Ce point de convergence des deux récits instille une part de réel au monde uchronique tout en inoculant une part de fictionnalité au monde réel. Ainsi, à elle seule, cette phrase souligne le statut métafictionnel du roman et éclaire le métadiscours que l’on peut y percevoir. L’Amérique inventée par Brill devient le lieu de la critique, le monde intermédiaire par lequel doit passer l’auteur réel pour porter son regard sur la situation politique de son propre univers. En ce sens, le roman d’Auster engage son opinion politique et dévoile ses propres préoccupations vis-à-vis des politiques adoptées par son pays. En développant un dialogue entre les deux récits, un pont se construit entre les deux histoires qui proposent une lecture critique du monde.
En usant des artifices de la fiction, Auster porte un regard acerbe sur le monde qu’il habite. À ce propos, Auster affirme d’ailleurs en entrevue avec le stopsmilingonline :
We watched Al Gore get elected president and then we watched it get taken away from him through legal and political maneuvering in an outrageous Supreme Court decision, which was in some sense a legal coup. [...] I’ve lived these past seven and a half years with this eerie sense that we’re not in the real world anymore, but a parallel one. This wasn’t supposed to happen. Bush wasn’t supposed to be president, there wasn’t supposed to be a war in Iraq — there might not have even been a 9/11 if Gore had been elected. So I think this sense of disconnect is what inspired the story within the story, the one that Brill invents for himself. (Theodoro, 2010.)
Le flou juridique de 2000, souligné par un auteur qui fait preuve d’une certaine audace, met également l’accent sur le caractère exceptionnel de la prise de pouvoir de George W. Bush, placé à la tête de la superpuissance par un tribunal. En couplant les deux personnages principaux par un jeu narratif, Auster lie deux réalités distinctes, ce qui produit une impression de virtualité qu’il ressent lui-même depuis ce coup d’État légal. Ce faisant, l’auteur se joint à un certain consensus éditorial, dans les sphères politiques démocrates américaines, qui voit cette décision comme l’une des plus grandes exactions de notre époque. On pouvait en effet lire dans le New York Magazine du 14 août 2006 une histoire contrefactuelle des États-Unis, rédigée sous la forme d’un blog par le journaliste politique Andrew Sullivan, où Al Gore aurait gagné les élections de 2000. Dans cette histoire, les attaques terroristes du 11 septembre n’ont pas eu lieu, mais une attaque concertée et beaucoup plus destructrice est survenue dans les années 2006-2007 (Sullivan, 2006). D’un autre point vue, Le Devoir voyait l’élection de George W. Bush en 2000 comme l’événement le plus marquant de la décennie (Castonguay, 2009, p. A1&A8). Bill Turque, auteur d’une biographie d’Al Gore, souligne dans cette édition du Devoir le caractère litigieux de l’élection de 2000 et se prononce sur la possibilité d’un monde où Gore serait devenu Président et où les États-Unis ne seraient pas embourbés dans une guerre en Irak ayant été justifiée par les attaques terroristes du 11 septembre 2001.
À l’instar de cet article et de ce blog, le roman de Paul Auster plonge son regard dans une réalité alternative qui fait contrepoids au réel : un présent autre, post-11 septembre, qui permet une posture politique critique dans l’imaginaire. En mettant en scène un présent différent du nôtre, Auster prend position du côté des vaincus et cristallise une opinion propre à certains cercles politiques démocrates. Si l’on s’attarde à l’apport de cette œuvre dans l’imaginaire post-11 septembre, les réflexions que soulève le roman sont teintées du deuil et soulignent l’absurdité de la guerre, comme le font de nombreuses œuvres américaines post-11 septembre5.
Brill se réfugie dans une autre temporalité pour échapper à la noirceur de son monde. En créant de toutes pièces cette autre Amérique dotée d’une histoire différente de la nôtre, Brill construit une fiction dans la fiction qui sert d’échappatoire à un présent devenu trop lourd de souvenirs. En usant du levier de la science-fiction, Auster expose les angoisses de l’Amérique suite aux attaques terroristes et aux guerres qu’elles ont déclenchées. Une fois la fiction dans la fiction avortée, le réel revient au galop. Brill est happé par tous les malheurs qu’il a connus. Ce roman agit comme les films que Brill commente : « In one shot we’re given a picture of a whole society living at the edge of disaster. » (Auster, 2008, p. 17.) La société peinte par Paul Auster est dominée par le sentiment d’urgence induit par la précarité d’un monde au bord du gouffre.
L’indécision entre récit du réel que l’on associe à l’éloge de la banalité et le récit imaginaire que convoque l’uchronie dans Man in the Dark reflète également les préoccupations de notre modernité qui vacille elle-même entre le récit du réel et le récit imaginaire. En effet, on rencontre de plus en plus d’œuvres qui s’inspirent des récits de l’imaginaire comme en réponse aux Blank fictions (Annesley, 1998) qui correspondaient à un désir de voir le monde tel qu’il est, sans qu’aucun agent extérieur ne vienne faire de l’ombre au réel. Cette littérature qui cherchait à atteindre un niveau de réalisme extrême semble, en effet, disparaître au profit d’une littérature qui laisse la place à l’imagination d’un sujet, une littérature qui traduit un réel tel qu’il est perçu et non plus tel qu’il est dans l’absolu.
En ce sens, en 1997, Niall Ferguson écrivait, dans une désormais célèbre introduction au recueil intitulé Virtual History, que les historiens devaient se réapproprier les études de l’histoire contrefactuelle pour en tirer des leçons et développer de nouvelles perspectives sur notre présent. Selon cette appropriation de l’Histoire, s’en tenir aux faits et uniquement aux faits tels qu’ils ont été relevés semble dépassé. L’historien doit dorénavant faire appel à son imagination, tout en respectant certaines balises, pour reconstruire l’Histoire telle qu’elle aurait pu être. L’uchronie, à ce titre, devient le versant littéraire d’une méthode scientifique qui sert à évaluer les tenants et aboutissants de faits historiques passés. Ce qui est encore vu comme une « vaine entreprise mélancolique » (Henriet, 2009, p. 12) devient, par le biais de cette approche cavalière de l’Histoire, une méthode d’appropriation du réel qui permet une meilleure compréhension de notre présent et de notre avenir. D’un « et si... » mélancolique, on tire une nouvelle perspective sur ce jeu de l’esprit qui permet de mieux voir le monde tel qu’il est par le truchement d’un monde tel qu’il aurait pu être.
Annesley, James. 1998. Blank fictions consumerism, culture and the contemporary American novel. Londres : Pluto Press, 175p.
Ardenne, Paul. 2002. « Non-éloge de la banalité » In Sociétés : Marges, De Boeck Université, vol. 75, #1, pp.75-77.
Auster, Paul. 2008. Man in the Dark. New York : Henry Holt, 180p.
Castonguay, Alec, « Le chaos des années Bush ». Le Devoir, 31 décembre 2009, p. A1 et A8.
Ferguson, Niall (dir.). 1997. « Virtual History : Towards a “chaotic” theory of the past ». Virtual History. Londres : Picador, p. 1-90.
Genette, Gérard. 1972. Figures III. Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 282p.
Henriet, Eric B. 2009. L'uchronie : 50 questions. Paris : Klincksieck, 232 p.
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