À l’aube de la trentaine, l’héroïne du roman Saufs de Fannie Loiselle (2016), Marie-Ève, a réalisé l’American Dream : réussite professionnelle, mariage, première propriété à Brossard, piscine hors terre, nouvelle voiture, nouveaux meubles, nouveaux électroménagers. Pourtant, au fil du récit, la pression de la performance et de la réussite devient trop lourde à porter pour la travailleuse autonome. Cette dernière se terre dans son bungalow, elle cesse toutes ses activités professionnelles, sociales et domestiques. Son improductivité contamine peu à peu ses proches : dans une sorte d’engourdissement confortable, elles1 refusent de participer au cycle de la surconsommation et à la société néolibérale qu’incarne l’imaginaire banlieusard. Elles parasitent les impératifs liés au mode de vie suburbain, procédant du modèle économique capitaliste qui encense la productivité et la rentabilité, en y opposant une oisiveté forte et revendiquée. La banlieue devient le décor d’un drame banal, celui d’une femme qui ne se reconnaît plus, qui plie sous le poids d’un rôle qu’elle avait toujours volontairement subi jusque-là. L’imaginaire suburbain, collectivement dénigré et ridiculisé, est l’endroit tout indiqué pour la tragédie ordinaire. Selon Daniel Laforest, ce sont les affects associés aux périphéries urbaines qui sont dépréciés plutôt que sa topographie réelle. L’abattement, l’indolence et la morosité sont étrangers à nos habitudes critiques et ont longtemps été décriés parce que ce sont des sentiments passifs. Pourtant, ces sentiments « sont tout aussi complexes que les mouvements de l’âme à l’origine des grands gestes significatifs » (Laforest 2013, n.p.). Ces émotions prennent racine dans les petites actions de la vie quotidienne, parfois nobles, parfois futiles, qui permettent à l’individu de développer sa subjectivité : « Je rêve, je souffre, j’aime, je désire, je lis, j’écris […], mais en même temps j’achète aussi des meubles et je dois penser à nettoyer mon appartement. » (Loiselle 2016, 161)
En revanche, Fannie Loiselle propose une trame narrative où ces sentiments typiquement banlieusards deviennent au contraire les matrices de grands gestes significatifs, voire de gestes politiques. Au lieu de ressasser pour une énième fois les clichés de l’aliénation absurde et du conformisme maladif des quartiers résidentiels, la narration mordante de Loiselle transforme la maison pavillonnaire en un lieu subversif et suscite une critique politique et sociale du mode de vie contemporain. La banlieue devient un espace qui mérite d’être réfléchi, questionné et problématisé afin de mieux comprendre une société qui choisit massivement de s’y installer2. L’étude du roman Saufs (2016) de Fannie Loiselle nous permettra de remettre en question les fondations de l’économie capitaliste et de sa consécration sociale : nous verrons dans un premier temps comment l’accession à la propriété privée et l’accumulation de biens n’assurent pas aux personnages de Loiselle le bonheur tant espéré. Puis nous analyserons comment, à la lumière de l’idée d’improductivité et des théories de l’anthropologue David Le Breton (Disparaître de soi, 2015), les différentes stratégies de disparition et de négation sont mises en place par les personnages dans l’espace suburbain honni. Finalement, nous verrons comment, à la manière d’une Bartleby contemporaine, Marie-Ève préfère ne plus et verse dans le désistement comme réponse aux pressions sociales.
La banlieue chez Loiselle est représentée de façon emblématique par un bungalow brossardois aux abords du Quartier DIX30. Dès les premières pages du roman, Marie-Ève y mène une existence bancale. Elle n’arrive plus à écrire les scénarios de l’émission de télévision pour enfants pour laquelle elle est pigiste, elle est en revanche attirée devant le téléviseur par une téléréalité américaine dont chaque épisode montre un parasite différent qui infeste le domicile de pauvres résidentes désœuvrées : « Je devrais me remettre au travail, remédier aux problèmes soulevés par [la chaîne de télévision]. Mais je m’installe plutôt devant la télé pour regarder Infestés […] ». (Loiselle 2016, 28) Elle ne parvient pas non plus à aménager sa nouvelle demeure avec son jeune époux : « Choisir un décor devrait être facile pour moi qui me suis mariée, qui ai acheté une maison et changé de ville sur un coup de tête. Je m’entête pourtant à préférer le vide à l’imperfection. » (55) Par cette préférence incongrue, Marie-Ève fait dès lors un pied de nez au projet banlieusard tel qu’habituellement représenté dans l’imaginaire collectif et tel que le décrit Stéphane Batigne :
[…] une maison de banlieue n’est jamais totalement achevée. Non seulement son amélioration constante fait partie intégrante du projet banlieusard, mais elle se confond avec l’idée même du bonheur familial, qui doit être entretenu et maintenu dans une quête perpétuelle de sa propre perfection. Il faut sans cesse réparer sa maison, la rénover, la repeindre, l’aménager, l’équiper, l’embellir, la mettre au goût du jour : télévision, tondeuse à gazon, magnétoscope, porte de garage automatique, cheminée, piscine, deuxième télévision, système d’alarme, four à micro-ondes, Jacuzzi, téléphone sans fil, rampe d’escalier en bois tournée, ordinateur, table de billard au sous-sol, troisième télévision, nouvelle cuisine, cinéma-maison. (2001, 54)
En refusant de céder à la « quête perpétuelle de sa propre perfection » pour, à la place, embrasser le néant, Marie-Ève met en lumière l’effet pervers du cycle de surconsommation inhérent au rêve américain : accéder à la propriété privée est un projet onéreux en temps, en énergie et en argent. C’est un cycle sans fin, sans répit ni débouché, auquel aspire aveuglément une certaine partie de la population, comme si c’était le summum de la liberté individuelle. Après avoir acheté une maison sur un coup de tête, la mariée constate le revers écrasant de l’injonction à l’amélioration et à la perfection, quête infinie qui la précipite dans l’indécision :
J’ai insisté pour que nous nous débarrassions de la quasi-totalité de nos meubles d’étudiants — des pièces bon marché et dépareillées — lors du déménagement. […] Voilà deux mois que la nouvelle maison est pratiquement vide, mais je suis incapable de choisir un nouveau sofa, des chaises pour la cuisine, des tabourets pour le comptoir, un lit, une armoire, des stores, une bibliothèque. Nous écumons sans relâche les magasins d’ameublement et de décoration. (Loiselle 2016, 54-55)
Pour la jeune professionnelle, accéder à la propriété semblait venir avec la nécessaire acquisition de meubles de meilleure qualité afin de s’accorder avec son nouveau statut social de propriétaire. Il s’avère néanmoins plus difficile que prévu d’assumer cette responsabilité. Notons que Loiselle utilise, à l’instar de Batigne, une longue énumération d’objets pour décrire la maison de banlieue, sans l’apparition du « et » concluant la recension : elle amplifie ici l’effet de profusion inassouvissable inhérent au projet de propriété privée. L’accumulation de biens et de mots exprime également le sentiment d’accablement pesant sur la protagoniste, qui assiste passivement aux fantasmes de consommation des autres dans les magasins à grande surface.
Le conjoint de Marie-Ève est également irrémédiablement attiré vers le néant. Comme s’il avait vieilli prématurément, Mathieu croit être entré dans la dernière partie de sa vie utile. Fataliste, il est hanté par le temps qu’il leur reste, « comme si le meilleur était derrière et qu’il ne [leur] restait plus qu’à [se] préparer au pire » (Loiselle 2016, 33). Il se départit de ses souvenirs et de ses trésors d’enfant pour alléger le travail de succession qui attend ses futurs descendants au moment de son décès. Plutôt que d’amonceler les biens, comme un jeune professionnel optimiste dans la trentaine pourrait être tenté de le faire, le nouveau marié se dépouille de ses effets et vide sa maison.
Le jeune couple n’est pas le seul à essuyer l’échec du rêve d’accession à la propriété. Une banlieusarde raconte à la scénariste l’histoire tragi-comique d’une maison témoin aux dimensions capricieuses :
Depuis que son conjoint et elle ont fait l’acquisition d’une habitation flambant neuve, elle est retournée presque chaque jour visiter la maison témoin afin d’acheter des meubles similaires à ceux du home staging et de reproduire le plus fidèlement possible les lieux qui les avaient initialement séduits. En vain : leur réplique est inexacte, tronquée. Elle a accusé le promoteur de ne pas avoir respecté les plans, d’avoir construit des pièces un peu plus étroites, plus sombres, plus humides. […] La femme est tout de même persuadée d’avoir été flouée. Le couple s’est résigné à vendre la propriété et à en acheter une nouvelle. (Loiselle 2016, 123-124)
L’anecdote serait risible si elle n’était pas empreinte d’une véritable détresse : la nouvelle maison de ce couple ne parvient pas à incarner l’idéal du chez-soi. Le home ou le « chez-soi » est une notion éminemment complexe que même la langue française peine à exprimer. Les sociologues Peter Saunders et Peter Williams la résument selon l’adage bien connu du monde anglo-saxon : « home is more than bricks and mortar – it is where the heart is » (1988, 82). Le chez-soi est avant tout un sentiment : il concerne l’enracinement et l’appartenance au monde. Pour Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, la maison est l’espace heureux par excellence, l’endroit où l’individu trouve refuge contre les forces adverses et cultive les valeurs positives comme la protection, la subjectivité et l’intimité (1961, 24-50). La maison de banlieue, a priori la quintessence du home, est en réalité une fraude pour cette adepte de home staging. On pourrait traduire littéralement l’expression par « mise en scène de la maison » : c’est la représentation artificielle et surfaite du sentiment de chez-soi. La femme utilise le mot « tronquée » : dont il manque une partie importante, une partie essentielle. Elle a en effet la juste impression d’avoir été flouée par une performance faite d’accessoires, de costumes, d’apparat qui participe à l’optimisation immobilière et au culte des apparences. Ce n’est toutefois pas dans la reproduction identique du mobilier et de la décoration que se cache le sentiment d’intimité et de domesticité. Ce n’est pas dans la construction neuve et confortable, aérée et lumineuse que se trouve l’expérience du bonheur. Ce couple constate avec dépit que la « quête perpétuelle de sa propre perfection » (Batigne 2001, 54) ne se résout pas dans l’imitation d’un modèle ni même dans l’accumulation de biens matériels. Il faut se résigner à vendre cette maison sans essence et à en acheter une autre, une neuve, comme le veut le cycle sans fin de la surconsommation et de l’insatisfaction.
C’est finalement dans le ventre du capitalisme, au cœur du Quartier DIX30, que Marie-Ève découvre explicitement le subterfuge de la société néolibérale. Cherchant toujours à fuir ses responsabilités professionnelles ainsi qu’à éviter son mari, la femme va tristement flâner à pied au complexe lifestyle qui promet l’évasion ultime du quotidien. Grâce à des hôtels, des restaurants gourmands, des boutiques de luxe, des salles de cinéma VIP et même un centre de surf d’intérieur, les consommatrices voyagent dans leur propre ville et s’échappent de la dure réalité pendant une heure, deux heures, une journée, une semaine… La narratrice vagabonde néanmoins misérablement : «Je devrais profiter de l’occasion pour acheter des rideaux, mais je n’arrive pas à entrer dans les magasins. Je veux que cette journée soit perdue. » (Loiselle 2016, 102) Alors que les impératifs de rentabilité voudraient qu’on optimise chaque minute de son existence, puisque le temps c’est de l’argent, perdre une journée entière est le comble de l’oisiveté. La scénariste se promène entre deux autoroutes qui n’indiquent qu’un point de rencontre sur une carte. Elle ralentit, abandonne la vitesse automobile, si dominante dans nos sociétés nord-américaines3, pour expérimenter le territoire suburbain à échelle humaine. Elle constate à pied les distances monstrueuses et l’étalement disproportionné de cette enclave capitaliste. Le DIX30 est l’incarnation même de ce que le philosophe Bruce Bégout appelle la suburbia. Il décrit ce phénomène comme une « expansion urbaine sans limites où domine l’idée d’une croissance économique infinie et d’une réserve sans fond d’espace, de ressources et de développement » (2013, 232). L’errance sans but et sans motif comme la pratique Marie-Ève est révolutionnaire dans la suburbia, spécifiquement conçue pour favoriser la croissance économique absolue, énergivore et polluante. « Vous êtes vaillante, lui déclare un homme croisé au hasard de sa déambulation. Mon condo est là-bas, tout près, mais je prends quand même ma voiture pour faire mes achats. » (Loiselle 2016, 103) Dans le Quartier DIX30 dépeint par Loiselle, il semble déconcertant, à moins de faire preuve d’un courage particulier, de se promener à pied. Il n’y a pas de temps à perdre, il ne faut en aucun cas que la productivité et la consommation soient ralenties par quelque chose d’aussi nonchalant que la marche. « Je m’imagine être un touriste de l’avenir visitant les vestiges d’un lifestyle center, reprend l’inconnu. […] Le magasinage comme “style de vie”. On assume enfin le consumérisme qui s’est niché au cœur de nos existences, on s’y adonne ouvertement, sans complexe. » (106) Alors que le DIX30 est flambant neuf, on en imagine déjà les ruines : sitôt construit, sitôt démoli4, comme les maisons témoins sans âme. Puis, le quidam invite Marie-Ève à souper chez lui, bonne bouteille de vin comprise. La jeune femme, sentant le regard de l’homme peser sur son corps, refuse et s’éloigne rapidement. Une femme qui marche dans la suburbia est assurément marginale et, intrinsèquement liée à cette excentricité, sa vulnérabilité se révèle : Marie-Ève n’est plus protégée par l’habitacle de son automobile, elle n’a pas sa place dans l’aménagement urbain.
Quoiqu’elle tente de se conformer au mode de vie banlieusard, par exemple en fréquentant le Costco avec sa nouvelle voisine brossardoise, Marie-Ève constate un dérèglement certain chez elle lorsque les portes coulissantes automatiques du magasin refusent de s’ouvrir à son approche : « Je faisais de grands cercles des bras, sautillais, m’agitais en vain. La technologie me signifiait peut-être que j’étais en train de disparaître. » (Loiselle 2016, 99-100) Effectivement, le motif de la disparation apparaît de façon récurrente dans le roman, comme s’il grugeait les personnages dans toutes les sphères de leur vie. Au fil du récit, Marie-Ève s’efface lentement, littéralement et symboliquement. Elle « prend congé » comme l’entend le sociologue David Le Breton dans Disparaître de soi : elle s’absente à elle-même dans une léthargie bienfaisante parce que l’effort à fournir est d’une telle pénibilité qu’il en est insupportable. Le Breton appelle cet état la « blancheur », c’est-à-dire un désengagement du lien social motivé par la volonté de relâcher la pression (2015, 17-18). Les charges et les exigences sociales et professionnelles contemporaines génèrent une pression excessive sur les individus : « Dans une société où s’imposent la flexibilité, l’urgence, la vitesse, la concurrence, l’efficacité, etc., être soi ne coule plus de source dans la mesure où il faut à tout instant se mettre au monde, s’ajuster aux circonstances, assumer son autonomie, rester à la hauteur. » (14) Pour rester à la hauteur, Marie-Ève devrait s’efforcer de tenir le personnage de jeune mariée, de nouvelle propriétaire, d’autrice ambitieuse, d’en accepter les responsabilités, de désirer ce qui est juste et bon dans « l’ambiance sociale […] hantée par l’emprise des technologies et l’accumulation des biens » (19). Dans la société contemporaine peinte par l’anthropologue, le bonheur et la réussite ne connaîtraient que cette voie — profusion, accumulation et apparences —, mais ces obligations sont devenues trop lourdes et trop exigeantes pour la scénariste qui croule sous la pression. Elle décide de ne plus participer à ce mode de vie « à travers une sorte de grève de toute responsabilité » (85).
Comme nous l’avons vu au DIX30, l’errance devient pour Marie-Ève un mécanisme de rébellion contre son sentiment d’insuffisance. Plutôt que de respecter l’échéancier de scénarisation de la chaîne télévisée pour laquelle elle travaille, à la place de dépaqueter les boîtes du déménagement encore scellées, au lieu d’aller faire l’épicerie, la jeune mariée part en expédition sur le boulevard Taschereau avec son amie Stéphanie, enseignante à la maternelle. Ballottée d’une école à l’autre, d’un congé de maladie à l’autre, Stéphanie est un personnage déséquilibré qui risque l’épuisement professionnel : « Stéphanie semble agitée, et je le lui fais remarquer. Elle m’énumère en guise de justification les menus méfaits commis par ses élèves depuis notre dernière rencontre […], et le comble, [l’]épidémie de gastro-entérite déclenchée pendant l’activité bricolage. » (Loiselle 2016, 128) Ce n’est que dans l’errance que les deux femmes parviennent à se décharger de leurs responsabilités quotidiennes :
Stéphanie démarre le moteur, s’engage sur Taschereau, roule vers chez moi, passe tout droit. Je ne dis rien. Les stations-service, les nettoyeurs, les restaurants grecs, indiens, italiens, chinois, japonais, thaïlandais, les boutiques érotiques, les magasins de décoration et d’alimentation naturelle défilent. Elle rebrousse chemin à La Prairie. Nous circulons un long moment ainsi, d’ouest en est, d’est en ouest, sur le boulevard. Je perds la notion du temps. (133-134)
Le vagabondage à vitesse automobile donne le vertige : l’accumulation rapide — encore une fois, nous rencontrons cette figure de style dans l’univers suburbain — évoque bien le capharnaüm du boulevard Taschereau, signe de la gloire passée de l’artère commerciale. Ce paysage urbain décrépit et incohérent agit aussi comme le miroir de l’existence désœuvrée et morcelée des deux femmes. La course sans but devient pour elles une façon d’échapper à elles-mêmes durant quelques heures seulement. Elles avalent les kilomètres de route, uniquement concentrées sur le moment présent, sans penser au passé ni se projeter dans l’avenir. Pourtant, elles auraient pu aller plus loin, dépasser le périmètre de leur banlieue, mais elles décident d’occuper son territoire coûte que coûte, comme s’il n’y avait pas plus infranchissable que la limite de la banlieue et de son confort consumériste.
De son côté, Mathieu, le jeune époux, est mis en arrêt de travail par son médecin à la suite d’un accident de voiture, congé que l’homme prolonge indéfiniment. Comme par effet de contagion, au contact de Marie-Ève, Mathieu devient à son tour oisif, volontairement improductif, occupé à jouer aux jeux vidéo et à vivre dans un monde virtuel : « C’est le milieu de l’après-midi, et nous sommes encore en pyjama. Je le regarde déplacer un avatar à l’écran. […] [I]l n’aime pas parler lorsque sa console est allumée. » (Loiselle 2016, 101) Marie-Ève et Mathieu se désinvestissent radicalement du lien social, coupant tous les ponts avec l’extérieur ou presque, ne répondent plus à leurs courriels, ni au téléphone ni à la porte, ne sortent plus de leur domicile, même pour s’alimenter.
À la fin du récit, Marie-Ève cesse même de s’habiller. Elle revêt à la place la robe de mariée de sa grand-mère, la même qu’elle utilisait plus jeune pour se déguiser, retombant dans une enfance bienheureuse. Le mariage n’est qu’une farce, qu’un costume qu’on enfile et qu’on retire au gré des envies. L’union de Marie-Ève et de Mathieu ressemble d’ailleurs à une mise en scène enfantine : « […] je suis de nouveau gagnée par l’impression de perpétuer une mascarade, d’avoir substitué à la cuisinette de plastique une maison en bonne et due forme, où Mathieu et moi imitons la vie adulte, jouons aux jeunes mariés. » (56) Comme des gamines imiteraient leurs parents, Marie-Ève et Mathieu s’encombrent de l’attirail du mariage avec les costumes cérémoniels, les postures de grandes personnes et le décor suburbain qui viennent avec, mais se rendent bien vite compte qu’il est maintenant impossible de s’en défaire. Le couple a obéi à de soudaines pulsions matrimoniales sans en peser les conséquences : « Ils veulent des promesses d’amour éternel, pas des pensées honnêtes et rationnelles sur la vie à deux. » (Loiselle 2016, 236)
Un soir de tempête de neige, le frère de Marie-Ève, Vincent, vient aux nouvelles. Mathieu semble avoir mystérieusement disparu, lui qui ne quittait plus son domicile depuis des semaines. Frère et sœur partent donc à sa recherche et vont cogner chez le voisin, un ami du jeune époux, qui reçoit dans son sous-sol semi-fini sa bande d’adulescents trentenaires pour jouer aux jeux vidéo et manger des champignons magiques. Eux aussi sont retombés dans une enfance hallucinatoire qui leur permet, dans la défonceLe mot est de Le Breton dans la section « La défonce comme quête de coma » (2015, 115). et dans l’univers des jeux vidéo, d’échapper aux responsabilités d’une vie adulte réelle et aliénée. Grâce à différentes stratégies de disparition et de négation, comme la drogue, l’errance ou le retour en enfance par le costume et le jeu vidéo, les personnages de Loiselle semblent tous à la recherche d’une soupape pour se soustraire à la dictature des objets et à la réussite économique. Les voisins intoxiqués pensent que Mathieu est parti observer un mystérieux cratère creusé au cœur du quartier résidentiel et ils acceptent de guider Marie-Ève et Vincent jusqu’à son emplacement. Le groupe, hagard, déambule dans les rues en pleine tempête à la recherche d’un improbable phénomène topographique dans cette nature banlieusarde si contrôlée et si maîtrisée. C’est ainsi que se termine le roman, et c’est une fin pour le moins apocalyptique. Entre mirage et réalité, Marie-Ève adresse une prière à son mari :
Je pourrais me laisser tomber, enfouir mon corps dans le linceul blanc, y creuser une cache tiède et silencieuse. […] Nous en ferons [du cratère] notre ravage, nous nous loverons tout contre l’abîme pour entamer la dormance, mêler nos doigts engourdis, nos haleines fiévreuses et nos rêves amnésiques dans un dernier acte de foi, jusqu’après la fin. (Loiselle 2016, 283-284)
Dans cet excipit, la neige ensevelit la banlieue, endort dans l’hypothermie ses habitantes et leur promet une mort blanche que symbolise sans équivoque le linceul blanc dans l’extrait cité — n’être plus, jamais plus. Dans un sommeil improductif qui les décharge de toute responsabilité, de tout passé et de tout avenir, elles sont saines et sauves. David Le Breton considère d’ailleurs la neige comme la voie emblématique de la blancheur, « un monde lisse, uniforme, pur, où les repères sont annulés » (2015, 91). La nature sauvage reprend ici ses droits grâce à la tempête. Une ville de première couronne métropolitaine comme Brossard, où la nature dans les années 1960 et 1970 a été conquise et civilisée à coup de tondeuses, de bêches et de lotissements des terres agricoles par des « colons du dimanche » (Parent 2016, 190), est l’inscription même du taylorisme sur le territoire. Les zonages fonctionnels et spécialisés, où les quartiers industriel, résidentiel et commercial d’une municipalité sont strictement séparés les uns des autres, permettent une impeccable division du travail, une meilleure distribution des fonctions et une intensification de la production (Mercier 2006, 121-125). C’est la suburbia par excellence, là où tout est pensé pour favoriser la croissance économique. Toutefois, dans Saufs, la neige vient brouiller tous ces repères, elle efface la banlieue du territoire et, par le fait même, elle anéantit l’inscription géographique de la performance industrielle sur la cartographie.
Marie-Ève et Mathieu seront en sécurité dans la « dormance », c’est-à-dire dans un état de ralentissement de croissance, voire d’arrêt de développement dû à des conditions climatiques contraignantes. Le vocable « ravage » est un québécisme désignant le gîte d’un animal durant l’hibernation (autre forme d’état léthargique) et renvoie aussi implicitement à son autre signification, celle de la destruction : le couple fera sien cet anéantissement blanc, il en fera son acte de foi, sa quête existentielle. L’annihilation, ici à son apogée à la fin du roman, devient favorable; elle consiste en la consécration ultime pour le couple et non pas, comme il le croyait, en la performance professionnelle et sociale qui mène à l’accession à la propriété privée et à l’accumulation de biens. C’est à l’image des conclusions de Micheline Cambron qui remarquait déjà en 1989 combien « ces innombrables morts perdus dans la neige qui jonchent la littérature québécoise » (1989, 170), comme le François Paradis de Louis Hémon et les Nicole et André de Réjean Ducharme, sont des figures positives :
Si cruelle que puisse paraître cette fin, […] on peut mesurer la puissance de l’image au fait que, loin d’être présentée comme une juste punition pour la marginalité, la mort dans la tempête est toujours peinte comme une rédemption, comme une fusion érotique avec une nature ouverte qui est l’antithèse des maisons chaudes mais fermées dans lesquelles la collectivité trouve son refuge. (170)
C’est seulement dans l’engourdissement et la fièvre hallucinatoire de la tempête que la rédemption de Marie-Ève et Mathieu est possible loin de leur bungalow, cette maison « chaude mais fermée » dans laquelle la société banlieusarde trouve son salut et son refuge. Cette dormance n’est pourtant pas une punition, comme le souligne Cambron, au contraire : alors que le thème amoureux dans le récit de Loiselle est marqué par la lassitude et le fatalisme, la figure du couple dans cet extrait est réinvestie de valeurs salutaires comme la sérénité et la complicité par les actions de se lover et d’entremêler doigts, haleines et rêves dans une intimité suprême. C’est une pure fusion érotique avec la nature, leur véritable refuge.
Le couple est sauf dans cette cache, sauvé du cycle aliénant du travail et de la consommation dans l’hibernation infinie. Le titre du roman, Saufs, peut aussi s’entendre comme la préposition « sauf », qui marque l’exclusion, la soustraction et ainsi, l’absence. Marie-Ève et Mathieu s’évadent dans cette exclusion et cette absence, s’échappent dans la blancheur. Les éléments se déchaînent violemment, la blancheur fait irruption et fait craquer le vernis de la confortable maison de banlieue, qui ne permet pas aux personnages de Loiselle de se protéger contre les forces adverses.
Dans un numéro de la revue Spirale en 2009, Mathieu Arsenault liste rapidement les clichés négatifs qu’on associe généralement à la suburbanisation dans l’imaginaire culturel : « En tant qu’espace romanesque, télévisuel ou cinématographique, la banlieue possède son lot de lieux communs : l’hyperconsommation, l’ennui, le conformisme […] ». (2009, 45) Puis, il attribue à ses habitantes, du moins à celles qui « arrivent à se doter d’une conscience d’[elles]-mêmes » (45), la volonté « nécessaire et secrète » (45) d’échapper à ce lieu. Si l’on suit le raisonnement d’Arsenault, les personnages qui parviennent à transcender leur aliénation mentale ne pourraient que souhaiter quitter leur environnement banlieusard. En revanche, Marie-Ève fait l’exact inverse :
J’ai été saisie du désir urgent, irrationnel de m’établir dans la ville de mon enfance, alors que je claironnais depuis que je l’avais quittée, dix ans plus tôt, que je ne retournerais jamais vivre en banlieue. Ma mère étant déménagée à Belœil, mon père ayant fui la Montérégie et mon frère ne sortant plus de Montréal, il m’a semblé important de reprendre cet héritage négligé, ce pan de nos vies laissé en friche et dont personne d’autre ne semblait se soucier. (Loiselle 2016, 54)
La narratrice revendique la banlieue comme une tradition certes boudée, mais dont elle tente malgré tout de perpétuer les us et coutumes pour accomplir son devoir de mémoire. Elle ne souhaite pas échapper à la banlieue, elle s’y immerge délibérément et occupe son territoire, coûte que coûte. Comme le dit plus tard un Brossardois à Marie-Ève : « Il m’a fallu quelque temps pour rationaliser ma décision. J’ai finalement compris que je voulais voir ce qui se passait ici. Décrypter le pouvoir d’attraction de cet endroit. » (105) Marie-Ève a la même quête : donner un sens à cet espace suburbain, terrain vague entre la ville et la campagne, qui séduit des millions de familles depuis la deuxième moitié du XXe siècle.
Pourtant, dans la demeure de Marie-Ève, la poussière s’accumule, la baignoire est crasseuse, le réfrigérateur est vide et, comme les factures sont impayées, l’électricité est coupée. L’habitation est invivable alors que le froid hivernal s’installe — rien qui puisse enrichir son patrimoine familial. Le sentiment de chez-soi (home) ne s’ancre pas dans le lieu physique du domicile (house). Marie-Ève et Mathieu squattent leur bungalow brossardois et parasitent l’endroit. C’est par leur (in)action que Loiselle dévoile les travers du mode de vie dominant : l’étalement urbain, le consumérisme internalisé, l’échec du rêve de la propriété privée, l’institution du mariage décevante. L’imposture de la protagoniste est subversive parce que très radicale dans l’antre de l’automobile et de la maison unifamiliale : Marie-Ève, en refusant de se plier aux injonctions du mode de vie suburbain, en marchant, en cessant de travailler, en ne consommant pas dans la suburbia, paraît exceptionnellement excentrique dans l’environnement banlieusard massivement consumériste.
La narratrice renonce, préférant se mettre sur le bas-côté de l’autoroute, en marge. Elle propose une autre voie au bonheur : celle du désistement. Sa résistance passive est la seule arme efficace contre le cycle infernal néolibéral de surproductivité. Son parasitage va envahir la maison de banlieue, symbole canonique de la sacro-sainte propriété privée où l’on vit toutes bien séparées de nos semblables par des clôtures et par des haies de cèdre. Le bungalow devient le foyer d’une contamination, qui se répand, qui infeste le Brossard angoissant et sombre : au contact de Marie-Ève, Mathieu glisse dans le monde virtuel, Vincent, son frère, s’abîme dans la tempête, le quidam du DIX30 erre lui aussi, Stéphanie s’annihile sur le boulevard Taschereau. Le parasite s’infiltre dans les interstices de la demeure, dans les brèches, jusqu’à ses fondations, pour en questionner les assises :
On ne devrait aspirer à rien d’autre qu’à l’existence discrète, fragile, courageuse du chevreuil. Accomplir doucement sa survie, à travers des gestes simples et répétitifs qui à la longue deviennent rédempteurs. Relâcher la mâchoire, desserrer les poings, tout en demeurant aux aguets. Avec humilité, se soumettre à la grâce qui s’infiltre en nous aussi sûrement que les insectes dans une maison à l’approche du froid. (Loiselle 2016, 283)
La narration impersonnelle au « on » ou encore à l’infinitif prodigue des conseils à un ensemble, à une masse de personnages et de lectrices prêtes à se laisser elles aussi infiltrer et inspirer, humblement, par le relâchement. Le message se veut universel. Ainsi, le parasite devient même gracieux : il porte en lui une survivance simple, discrète et fragile. C’est la seule rédemption, la seule façon de se soustraire au cycle aliénant de la performance sociale et professionnelle : la jeune femme squatte le bungalow, elle squatte la banlieue tout entière. Par contraste flagrant, c’est dans ce décor que la résistance passive prend tout son sens.
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Grâce à des stratégies de disparition et de négation qui, comme l’indique Le Breton, lui permettent de relâcher la pression et de refuser passivement les injonctions sociales contemporaines, Marie-Ève réussit à parasiter le message dominant, à l’image d’insectes qui s’introduisent dans le bungalow de la banlieue pavillonnaire. L’imaginaire suburbain devient le décor par excellence pour critiquer, pour rénover de l’intérieur la société néolibérale capitaliste qui instaure nécessairement des tensions et des conflits entre la croissance économique à tout prix et le bien-être des individus. Le développement commercial est incarné ici par le mode de vie banlieusard onéreux en temps et en argent et par les lifestyle centers axés sur l’hyperconsommation, alors que les individus craquent sous la pression de la performance économique et sociale. Parasite, marcheuse, squatteuse, marginale, Marie-Ève est une banlieusarde impostrice, qui ne revêt les codes et les valeurs dominantes de l’imaginaire suburbain que pour mieux les subvertir. Le home ne se trouve pas dans les magasins d’ameublement ni dans les maisons témoins : ce sera plutôt dans la marge, dans la blancheur, que la protagoniste décryptera le sens de la banlieue. La subversion est d’autant plus radicale et politique qu’elle prend racine dans l’univers domestique afin de renverser les codes de la sphère publique, celle d’une société qui porte aux nues la rentabilité, l’efficacité, la performance. Le bungalow dans Saufs de Fannie Loiselle permet d’estomper jusqu’à les rendre poreuses les frontières entre les espaces, afin de repenser les rapports de force et de réciprocité entre le public et le privé.
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