Métaphysique du paysage comme quête spirituelle chez Terrence Malick

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Une philosophie du cinéma

Terrence Malick fait partie de cette minorité de cinéastes qui ont su développer une signature inimitable. La caméra fonctionne dans ses films comme un corps phénoménal; une extension de notre propre vision qui permet de mieux comprendre le lien organique qui nous unit à la nature1. Plus important que les seuls personnages, sans pour autant être sacralisé, l’environnement, tel qu’il est présenté par Malick, éveille chez les spectateur·rice·s un sentiment de sublime qui transcende l’écran; « tout nous regarde » (Latour 2015, 328). Il ne s’agit pas de films militants; c’est par l’esthétique qu’on sensibilise à la fragilité du monde. La nature est chez le cinéaste une question de l’esprit et non pas une objectivité neutre détachée de la culture. Au contraire, dans le cinéma malickien, notre corps et la chair du monde — pour le dire comme Merleau-Ponty — sont dans une étreinte constante, l’un étant traversé par l’autre. Tout est une question de regard.

On ne peut plus aujourd’hui filmer un arbre en contreplongée, faire un plan en caméra portée sur le bord de la mer ou dans une prairie sans que ces images renvoient à l’œuvre du cinéaste américain. La nature est au cœur de sa métaphysique comme une force mystérieuse, aux violences arbitraires, aussi bien qu’un refuge à la générosité infinie. (V. Amiel et J. Moure 2020, 68)

Dans les films de Terrence Malick, le paysage2 n’est pas un fond quelconque sur lequel se jouent les drames humains, mais un sujet qui participe activement à la narration. Avant d’aller plus loin, comment parler de paysage ou de nature lorsqu’on sait qu’une œuvre est par définition une création purement humaine et, par cela, artificielle? Ce que nous voyons dans les films n’est pas « la nature »; ce n’est ni, non plus, un territoire ou un milieu que l’on pourrait habiter3. Qui plus est, ce que nous percevons habituellement dans l’œuvre d’art est notre propre vision du monde4. En revanche, le langage cinématographique de Malick semble permettre de passer à travers ce voile (il est en cela transcendant, du latin transcendere : passer au-delà) il rend notre perception plurielle. L’espace du monde est, de ce fait, davantage vécu, comme une expérience sensorielle, qu’il n’est perçu ou médié. Dans Days of Heaven (Moissons du ciel) notamment, les champs de blé du Texas (à l’aube du XXe siècle) semblent être le protagoniste principal. Le drame qui constitue l’intrigue du film paraît en effet soumis aux cycles des saisons; depuis le dur travail des moissons, en passant par le séjour paradisiaque sur la ferme, jusqu’à la plaie marquée du symbolisme biblique. 

Grâce à sa collaboration avec l’opérateur de caméra Emmanuel Lubezki, le cinéaste a su présenter des plans inimitables accordant une grande importance aux éléments. À travers l’esthétique des ruisseaux, du vent et des arbres, le mouvement libre et léger de la caméra nomadisant l’espace du monde ou encore à l’aide des voix hors champ qui à la fois appartiennent aux personnages et paraissent omniscientes, Malick a élaboré un style qui rend le paysage métaphysique. Autrement dit, la recherche menée à travers la représentation du monde se révèle profondément spirituelle et se présente en marge du cadre d’une vision raisonnée.

Dans Days of Heaven, Bill, sa petite amie Abby et sa sœur Linda partent en train pour faire les moissons au Texas. Sur place, Abby attire le regard d’un riche fermier, atteint d’une maladie incurable, qui voit en elle une femme idéale pour l’accompagner pendant ses derniers jours. Abby, pour sa part, y voit une possibilité de s’enrichir après sa mort. Tous les trois restent donc à la ferme. Ils vivent au départ avec l’impression d’être au paradis. Le temps s’écoule et le cycle des saisons les ramène néanmoins aux moissons; cette fois, la nature, comme devinant les manigances du couple, ne leur est plus aussi favorable qu’au début.

La mise en scène du drame humain, que nous analyserons à travers trois séquences du film, coïncide avec les changements qui se manifestent dans les champs de blé, faisant de celui-ci le sujet principal de l’histoire. Afin de mieux saisir les enjeux et de comprendre l’esthétique du réalisateur qui semble encore « en germe » dans Days of Heaven, nous appuierons notre réflexion sur d’autres séquences d’ouverture qui mettent bien en contexte le rôle du paysage dans son œuvre. Ainsi, nous commencerons par la distinction entre « voie de la nature » et « voie de la grâce »; cette réflexion sur le flux nous mènera à la place du paysage dans le drame humain représenté (ceci à travers deux séquences de Days of Heaven); enfin, pour suivre l’idée de Gilles Deleuze, nous interrogerons la technique cinématographique de Malick pour comprendre si le cinéma peut effectivement nous « faire croire en ce monde »; par quels procédés peut-on mettre sur écran une quête spirituelle? En effet, la société actuelle paraît témoigner non seulement d’une perte de croyance en un autre monde, mais également en ce monde (Deleuze 1985, 223)Le sujet est détaché de sa corporéité, sans lieu. Afin de restaurer sa relation avec le Dehors, il faudrait revenir au corps — compris aussi comme chair du monde —, en transformant la croyance en l’immanence de la vie. C’est cet aspect relationnel, et non religieux du « croire », que Malick travaille par son esthétique.

L’esthétique de Malick fait en effet participer les phénomènes naturels dans l’intrigue, de sorte que les personnages se fondent dans les paysages. Elle est en cela sublime, car nous emportant vers un monde non-humain. Nous tenterons de montrer qu’il s’agit, dans les films de Malick, d’une recherche transcendantaliste, au sens où l’entend Emerson, c’est-à-dire d’un cheminement à travers les expériences individuelles permettant une meilleure compréhension de l’autre que soi et des forces élémentaires du monde. C’est une forme d’écothéologie 5 qui chez Malick, se manifeste par sa façon de filmer; le désir de connaître l’Autre que Soi, et de revenir ainsi à nos origines,rencontre les préoccupations environnementales. Il est important de rappeler ceci : il ne s’agit aucunement d’une déité extérieure et neutre, mais d’une force — profane et profondément terrestre, une force élémentaire —, à laquelle nous sommes reliés et qui nous meut.

Nature et Grâce

Commençons par la séquence d’ouverture de The Tree of Life, probablement le plus métaphysique des films de Terrence Malick. Le premier plan montre une petite flamme illuminant les ténèbres —,image rappelant le buisson ardent, présence divine par excellence (étant une possibilité d’entendre la parole qui n’est pas la nôtre), mais pouvant aussi représenter l’espoir ou le corps humain qui est semblable à la cire qui brûle6. Lors du fondu au noir, un chœur commence à chanter, et nous voyons une jeune fille regarder à travers une fenêtre. La caméra est portée à l’épaule et se focalise tantôt sur les mains tantôt sur le visage de l’enfant, en montrant son émerveillement de façon très naturelle. Commence ensuite le monologue en voix hors champ qui continue à travers unenchaînement de plans où l’on voit un champ de tournesols, puis la jeune fille portant une petite chèvre dans ses bras et les vaches en train de brouter. Le cadre est idyllique, avec une lumière blanche du soleil transperçant le feuillage des arbres, la caméra se situe soit à la hauteur des végétaux (comme dans la scène des tournesols) soit prend des angles inhabituels et suit les mouvements élémentaires du vent et des personnages, ce que l’on voit notamment dans une scène avec un enfant assis sur une balançoire. Ce n’est pas une suite de scènes linéaire, mais plutôt un assemblage libre d’éléments où l’humain et la nature ne font qu’un. Le tout est accompagné par un monologue en voix hors champ, sans que l’on sache qui s’énonce :

The nuns taught us there are two ways through life… the way of Nature… and the way of Grace. You have to choose which one you'll follow. Grace doesn't try to please itself. Accepts being slighted, forgotten, disliked. Accepts insults and injuries. Nature only wants to please itself. Get others to please it too. Likes to lord it over them. To have its own way. It finds reasons to be unhappy... when all the world is shining around it... when love is smiling through all things. They taught us that no one who loves the way of grace... ever comes to a bad end. I will be true to you. Whatever comes. [00:01:10-00:04:15]

Après des scènes intérieures et extérieures montrant la vie d’une famille dans une ville américaine, le monologue se termine sur l’image d’une cascade d’eau suivie d’un arbre qui tend ses branches vers le ciel — le tronc est filmé d’en bas et, derrière, les rayons du soleil apparaissent. Les personnages sont également filmés d’en bas, ce qui les rend insaisissables et les fait fondre dans le cadre de leur existence; ils sont à la fois loin et tout près grâce à l’emploi d’une caméra à lentille large. On comprend seulement par la suite que la voix narrative est celle de la femme adulte, Mrs O’Brien, et que le montage en parallèle des plans de la nature et de ceux de la famille a pour but d’ancrer celle-ci (et le drame qui va suivre) dans un cadre beaucoup plus vaste de son quotidien; un cadre cosmique où l’humain est immergé dans son milieu.

On le comprend par la citation du Livre de Job précédant cette séquence : « Where were you when I laid the earth’s foundation… while the morning stars sang together, and all the sons of God shouted for joy? » [Job 38, 4, 7]. La nature,telle que décrite par la voix hors champ, repose sur la logique humaine profondément narcissique, car revenant toujours sur elle-même, alors que la grâce représente ce qui nous est donné; un monde végétal et des éléments qui poussent sans viser un quelconque accomplissement. Ce n’est pas sans hasard qu’un verset du Livre de Job ouvre The Tree of Life : Malick, tout comme le personnage biblique, y passe de la demande de justice (selon laquelle chaque action est suivie d’une rétribution, une faute est suivie d’une punition et ainsi de suite) à l’acceptation de l’irrationalité du monde dans lequel on vit7. En d’autres mots, il est dans la nature humaine que d’avoir recours, tel un enfant, à une simple demande de justice; mais c’est la voie de la grâce qui peut nous rendre libres en tant que sujets. 

Malick nous invite à quitter les dichotomies artificielles de l’Occident, telles que dehors/dedans ou naturel/surnaturel et à étendre la notion de grâce au végétal et aux éléments naturels : « There is opposition and conflict but also interweaving or entwining of these two poles, which are intimately related, mutually transforming, but never fully reconciled » (R. Sinnebrink 2016, 100)La voie de la grâce apparaît ainsi comme s’inscrivant dans le flux de l’univers, dans les cycles du vivant. Tel que travaillé par Malick et Lubezki, le mouvement de la caméra s’associe au mouvement des éléments — parfois chaotique, mais tout de même harmonieux — qui circule librement entre les origines de l’univers et les événements de la vie familiale. Ces instants, flottant sur la surface du temps, semblent reliés les uns aux autres8. Je me risquerai donc à parler d’une caméra nomade qui crée un agencement de scènes plutôt circulaires qui ne sont pas préétablies ou dictées par le progrès d’une narration linéaire :

The contrast between the two ways through life is reminiscent of medieval mystic Thomas a Kempis’s account in The Imitation of Christ (Book 3, Chapter 54). The way of Nature is that of self-preservation, the struggle for survival, rational egoism; the way of Grace is that of self-transcendence, openness to the world (or God) and selfless love. (100)

Nous pourrions dès lors caractériser nature et grâce comme deux attitudes, l’une se caractérisant par l’isolement et l’enfermement en soi, l’autre par l’ouverture — ainsi se dessine déjà une vision heideggérienne de la vie, celle de l’être-au-monde, dont il sera question dans la dernière partie de l’article. En effet, le parcours du sujet dans les films de Malick ne consiste pas à se frayer un chemin allant d’une attitude à l’autre, mais à circuler perpétuellement entre les deux : mouvement élémentaire qui fait l’équilibre des choses dans le monde. Le cinéaste ne passe pas « par-delà » les binarités,mais joue sur leur frontière. Comme nature et culture, nature et grâce font partie d’une même dynamique qui, par l’énergie des opposés, met en mouvement le monde.

Nous remarquons cette coexistence dans The New World, où la pensée occidentale se heurte aux croyances indigènes lors de l’arrivée des « colons-pèlerins » (J. G. Turner 2020, 4) en Virginie en 1607. La séquence d’ouverture dénote de fortes ressemblances avec celle de The Tree of Life : voix hors champ, musique classique et plans du paysage sont dès lors des signatures de Malick. Dans The New World, nous regardons l’eau d’un point de vue de quelqu’un assis dans un canoé. Le lac reflète le ciel et les arbres; à travers sa surface nous voyons également des plantes aquatiques. Parmi les sons de la nature, on entend alors une voix de jeune femme qui a l’air d’implorer un esprit : « Come spirit, help us sing the story of our land. You are our mother; we, your field of corn. We rise from out of the soul of you ». Nous en déduisons qu’il s’agit de l’esprit de la Terre — celle qui appartient aux autochtones (dans le sens d’appartenance au territoire, d’attachement au lieu de naissance dont ils prennent soin comme d’une mère qui vieillit avec eux) et dont le calme (l’eau du lac) est brusqué par l’arrivée de colons. Mais, c’est justement l’esprit de l’eau qui est omniprésent dans ce film qui reste ainsi fluide, non figé. Dans les scènes qui suivent, Malick filme les enfants en train de sauter dans l’eau; la caméra plonge et virevolte elle aussi, en imitant leurs mouvements. Cela ressemble à une danse : la musique qui les accompagne est le prélude de l’opéra de Wagner Das Rheingold, où les trois vierges du Rhin nagent dans l’eau à l’aube du monde, ce qui donne un aspect mythique à toute la séquence.

Le film se termine par des images de cascade et d’océan. Une jeune femme indigène, à qui appartenait la voix, se baigne dans une rivière anglaise. Or, nous sommes dans un jardin anglais ordonné selon l’esprit rationnel de la personne occidentale : cette organisation fait en sorte que la caméra n’est plus en mesure d’explorer le paysage, comme c’était le cas avant grâce à un autre rapport au monde. Cette harmonie artificielle impose des lignes à la nature. En Occident, les figures humaines se détachent du paysage (V. Amiel et J. Moure 2020, 69).

Dans la séquence d’ouverture, la jeune femme est filmée d’en bas, comme le tronc d’arbre dans le plan final — cela représente la verticalité de son esprit lié directement au ciel. D’ailleurs, elle fait un signe de ses mains par lequel elle semble saluer la lumière jaillissant de derrière les branches de l’arbre. C’est une manière de nouer une relation d’esprit à esprit (humain et végétal). Nous passons ainsi du monde de la matière, à savoir le lac, vers le monde de l’esprit, à savoir le ciel (reflété dans l’eau), et cela par le mouvement ascensionnel de la caméra. 

« Si les films de Malick décrivent une fascination pour la nature sauvage, pour une certaine vie primitive, c’est pour dépasser cette fascination, malgré un retour toujours possible — ou à cause de lui précisément […] » (V. Amiel 2013, 191). Cette contextualisation plus générale, et anachronique, de la vision de la nature par Malick, nous permet de mieux comprendre le rôle du paysage dans l’intrigue de ses films précédents comme Days of Heaven. On voit déjà que la Nature dans son œuvre est omniprésente, sacrée (relevant de la vision panthéiste), sans être pour autant idéalisée. Ces deux séquences montrent que les phénomènes naturels occupent dans ses films la même place que les personnages humains. Ou plutôt, tous les protagonistes sont soumis aux lois de la nature beaucoup plus qu’aux lois humaines. Le cinéma de Malick nous fait encore de croire au monde grâce au caractère immanent de son esthétique qui ne nous emporte pas dans un ailleurs, mais qui nous permet de ressentir la fugacité de l’instant présent comme une forme d’éternité : la finitude de la vie humaine est embrassée par les cycles infinis de la nature. L'être humain arrive ainsi à s’émanciper de l’infini (d’ici-bas ou de l’au-delà) et à revenir sur terre. C’est la convergence des perspectives — où notre regard est en même temps regardé par Soi et par l’Autre — qui donne au sujet filmique son lieu.

La rhétorique de la dichotomie est mise à l’écran pour être abolie par la suite. Dans la scène d’ouverture de The Thin Red Line, le protagoniste-narrateur s’interroge : « What’s this war in the heart of nature? Why does nature vie with itself, the land contend with the sea? Is there and avenging power in nature? Not one power, but two? ». La guerre est au cœur de la nature dans le sens littéral (la Seconde Guerre mondiale) et figuratif (le combat de deux forces, violence et paix, au sein même de la nature). Elle est une force à laquelle il faut faire face.

Qu’elle soit protectrice, souvent, mystérieuse, parfois, la nature dépasse toujours dans ce cinéma les capacités de l’imagination humaine, et les capacités de la langue à la nommer : elle est tantôt « mère » (Nouveau Monde), tantôt porteuse des « fruits de la terre » (Moissons du ciel), tantôt « guerre » (Ligne rouge), impossible à définir. (190)

La nature n’est pas une image idéalisée. Comme le saisit Vincent Amiel, dans Days of Heaven elle est porteuse des fruits; pour prolonger le monologue ouvrant The New World, je pourrais même dire que les personnages y sont présentés comme un champ de blé poussant de l’âme de la terre, champ soumis à ses cycles qui dépassent en même temps l’existence de toute espèce. 

Drame humain et drame paysager

Le cadre de Days of Heaven est celui des grands espaces américains à l’aube de la révolution industrielle du XXe siècle. L’intrigue principale est centrée autour de la maison d’un riche fermier (demeurant d’ailleurs sans nom) figée au milieu des champs9. Les personnages s’y dirigent et s’en éloignent : l’histoire évolue justement de façon à faire entrer Bill, Abby et Linda de l’extérieur à l’intérieur de la maison, pour ensuite les en expulser.

Les trois protagonistes arrivent à la ferme à bord d’un train après un supposé meurtre commis par Bill dans une fabrique de Chicago. Obligé de fuir, il emmène sa sœur Linda et sa petite amie Abby qui se fait passer pour sa grande sœur afin de ne pas provoquer de rumeurs; ils quittent la ville afin de trouver une vie meilleure à la campagne. Le travail demeure néanmoins physique, et la présence du feu et du métal reste aussi importante que dans la scène d’ouverture qui avait mené Bill à la tentative de meurtre. La trajectoire de l’enfer de la fabrique vers les « jours du ciel » à la ferme n’est donc pas aussi évidente que l’on pourrait le penser :

Days of Heaven challenges binaries of good and evil, nature and culture, as well as social and/or political critiques of the oppressed and exploited working class. Both human culture and non-human nature are shown as progressing through cycles of wealth and destruction with no exact end but mechanical self-preservation in the face of inevitable death. (G. Blasi 2014, 2)

Nous nous approchons des moissons à partir de la scène [07:50] où Bill regarde un oiseau voler au-dessus des champs. Ce plan, dans lequel la perspective non humaine est mise en avant, est emblématique du cinéma de Terrence Malick10. Le montage, tel que travaillé dans ses films, n’est pas linéaire, mais consiste à mettre ensemble plusieurs fragments de la réalité, qu’elle relève du récit raconté ou non, afin de créer un ensemble aussi éphémère et impressionniste qu’une vision d’un seul instant (vision aussi bien intérieure qu’extérieure) qu’a une personne regardant le ciel.

Nous passons ensuite aux deux « sœurs » qui marchent, en jouant, dans le champ de blé s’étendant jusqu’à l’horizon. À un moment donné, l’une d’elles aperçoit un criquet et tente de l’attraper, mais il lui échappe. Les deux personnages semblent ne se soucier de rien, leur discussion est très libre, et toute la scène relève d’une impression naturelle plutôt que d’un artifice cinématographique. Chaque personnage est en effet ancré dans le paysage et présenté par Malick toujours par son rapport avec le vivant. Cela concerne également le fermier que nous voyons après le plan d’ensemble sur l’épouvantail au coucher du soleil, suivi par les hommes agitant leurs drapeaux dans le champ. Nous voyons ses mains prendre du blé et l’écraser pour faire sortir les graines; la caméra passe ensuite des mains au visage du fermier qui souffle sur l’écorce et goutte les graines. Il fixe l’horizon : tous les signes, végétaux et humains, indiquant que le blé est prêt à être moissonné, convergent dans son regard.

Tout commence par une lecture de la Bible et une prière. Les travailleur·euse·s restent debout, silencieux et silencieuses, alors que le prêtre lit le verset 4 du psaume 90 : « For a thousand years in your sight are but as yesterday when it is past, or as a watch in the night. » Regardons cette analogie développée entre l’être humain et les végétaux, son milieu de vie :

Tu fais rentrer les hommes dans la poussière, et tu dis : Fils de l’homme, retournez! Car mille ans sont, à tes yeux, comme le jour d’hier, quand il n’est plus, et comme une veille de la nuit. Tu les emportes, semblable à un songe, qui, le matin, passe comme l’herbe. Elle fleurit le matin, et elle passe, on la coupe le soir, et elle sèche. (Psaume 90, 3-6, dans Bible de Louis Segond)

Le sens des moissons que Malick met à l’écran est profondément biblique. L’accent y est mis sur l’éphémère de la vie humaine comparée à l’herbe qui pousse et meurt en un jour. Les deux dépendent d’une puissance — divine ou naturelle — qui dépasse le cadre du drame individuel de chacun. L’existence, sans différence, est ici ramenée aux cycles qui la gouvernent.

Après ce moment de méditation, les travailleur·euse·s partent faire les moissons [00:10:35] — d’un moment spirituel nous passons à la matière et au labeur mécanique exigé pour rendre la nature « porteuse des fruits ». La musique qui accompagne les travailleur·euse·s est le célèbre Carnaval des Animaux : Aquarium réarrangé par Ennio Morricone; les cycles des saisons reflètent les histoires humaines de la même façon que cet air reflète l’original de Saint-Saëns et que les jours de travail dans la terre dialoguent avec les forces circulaires de l’univers.

Abby travaille à côté de la machine moissonneuse et c’est là qu’elle est aperçue par le propriétaire, moment qui déclenche l’intrigue principale du film. Ce travail humain alterne avec les grands plans des animaux effrayés par le bruit des machines. La caméra adopte parfois le point de vue d’un animal ou d’un brin de blé; on regarde le riche fermier d’en bas, ce qui est encore une fois une perspective inhabituelle et non humaine employée par Malick. La lumière dorée du coucher de soleil ajoute un caractère grandiose à la séquence. Ce choix esthétique du réalisateur donne au film un aspect naturel et une beauté éphémère qui rappelle les tableaux impressionnistes. Les humains et la nature progressent ici ensemble à travers les cycles de richesse et de destruction, les deux se battant pour la survie face à une mort inévitable qui les attend pour déclencher un nouveau cycle de moissons. Malick déjoue donc le progrès qui pourrait être le sujet de son film (ancré dans le contexte d’industrialisation des États-Unis), ceci par la circularité de sa narration qui, suivant le rythme de la nature, est construite à l’image de la roue de fortune médiévale. Les hasards de la vie humaine sont inscrits dans l’harmonie des saisons.

Chaque fin, chaque mort débouche alors sur une régénération, surgissant ici sous la forme de la plaie de criquets, dotée d’une dimension biblique. Le malheur arrive quand Bill, dont la liaison avec « sa sœur » a été découverte, retourne à la ferme pour les moissons et interrompt ainsi les « jours du ciel » d’Abby et du fermier. La destruction de cette idylle est analogue à la plaie qui détruit les champs de blé — les phénomènes naturels étant liés à la nature humaine — c’est une véritable étreinte, et non un paysage mental comme on le connaît du romantisme:

La nature n’est ni un aboutissement ni un paradis perdu dans ce cinéma : si elle traverse l’homme, pour reprendre une expression célèbre d’Emerson, si elle lui impose ses infinies contradictions, si elle reste un horizon possible, il faut composer avec sa puissance, mais ni en elle ni contre elle, à côté. (V. Amiel 2013, 193)

Les criquets commencent à envahir la propriété [1:05:00] avec leur menace silencieuse. Comme avant les moissons, nous avons ici un enchaînement de plans où chacun des personnages découvre les indices de la catastrophe à venir, ce qui est renforcé par l’emploi des gros plans sur les insectes. Le bruit qu’ils produisent est plus fort que les cris des hommes sonnant l’alarme. Ensuite, commence une musique à la tonalité mineure, et la caméra s’agite de plus en plus.

Cette plaie biblique est d’une beauté effrayante. Les criquets, ayant mangé les graines, s’envolent en nuage noir vers une autre partie du champ, alors que les hommes restent immobiles et impuissants [1:07:00], leurs silhouettes obscurcies par la nuée d’insectes, avec la maison en arrière-plan. La nuit tombe, le feu est allumé et les travailleur·euse·s au lieu de moissonner cherchent les insectes dans le champ — la menace est présente des deux côtés, car nous voyons également une torche allumée du point de vue d’un criquet. Ce gros plan [1:08:00] alterne avec le gros plan du visage du propriétaire. Les hommes s’empressent de jeter les criquets dans les flammes, mais le nombre d’insectes les dépasse. La caméra fait des cercles autour du feu, ce qui accentue la fièvre des hommes luttant sans espoir. La lueur d’enfer est partout. C’est à ce moment-là que nous avons un gros plan sur le visage du fermier, filmé d’en bas, sur lequel se reflètent les flammes [1:08:39]; il est pris de folie. Lorsque Bill s’approche de lui, ce dernier l’accuse d’avoir déclenché cette catastrophe. « Let it burn! », crie-t-il, en mettant le feu dans les champs qui brûlent alors avec les insectes. Les animaux s’enfuient, la fumée s’élève vers le ciel. Le tracteur sortant des flammes dans la noirceur complète ressemble aux premières scènes lorsque Bill travaillait à l’usine. Le cycle s’accomplit le lendemain, dans les champs dénudés : suite à la mort du fermier, Bill doit à nouveau s’enfuir avec Abby et Linda. Cette fuite n’est pas pour autant volontaire : elle est plutôt le fruit du contexte, comme les humains qui paraissent impuissants face aux changements de la nature et doivent suivre son cours.

La priorité est alors inversée : c’est le champ de blé, avec ses cycles de récoltes et de plaies, de création et de destruction, qui se trouve au premier plan, alors que le drame humain est en trame de fond. La nature n’est donc pas cette extériorité objective, toile de nos projections de peur ou d’émerveillement; cela nous regarde, ce qui veut dire que tout fait partie du champ dont nous sommes responsables. La nature influe sur notre vie autant que nous la transformons. Malick nous montre également à quel point la moindre invention technologique (comme la moissonneuse) change la nature. C’est un concept profondément heideggérien : il n’y a pas d’Être pur, juste des mains d’humains qui façonnent ce monde et l’espace vivant en tant qu’habitat temporaire. Il y a donc une profonde réflexion philosophique qui transparaît derrière l’esthétique et la technique de ces films dont la beauté indique un questionnement spirituel et qui, en se concentrant plutôt sur l’inscription dans le milieu, réussissent peut-être à échapper au danger de la totalisation

Technique métaphysique 

Dans Days of Heaven, la plaie de criquets et la destruction des champs sont annoncées au tout début du film par la narratrice, Linda, la vraie sœur de Bill qui participe à tous les événements de l’histoire, en gardant néanmoins une certaine distance. « Like all voiceovers in Malick’s films, the voice belongs to a particular character and serves to articulate a communal experience » (R. Sinnebrink 2013, 99)On pourrait parler de la quatrième personne du singulier qui est à la fois témoin, participant et narrateur qui s’élève au-dessus de l’action11. Ce recours à la voix est un procédé récurrent dans le cinéma de Malick par lequel il commence souvent ses films. La voix est au tout début suspendue, c’est une parole pure n’appartenant à personne et cheminant vers un sens, c’est seulement ensuite, dans l’intrigue, qu’elle trouve, tel un esprit, son habitat : « the storyteller has the same position as the viewer » (G. Blasi 2014, 4). Cette voix erre à travers les images de la nature et les cris des oiseaux, en s’y inscrivant de manière à la fois anonyme et singulière, pour devenir ensuite paysage à part entière. Ainsi, toute voix prend part à la même dynamique du vivant, comme le suppose le narrateur de The Thin Red Line : « Maybe all men got one big soul where everybody’s part of. All faces are the same man, one big self. Everyone looking for salvation by himself. Each like a coal drawn from the fire12 »De ce fait, Malick a su faire de la voix hors champ, outil narratologique jugé trop facile par beaucoup de cinéastes et de critiques, un procédé qui dépasse le cadre de l’histoire racontée.

Dans Days of Heaven, lorsque Bill et Abby quittent Chicago pour le Texas à bord d’un train, Linda reste à l’écart et raconte une histoire qui au début semble n’avoir aucun lien avec les trois. C’est pourtant une annonce, née d’une superstition, du feu dans le champ de blé :

I met this guy named Ding Dong. He told me the whole earth is goin’ up in flames. Flames will come out of here and there… and they’ll just rise up. The mountains gonna go up in big flames, the water’s gonna rise in flames. There are gonna be creatures runnin’ every each way. Some of them burned, half their wings burnin’. People are gonna be screamin’ and hollerin’ for help. See, the people that have been good, they’re gonna go to heaven and escape all that fire. But if you’ve been bad, God don’t even hear you, he don’t even hear you talkin’. [00:05:16-00:06:00]

Le temps de ce récit évolue parallèlement à l’espace traversé : ce sont deux visions du paysage qui s’enchevêtrent. D’un côté, les différents plans du train (plan d’ensemble, plan de Bill et Abby) suivent les plans des plaines et des animaux (que l’on regarde et qui, ensuite, regardent le train passer); de l’autre côté, la vision superstitieuse rapportée par Linda lie le feu annoncé (intervention divine) aux vices de la nature humaine en mettant en scène les hommes et les animaux qui essaient d’échapper aux flammes. 

C’est une vision à portée eschatologique, qui annonce non seulement la fin de l’intrigue, marquée par le feu et préfigurée par l’image des rails (symbolisant le progrès industriel et l’inévitabilité du sort), mais également la fin des temps (dépassant ainsi le cadre de l’intrigue). C’est la représentation de la voie de la nature, énoncée par Malick dans Tree of Life, logique humaine selon laquelle chaque action doit être suivie d’une rétribution. Pour que la voie de la grâce soit possible, il faut une fissure, il faut que cet enchaînement mécanique d’évènements soit brisé pour qu’une prise de conscience ait lieu.

Dans Days of Heaven, « une petite voix cassée accompagne les premières scènes du film. Elle décrit des situations qui ne correspondent pas précisément aux images, mais dont on comprend peu à peu qu’elles leur sont complémentaires » (V. Amiel 2013, 188). Par les enchaînements d’images des prairies américaines, la corporéité de la voix se perd : tout devient donc paysage (qu’il s’agisse des plans des plaines traversées, des champs de blé ou des voix). C’est cette fusion que cherchait Kenneth White dans ses vagabondages géopoétiques — paysages intérieurs qui cherchent à s’entrecroiser (ce que l’on voit notamment dans The New World). C’est possiblement la solution employée par Malick pour résoudre le problème qui l’obsède : le langage cinématographique lui permet d’inscrire la finitude des humains dans une nature infinie.

Le cinéaste américain accorde également une grande importance à la bande sonore. Dans The New World, il a travaillé avec un ornithologue afin de reconstituer les cris des oiseaux vivants dans l’Amérique précoloniale; dans Days of Heaven les bruits du vent, soigneusement placés, donnent au film une certaine légèreté (M. Barnier 2007, 2). En laissant entendre essentiellement l’eau, le vent, les oiseaux et les feuilles d’arbres (et ceci même dans le film de guerre qu’est The Thin Red Line) (10), Malick crée un tableau vivant dont la philosophie passe essentiellement par les sons et les images — une philosophie transcendantaliste, une expérience sensorielle.

Le langage malickien, en employant des troncs pointant vers le ciel, des voix qui s’entrecroisent sans dialoguer, ainsi que des motifs végétaux et animaliers, nous invite à changer de perspective. On peut parler d’un dialogisme13 qui, en gardant la voix narrative, fait parler le vivant au même titre que l’humain; l’effet de langage14 ne nous est pas restreint, mais concerne tout le monde. Malick focalise souvent la caméra sur un détail de la nature, comme un oiseau volant dans le ciel, un criquet sur un brin de blé ou la rosée tombant goutte après goutte d’une feuille. Il filme souvent ses personnages d’en bas, ce qui est une perspective inhabituelle, impossible pour les humains, et permet justement de les rapprocher des végétaux :

In reading Malick’s Days of Heaven through an earth-centred perspective, the film’s imagery offers a reflection on nature and culture beyond duality. This point of view is most clear in two underwater shots in the movie: a front-angle shot displaying Bill’s goblet fallen in the river, signifying the indissolubility of culture as part of nature; and a very low-angle shot of Bill’s last breath of life in the river, signifying the temporality of life and the ultimate power of death over life. But if Malick’s earth-centred figurations can be perceived as somehow dehumanized and stripped of any sentiment, they might open up possible viewpoints on human existence in our present civilization. (G. Blasi 2014, 70)

La mort de Bill [01:27:00], dont le visage est filmé du fond de l’étang, est une séquence qui déshumanise et décentralise notre point de vue de sorte que l’on voit le drame humain d’une perspective autre, précisément comme un paysage dynamique, en train d’être créé. Ceci est une technique présente déjà dans Days of Heaven, mais qui prend son plein essor par l’emploi d’une caméra à la lentille large dans ses films plus tardifs : la proximité des visages est illusoire et immerge les protagonistes de ses films dans le paysage tout en gardant leurs individualités.

Dans Days of Heaven, au moment où Bill et Abby doivent décider s’ils restent ou non, la caméra fait des demi-cercles autour du couple en imitant leurs pas indécis eux-mêmes présentés en parallèle avec les chevaux trottant sur place au second plan. La caméra est donc dynamique et tremble par moments, ce qui ajoute au film un effet naturel; ce dynamisme sera renforcé lorsque Malick va collaborer avec Emmanuel Lubezki. La caméra commencera alors à explorer librement le paysage, en imitant le vent et les autres éléments. Mais déjà, dans Days of Heaven, elle suit en silence les cycles des saisons, en accordant de l’importance au champ et en filmant un germe en train de pousser [00:59:00] pour ensuite percer la surface de la Terre. La caméra, de même que la plante en devenir, procède à un mouvement ascensionnel ondoyant dans le vent. Le mouvement se termine par un plan fixe du champ de blé. Ce plan d’un germe en train de pousser, comme tout autre plan végétal ou animalier, annonce par son silence innocent un changement dans l’intrigue. Malick, par l’emploi du montage non linéaire (consistant à filmer plusieurs scènes non liées entre elles par une intrigue et les rassembler en un tout seulement par la suite) signale que tout mouvement, qu’il soit végétal ou humain, n’est pas droit, mais fait partie des mêmes cycles, inévitables, de la nature.

Nous pourrions poser la question : comment cette technique, ou plutôt ce langage cinématographique, nous fait croire en quelque chose dépassant l’individualité de notre existence? Pour le dire autrement : comment un film peut parler du « croire » sans religion?

This is what we might call the « post-secular » religious film that explores the spiritual-existential struggle of an individual over questions of faith and belief, his or her experience of, or encounter with, what Rudolf Otto (1926) called « the numinous »: the awe-inspiring, terrifying but also fascinating encounter with a transcendent reality or the « wholly other ». (R. Sinnebrink 2016, 7)

Les paysages sublimes des films de Malick paraissent comme une possibilité, dans un monde désenchanté15, de renouer avec le vivant et, par cette même relation, avec le divin16 ou plutôt le religieux, compris au sens de « relier », ou reliance17. Le sens contraire serait la négligence. Comment donc, après la séparation et la prétendue « mort de la nature18 », habiter notre milieu?

C’est encore une question éminemment heideggérienne qui émerge du cinéma de Malick. Le cinéaste se contente pourtant de chercher, comme sa caméra fouillant le paysage, sans essayer d’y répondre de manière construite. L’esthétique de son cinéma converge en une éthique (R. Sinnebrink 2016, 14) et c’est la technique même, nous permettant de mieux sentir les changements dans le paysage, qui est sa recherche spirituelle. Une quête menée non par la philosophie, mais par l’expérience cinématographique. Par l’art de son montage, nous voyons que les drames humains ne sont pas plus importants que la vie animale ou végétale; tout fait partie d’une seule création obéissant aux mêmes cycles de vie et de mort. La beauté idyllique des images n’idéalise pas pour autant le monde représenté, mais nous fait plutôt entrer dans le flux de l’émerveillement. Elle permet de s’ouvrir au cosmos, à une rencontre avec la nature non humaine qui, sans autre but que de pousser, est pour l’humain une autre expérience du sens : 

human existence is inseparable from the whole creation, from the planet’s living body. We are not uniquely privileged and alone worthy of God’s grace, but just one branch in the tree of life […]

More generally, Malick also implies, how can human beings, in their fallen state, reconnect with nature and God? Or, as Heidegger would ask, how can they build so that they could truly dwell?  (L. Savu 2012, 102-104)

Malick conçoit ses personnages comme faisant partie d’une communauté, d’un Être (Dasein) dépassant leur existence individuelle, ce qui les rend capables de poser la question : pourquoi (J. Balay 2016, 228)? Days of Heaven s’ouvre sur Bill en train d’ajouter du charbon dans « la bouche d’enfer » d’une cheminée. Cette vie menée à Chicago, réduite au travail mécanique dans une fabrique, est interrompue par une bagarre entre Bill et un autre travailleur, ce qui finit possiblement par la mort de ce dernier. La chaîne rompue, le protagoniste prend conscience de son état et décide de partir pour le Texas avec sa sœur Linda et Abby. C’est un itinéraire de ce qu’Heidegger appellerait Uneigentlichkeit(inauthenticité) jusqu’à Eigentlichkeit (authenticité). Or, la ferme figée au milieu d’un champ de blé n’est pas véritablement en opposition avec la fabrique à Chicago, et ne permet pas ainsi une vie meilleure aux trois protagonistes. Ils sont encore une fois jetés (Geworfenheit) dans un milieu qui d’abord les soumet à un labeur répétitif et ensuite les fait entrer dans une torpeur des « jours du ciel ». Incapables de prendre conscience de leur situation à partir d’un point de vue extérieur et plus objectif (celui de la caméra et de Linda, la narratrice — c’est le rôle même que joue le cinéma pour les spectateur·rice·s), ils doivent à nouveau faire face à une destruction, à une mort qui les oblige à fuir. « Malick’s figurations of nature and culture in Days of Heaven point towards the necessity of knowing the world we live in, or knowing “being-towards-death” as a way of pulling Dasein out of the inauthentic and mechanical progression of life » (G. Blasi 2014, 72)Le cinéaste américain réfléchit sur une possible liberté dans un cycle fini de la vie : c’est seulement l’acceptation de cette finitude de l’humain (donc de sa mort) qui peut lui assurer une certaine liberté, ou du moins le faire sortir de la torpeur quotidienne et du progrès mécanique, pour qu’il fasse véritablement partie du vivant — de la beautémouvante du paysage. « Human existence is inseparable from the whole creation, from the planet’s living body. We are not uniquely privileged and alone worthy of God’s grace, but just one branch in the tree of life […] » (L. Savu 2012, 6).Days of Heaven se termine cependant sur Linda parlant avec une nouvelle amie, les deux traînant sur les rails qu’emprunte finalement cette dernière : cette image finale ouvre le film sur la vie de la narratrice, en la mettant en même temps dans un cadre restreint par une ligne toute tracée. Malick signale que ce sera à nouveau une rupture de cette ligne, un dysfonctionnement de la machine, qui rendra Linda (dont la voix est devenue dès lors subjective) consciente de sa vie. Son cinéma ne donne donc pas de réponse à ce questionnement métaphysique sur la possibilité d’une liberté infinie à l’intérieur d’un monde fini; la technique employée par Malick et Lubezki nous emmène plutôt en une recherche nomade qui, inscrite dans un territoire donné, n’a pas besoin de sortir dans un « au-delà » du cadre afin d’aboutir à une expérience du sens; le questionnement ainsi déclenché nous permet, dans la finitude du film, de nous sentir non détachés, mais faisant partie de la beauté représentée qui, par un double mouvement, nous élève et nous fait plonger dans notre milieu de vie. Le monde, dans sa matérialité cinématographique, devient donc ouverture — considérée non comme une fuite vers un ailleurs, mais comme l’immanence  qui, au lieu de nous figer dans une imagerie donnée, rend possible le mouvement. Le cinéma de Malick nous permet de nous regarder à partir du Dehors : non pas en tant que spectateur·rice du paysage (compris comme « Nature »19), mais en tant qu’un être-avec le monde. Un tel « croire » laisse le dogme religieux pour s’ouvrir au sacré20

L’esthétique des cycles naturels

Terrence Malick, comme nous l’avons vu à travers quelques séquences (de Days of Heaven, mais aussi de The Tree of Life et The New World), élabore une esthétique qui lui est propre afin de la transcender par la suite, passant ainsi par-delà le paysage comme pure création humaine. L’immersion sensorielle de l’être humain dans son milieu, assurée par son langage cinématographique, est accompagnée d’une recherche métaphysique. Son style évolue à travers les films et ce que nous percevons en germe dans Days of Heaven apparaît plus clairement dans ses œuvres plus récentes : « C’est à une décomposition du paysage aussi bien qu’à sa recomposition qu’invite Malick à partir des années 2000 : non pas un écrin pour l’action, ou un objet de contemplation, mais une réalité mouvante qui s’élabore et se modèle au gré des perceptions » (V. Amiel et J. Moure 2020, 70). La technique cinématographique employée rend le paysage vivant et le fait participer activement, en tant que sujet, dans l’intrigue qui dépasse ainsi le cadre autrement trop humain. Dans ce cinéma, l’humain, pour faire une dernière fois référence à Heidegger, n’est pas maître du monde, mais habite un territoire partagé avec le reste du vivant, qui le façonne autant qu’il y participe.

Toutefois, nous ne pouvons pas oublier que le film est fait d’images et, comme pour les autres représentations, il crée une certaine distance entre celui qui voit et ce qui est représenté. Selon Walter Benjamin, le langage cinématographique en même temps qu’il nous rend conscient du paysage et de sa beauté, fait perdre à celui-ci son aura21.

Despite film’s apparent mimetic power (the realism of the images produced), the reproducibility of the objectified world reminds viewers that the relationship between humans and nature is always mediated and “parted” from itself; language, film and photography all enact the irremediable gap between humans and nature. (G. Blasi 2014, 68)

Le désir d’une liberté infinie se trouve donc dissipé par le regard de la caméra et, dès lors, le mythe de l’unité n’est plus possible : « films allegorize the mediated relation of men and nature, in reproducing and letting appear an objectified world, films dissipate ideals and myths of transcendental freedom and unity with nature and the world » (73)Cette liberté-là se trouve dans la circularité, dans le même flux qui ne retranche pas l’humain dans sa culture. Ainsi, la métaphysique ne s’avère pas un rejet du monde, mais se manifeste dans sa matérialité — l’esprit jaillit du mouvement même du vivant. Malick ne montre donc pas tant le fait d’être en relation, mais le fait d’être relié comme possibilité pour l’humain de s’inscrire dans le monde22. Cette inscription passe par les sens (sensibilisation qui, par l’esthétique, nous rend plus responsables), puis transcende la matière du paysage, s’élève vers l’esprit et revient aux cycles naturels.

 

Bibliographie

Films cités de Terrence Malick

Days of Heaven, Paramount Pictures, 1978.

The Thin Red Line, 20th Century Fox, 1998.

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Pour citer cet article: 

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