L’enjeu est de tisser ces savoirs à la sensibilité la plus poétique, pour imaginer la poésie la mieux informée, la sensualité la plus attentive au grain exact de la peau d’un tremble, de l’écorce d’une rivière, du courant d’un nuage, du mouvement d’une forêt1.
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant
Oblongs, colorés, tape-à-l’œil, les livres de la collection « Mondes sauvages » des éditions Actes Sud tiennent aujourd’hui une place de choix dans les vitrines des librairies francophones du monde entier. C’est en 2017 que Stéphane Durand2 met sur pied cette collection afin de « repenser notre relation à la nature » et d’offrir un lieu d’expression privilégié à tous ceux et à toutes celles qui usent de « stratégies originales pour être à l’écoute des êtres vivants » (« Mondes sauvages », Actes Sud). Bien qu’au moment de sa création, la mouvance écologique infiltre le champ de l’édition française depuis une dizaine d’années — pensons notamment à l’éditeur pionnier WildProject fondé en 2008 ou à des collections comme « Biophilia » chez Corti (2012) et « Anthropocène » (2013) chez le Seuil —, l’intérêt pour l’écologie demeure somme toute modéré en France en comparaison aux États-Unis. Dans une entrevue accordée à Livres Hebdo en 2021, Durand affirmait en ce sens : « Les scientifiques français n’osaient pas aborder ces questions et étaient sous la contrainte d’un monde universitaire très conservateur. Ça empêchait ce courant de pensée d’émerger. La collection a été créée pour les accompagner sur ce chemin3. » (Thomas 2021) Mais alors que l’écoanxiété fait des ravages au sein de la jeunesse et que la responsabilité environnementale, au comble des paradoxes de la modernité, se voit de plus en plus accaparée par le marketing d’entreprise et l’économie capitaliste4, la pensée du vivant a aujourd’hui définitivement percé le milieu éditorial français5.
Parmi ces nouvelles instances d’édition, la collection « Mondes sauvages » se distingue par son identité interdisciplinaire et transversale, qui la situe à mi-chemin entre le domaine des sciences et celui des humanités. Y sont en effet réunis des agent·e·s scientifiques provenant d’horizons variés, dont les démarches englobent autant la recherche universitaire que les pratiques de terrain et les réflexions théoriques, philosophiques et personnelles, le tout dans le but de proposer des formes d’écriture accessibles au grand public. D’un point de vue méthodologique, ces auteur·rice·s adoptent une « approche biographique du vivant », c’est-à-dire qu’ils et elles enquêtent en nature afin d’envisager les animaux dans leurs personnalités et leurs histoires de vie singulières. Il s’agit d’un travail qui se pose en continuité avec celui de l’éthologie, une science formée à partir du début du XXe siècle pour étudier le comportement animal. C’est cette approche innovante de recherche et d’écriture que cet article se propose de mettre en lumière dans une perspective sociologique. Notre intention n’est pas de circonscrire les considérations socioculturelles soulevées par la collection, mais bien d’étayer l’hypothèse selon laquelle l’hybridité et l’inventivité en son cœur peuvent en partie s’expliquer par l’influence de l’éthologie sur sa ligne éditoriale, par l’ouverture actuelle des humanités environnementales aux domaines artistiques ainsi que par les impératifs d’accessibilité qui s’imposent au monde de l’édition. Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur la logique interne du champ scientifique et sur les enjeux sociohistoriques propres à la discipline éthologique (éthos du chercheur·euse, position dans le champ, méthodes d’enquête) pour éclairer, dans un second temps, les partis pris méthodologiques, esthétiques et commerciaux de la collection.
Depuis la fin du XIXe siècle, sous l’effet d’un processus de professionnalisation toujours plus grand, les sciences se sont constituées en un champ de savoir spécifique, autonome et particulièrement influent, si bien qu’à l’ère post-industrielle et technocratique, la prise de décisions politiques s’opère la plupart du temps en dialogue étroit avec le domaine des sciences et des technologies. La gestion gouvernementale de la pandémie de la COVID-19 nous en aura fourni une illustration sans pareil6. Malgré (ou en raison de) cette fonction éminente exercée par les sciences dans nos sociétés modernes, le champ scientifique demeure en lui-même un espace de forces complexe, régi par des structures et des relations objectives de pouvoir. Dans un article de 1976, Pierre Bourdieu définit le champ scientifique comme « le lieu (c’est-à-dire l’espace de jeu) d’une lutte de concurrence qui a pour enjeu spécifique le monopole de l’autorité scientifique inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social » (89). Si l’autorité du ou de la savant·e tient généralement à la valeur distinctive de ses contributions, c’est-à-dire à l’originalité que ses collègues leur reconnaissent, les agent·e·s qui occupent les positions les plus dominantes du champ ont en même temps tendance à privilégier la préservation et la conservation des normes, traditions et valeurs institutionnelles, de sorte que l’état paradigmatique de la science, en dehors du cadre d’innovations déjà éprouvé au sein d’un paradigme donné, connaît peu de révolutions décisives7 (Kuhn, 1970). À cet égard, Bourdieu explique comment les agent·e·s dominant·e·s détiennent la mainmise sur le statu quo des normes de la pratique scientifique :
Les [dominant·e·s] sont en mesure d’imposer, souvent sans rien faire pour cela, la représentation de la science la plus favorable à leurs intérêts, c’est-à-dire la manière « convenable », légitime, de jouer et les règles du jeu, donc de la participation au jeu. Ils ont partie liée avec l’état établi du champ et ils sont les défenseurs attitrés de la « science normale » du moment. (2001, 73)
Le lexique, dans cet extrait descriptif (« normale » ; « convenable » ; « légitime »), montre bien à quel point les sciences reposent sur des procédés de normalisation : l’excentricité ou l’avant-gardisme ne font pas office de clés de succès garantis dans la trajectoire du ou de la savant·e, contrairement à l’agent·e littéraire ou artistique qui peut espérer davantage de gains symboliques en misant sur des gestes de rupture par rapport au déjà-vu et au déjà-fait8. L’hétérodoxie de la science, dans la même logique, apparaît avant tout théorique et discursive (ce à quoi vise l’idée de Progrès) plutôt que radicale.
La montée en puissance du positivisme9 et du réductionnisme10 au XIXe siècle a également engendré d’importantes divisions de l’exercice scientifique en disciplines, puis en sous-disciplines, résultant en une opération de hiérarchisation et de subordination des domaines de recherches. Cette hiérarchisation épistémique, encore en vigueur aujourd’hui, va de pair avec une compétition sociale dont les impacts peuvent aussi bien être de nature économique que politique, symbolique et idéologique ; la propension à l’investissement, la reconnaissance institutionnelle et la consécration temporelle sont autant de phénomènes déterminés par l’état des rapports de force entre les scientifiques. Établie en 1830, la célèbre classification des sciences d’Auguste Comte se fonde sur des rapports de dépendance entre les disciplines et accorde aux sciences capables d’établir des lois générales et d’élucider des phénomènes observables un statut supérieur à celui des autres. S’appuyant sur des opérateurs de distribution binaires (théorie/pratique, général/particulier, fondamental/appliqué, abstrait/concret), Comte ordonne les grandes disciplines scientifiques sur une échelle de « dureté » : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie et sociologie (Sandoz 2017, 306). Si la biologie, dans laquelle s’inscrit l’éthologie, se retrouve au bas de cette liste, c’est essentiellement de ce qu’elle revêt un degré de complexité plus faible et un degré de généralité plus élevé que les sciences dites « dures ». Dans cette même optique, et tel que l’affirment les auteur·rice·s d’une étude récente de scientométrie11 qui renouvelle l’idée de la hiérarchie des sciences, la « dureté » d’une discipline aurait tout avoir avec sa capacité à atteindre le consensus institutionnel (Fanelli et Wolfgang 2013, 1). De ce fait, l’« échelle encyclopédique » comtienne apparaît toujours opérante de nos jours dans la mesure où l’on tend encore à considérer que la capacité d’un domaine scientifique à parvenir à un consensus et à accumuler des connaissances diminue des sciences les plus « dures » (mathématiques, chimie, physique) aux sciences les plus « molles » (sciences sociales). On conçoit également les sous-disciplines de la biologie (sciences animales, botanique, écologie) comme étant moins « positives », parce que davantage appliquées et composites, a fortiori gouvernées par la notion de « sensibilité » (Fanelli et Wolfgang 2013, 2). C’est précisément cette distinction entre biologie « molle » et biologie « dure » qui se trouve au fondement de la naissance de l’éthologie, qui a d’abord été définie comme l’étude biologique du comportement animal avant de se décliner en différentes écoles de pensée complémentaires et antagonistes. Pour saisir les affinités et les disparités épistémiques sur lesquelles se dresse la collection « Mondes sauvages », il importe donc à présent de considérer certains enjeux spécifiques à l’histoire et à la position sociale de sa discipline alliée dans le milieu scientifique.
L’éthologie animale, telle qu’on la connaît aujourd’hui en Europe, s’est développée à partir des années 1930 et 1940, principalement autour des travaux du biologiste autrichien Konrad Lorenz sur les oiseaux12. Si les bêtes peuvent, à première vue, ne pas sembler constituer un champ d’études sujet à la controverse, l’histoire de la discipline a montré qu’il en allait tout autrement. L’éthologie a en effet été confrontée dès ses débuts à une vive résistance de la part du milieu scientifique, et en particulier de celui de la France, de façon à bâtir son identité à travers le tumulte, la compétition et la marginalité.
Son histoire est avant tout celle d’un mouvement d’opposition face aux sciences expérimentales et aux sciences de laboratoire, tel le behaviorisme, régnant alors en maîtres au sein des sciences du vivant. Lorenz et d’autres naturalistes, comme Nikolaas Tinbergen aux Pays-Bas, avaient pour visée de rompre avec les protocoles établis dans le champ scientifique du XXe siècle en mettant en place un travail de terrain, fondé sur une logique d’observation des animaux en milieu sauvage (Chavot 1994, 109). Comme l’explique l’historienne des sciences Marion Thomas, qui a pour ainsi dire jeté les bases d’une sociologie de l’éthologie, cette position de rupture par rapport à la suprématie du laboratoire sur le terrain participait de tout un « processus de légitimation » (2018, 286). Il s’agissait en effet de démontrer que « seules les observations […] obtenues dans un milieu naturel (donc non contraint) étaient la garantie de l’observation d’un comportement naturel » (2018, 284). Aux expériences contrôlées en espace clos et aux interventions macabres des biologistes se substituaient dès lors les explorations immersives en nature et les méthodes d’enquête souples et adaptables de l’éthologue, qui impliquaient en creux la « revendication de l’étude de la vie contre la mortfn] C’est à l’entomologiste William Morton Wheeler qu’on doit cette juste vision de la discipline. » (2018, 284).
Cette conception axiologique du terrain en appelait bien entendu à l’édification de l’éthos13 du et de la chercheur·euse, sur lequel a beaucoup misé le père de la discipline. La notion d’habitus, qui renvoie au système de dispositions acquis par la socialisation, peut d’ailleurs nous aider à penser le chevauchement que Lorenz opérait entre les dispositions personnelles et les qualités scientifiques de l’éthologue. Dévoué émotionnellement à sa quête, ce dernier se devait d’être un amoureux des animaux, capable d’endurer de rudes conditions de travail et de faire preuve d’une patience inouïe, tel le chasseur traquant sa proie… C’est précisément que le « bon » éthologue, pour Lorenz, partageait des « caractères avec les chasseurs ou les paysans, dont les activités se situaient sur le terrain » (2018, 286). Prenant ainsi le contre-pied de la rationalité froide érigée en qualité éminente du savant, l’Autrichien privilégiait plutôt les vertus pratiques et morales de l’explorateur·rice, qui recevaient sous sa plume la valeur de vertus scientifiques. Lui-même avait l’habitude de se photographier en compagnie d’animaux et de publier des ouvrages grand public (1949, 1950) ou des récits autobiographiques (1985) pour retracer l’enracinement de sa passion dans l’enfance. Or, si ces mises en scène ont certainement contribué à « valoriser l’image de l’éthologie et à [la] rendre populaire auprès d’un grand public » (Thomas 2018, 286), elles n'ont pas non plus manqué d’attiser les critiques négatives du milieu scientifique à l’égard de la discipline naissante.
Le « pôle interdisciplinaire » autour duquel s’est constituée l’éthologie a également contribué à l’envenimement des tensions et des relations concurrentielles entretenues avec les scientifiques les plus puristes (Chavot 1994, 65). Désirant s’approprier le champ des sciences du comportement animal, Lorenz croyait bon d’élargir ses recherches à un large spectre épistémologique en articulant, par exemple, des fondements de la morphologie, de la taxinomie et de la psychologie dans sa pratique. Mais cette ambition tentaculaire et globalisante a tôt fait de déplaire aux chercheur·euse·s qui œuvraient dans le cadre de ces disciplines respectives et qui reprochaient aux éthologues leur manque de spécialisation, conformément à une logique de cloisonnement disciplinaire. De lutte en lutte, l’éthologie animale est donc rapidement devenue « un domaine de recherche très controversé » (Chavot 1994, 65), qui jouait sur les tableaux d’autres sciences établies en même temps que d’instaurer des méthodes d’enquête audacieuses, localisées hors des laboratoires. Malgré les reproches qui lui ont été adressés, cette « science d’interface » (1994, 110) a tout de même permis d’ébranler les normes méthodologiques des sciences modernes.
L’époque de l’Anthropocène14, par ce qu’elle implique de bouleversements écosystémiques et de dérèglement climatique, se présente comme un contexte propice au renouvellement des recherches éthologiques, tant d’un point de vue pratique (expériences empiriques) qu’intellectuel (philosophie de l’éthologie). L’identité univoque de la discipline ouvre d’ailleurs la porte à des apports et des appropriations épistémiques multiples, provenant de champs d’activités tout aussi diversifiés.
Les humanités environnementales, récent domaine d’études qui traite des enjeux environnementaux contemporains, se posent en rupture avec les dogmes scientistes hérités d’une vision cartésienne du monde. On tend, d’une part, à se distancer dans ce type de recherches de la conception occidentale de la « Nature » selon laquelle l’humain serait tout à la fois extérieur, maître et possesseur de son environnement, et donc légitime de l’exploiter, de le transformer et de le détruire15. Il importe dorénavant de penser le vivant non plus comme une machine à disposition de l’« Homme » ni comme un puits de matières inépuisables, mais comme un ensemble d’entités et d’individus complexes (dont nous faisons nous-mêmes partie), dotés de puissances d’agir et de particularités propres, évoluant en constantes interactions les uns avec les autres.
Cette rupture avec le dualisme nature/culture est aussi à mettre en corrélation, d’autre part, avec une deuxième rupture épistémologique, cette fois liée au conflit entre science et littérature (ou humanités). La vie intellectuelle occidentale est en effet caractérisée, depuis au moins trois siècles, par une profonde division entre les domaines scientifiques et littéraires, entre « Deux cultures » (2021), comme l’a montré Charles Percy Snow. La « pureté » des sciences, indissociable de leur autorité, dépendrait ainsi de l’établissement de frontières étanches — mais souvent symboliques — entre le champ scientifique et les autres champs de savoir, qui ne répondent pas des mêmes enjeux, c’est-à-dire des « questions […], méthodes et […] solutions immédiatement aperçues comme scientifiques » (Bourdieu 1976, 100). Loin de relever uniquement des champs en cause, cette scission institutionnelle a impacté et impacte nos sociétés dans leur ensemble, notamment dans leur manière de concevoir et d’objectiver la biodiversité. L’expression du « Grand partage de l’enchantement » (Morizot et Zhong-Mengual 2018) se réfère précisément aux conséquences écologiques engendrées par la dichotomie entre science et art : alors qu’en régime naturaliste, les sciences modernes tendent à produire un effet de désenchantement des phénomènes vivants en les réduisant à des causalités strictement mécanistes, les arts sont quant à eux autorisés à réenchanter le vivant par l’usage de l’imagination, de l’évocation et de la chimère, mais toujours à condition de tomber hors du savoir, voire hors de la vérité.
C’est donc en contre-courant de cette dichotomie jugée viciée et néfaste que les humanités environnementales ont élaboré un projet commun, qui consiste à prendre en compte à la fois la subjectivité intrinsèque au regard qu’on pose sur l’environnement, les certitudes et les incertitudes dont relèvent les connaissances sur celui-ci ainsi que les enjeux éthiques soulevés par les problématiques écologiques afin d’engager un dialogue interdisciplinaire dans l’« étude », la « présentation » et la « représentation » de la biodiversité (Humphrys et Williams 2005). Cette perspective herméneutique se couple également à une perspective de sensibilisation, favorisée par le recours à l’imagination, à la créativité et à la poétique dans les écrits sur le vivant. Le professeur de philosophie Brian Treanor défend à ce titre le rôle que peut jouer la narration dans la constitution de savoirs environnementaux riches et intrigants, suggérant ceci dans un chapitre du collectif Interpreting Nature signé en 2014 : « Just as narratives can open us to genuine, if complicated and partial, understanding of other human experiences and worlds […], narratives can open us to other nonhuman experiences and worlds. » (2014, 197. Nous soulignons) Une appréhension juste, adéquate et non réductrice du monde vivant requiert, autrement dit, d’imaginer de nouvelles techniques de mise en mots et de mise en récit qui sauraient croiser approches subjectives et approches objectives, expériences personnelles et perspicacité scientifique, fabulation et réalisme16.
À cet égard, l’évolution de l’éthologie a suivi une trajectoire concomitante avec le développement des humanités environnementales dans les dernières années. Au XXe siècle, les éthologues « classiques » refusaient le recours à la subjectivité dans leurs publications, s’engouffrant ainsi, selon les dires de Dominique Lestel, « dans un formidable processus de déqualification des outsiders, où les notions d’anecdote et d’anthropomorphisme jouent pleinement leur rôle17 » (Bessis 2006, 39). Ce rejet des « outsiders » pouvait s’expliquer sociologiquement par la précarité de la position des éthologues au sein du champ scientifique leur faisant sans cesse craindre « l’excommunication » (2006, 39). Les éthologues contemporain·e·s, en revanche, tendent à reconnaître de plus en plus la pertinence heuristique de la littérature, des domaines artistiques et surtout de l’écriture subjective. Se multiplient par ailleurs les tentatives de redéfinition de la discipline éthologique depuis les sciences sociales, dont on peut mentionner, à titre d’exemples, l’historien Éric Baratay, qui revendique la création d’une « histoire animale », élargissant aux animaux le concept de « sujet historique » (2012 ; 2017) ; le philosophe Dominique Lestel, qui s’emploie à élaborer une « éthologie philosophique » (2001) qui prend acte des interdépendances entre humains et non-humains ; ou encore la philosophe des sciences Vinciane Despret, qui développe une « éthologie de l’éthologie » (2012 ; 2019 ; 2021) en s’intéressant à la manière dont les éthologues étudient eux-mêmes et elles-mêmes les animaux. Il reste cependant à voir quelle forme peut prendre une collection dont la ligne éditoriale investit une « philosophie éthologique » tout en revendiquant une nouvelle conception de l’écriture scientifique.
Les considérations épistémiques et sociales précédemment posées nous permettent d’entamer l’analyse des éléments constitutifs de la collection « Mondes sauvages », à commencer par la situation professionnelle des agent·e·s qui y publient. Si on exclut les pré- et postfacier·ère·s18, la collection rassemble à ce jour vingt auteur·rice·s, dont les origines — bien que très majoritairement françaises — se répartissent sur trois continents (Europe : 90 % ; Amérique du Nord : 5 % ; Océanie : 5 %)19. Loin de tous et toutes correspondre au profil type du et de la savant·e, les auteur·rice·s sont chercheur·euse·s, professeur·e·s, maître·esse·s de conférences, praticien·ne·s, expert·e·s... Leurs formations professionnelles se divisent de manière quasiment égale entre les sciences du vivant et les sciences humaines, et cette proportion se voit également reconduite dans leurs professions actuelles.
Lorsqu’on se penche sur les trois auteurs sur 23 dont la profession cadre dans la catégorie « Arts et littérature » (15 %), on constate que leurs trajectoires portent en elles une importante dimension interdisciplinaire. Alexis Jenni, écrivain et récipiendaire du prix Goncourt de 2011, fut d’abord professeur agrégé de sciences naturelles avant de se consacrer professionnellement à l’écriture. Ses deux vocations trouvent d’ailleurs un point de fusion dans Parmi les arbres, paru au sein de la collection en 2021, et qu’il résume ainsi :
J’ai aimé la littérature, j’ai aimé les sciences, j’ai aimé les arbres, mais pendant des années, je n’ai pas su allier les trois, chacun de ces amours allait son chemin, sans qu’ils ne parviennent à se croiser. Et puis un été dans les Pyrénées, marchant dans la forêt, c’est venu. J’ai eu envie de parler des arbres, parler à la fois de ce qu’ils sont et de comment nous vivons avec eux. (2021, quatrième de couverture)
Parler « littérairement des sciences » (Actes Sud Éditions, 2021) constitue alors pour Jenni une manière de conjuguer connaissances et sensibilité sous une prose imaginative, qui n’exige ni de respecter les protocoles expérimentaux du milieu universitaire ni d’appliquer à sa pensée une méthodologie stricte et balisée telle que la requiert la publication scientifique. Dans une même lignée, Yves Élie, qui a fait paraître Dans la vallée des abeilles noires en 2021, exerce le métier de réalisateur documentaire tout en pratiquant l’apiculture au pied du mont Lozère. Rémy Marion, à qui on doit deux ouvrages (2018 ; 2020) au sein de la collection, est quant à lui photographe et vidéaste, mais a auparavant tenu une carrière d’explorateur naturaliste au cours de laquelle se sont accumulés les voyages en régions polaires.
Lorsqu’on examine les trajectoires professionnelles classées dans la catégorie « sciences du vivant » (45 %), on décèle de nouveau une diversité marquée de spécialisations. L’océanographie (François Sarano et David Grémillet), la chiroptérologie (Laurent Tillon) et la malacologie (Gilbert Cochet) côtoient, par exemple, la médecine psychanalytique (Robert Gessain) et la médecine vétérinaire (Sabrina Krief). D’autres auteur·rice·s, tel Gilbert Cochet, cumulent en parallèle de leurs parcours scientifiques un bagage cinématographique et photographique, deux arts qui, à l’évidence, permettent de cultiver un regard éthologiste et une politique attentionnelle à l’endroit des présences autres qu’humaines.
C’est toutefois du côté des professions cadrant dans la catégorie « sciences humaines » (40 %) que l’interdisciplinarité apparaît la plus importante du fait que la majorité de ces chercheur·euse·s sont spécialisé·e·s dans des disciplines comparées, telles la philosophie ou l’histoire des sciences, de l’environnement et de l’éthique. Historienne de l’art et enseignante dans le Master d’Expérimentation en Art et Politique (SPEAP) créé par Bruno Latour20 à Sciences Po Paris, Estelle Zhong Mengual travaille notamment à l’élaboration d’une « histoire environnementale de l’art », et a publié un essai sur l’art de l’attention (2021) dans la collection.
À l’échelle individuelle comme à l’échelle collective, les auteur·rice·s de « Mondes sauvages » mettent donc à mal les divisions usuelles qui subsistent entre les « deux cultures » (scientifique et humaniste) de même qu’entre les sciences « molles » et les sciences « dures ». Se faisant, ils et elles ouvrent la voie à une collaboration entre différents corps de métier, mais peut-être plus encore entre différents modes de pensée et d’appréhension de l’altérité animale, végétale et minérale. Notons au passage que, tandis que les milieux scientifiques sont habituellement composés d’une majorité d’hommes21, la collection atteint une quasi-parité (huit femmes/12 hommes) 22, rompant une fois de plus avec les hiérarchies régissant ordinairement la science.
D’un point de vue commercial, cette posture interdisciplinaire suscite un engouement indéniable chez le public, comme l’illustrent les nombreux prix et nominations qu’ont reçus les auteur·rice·s au cours des dernières années. Chaque période de publication dans la collection laisse place à une campagne publicitaire réfléchie, inaugurée par le partage d’un entretien vidéo avec l’écrivain·e sur la chaîne YouTube des éditions Actes Sud. D’autres formes d’exposition médiatique consolident par la suite la montée en popularité des auteur·rice·s. Cela a notamment été le cas de Laurent Tillon qui, « depuis qu’il est passé dans le grand entretien de la matinale de France Inter (en février [2021], ndlr), est devenu une vedette du jour au lendemain avec Être un chêne (vendu à plus de 25 000 exemplaires, ndlr) » (Thomas 2021). En somme, l’éditeur d’Actes Sud cherche ainsi à diffuser une image des auteur·rice·s qui met l’accent tout à la fois sur la rigueur intellectuelle, les capacités rhétoriques et l’appétit intellectuel, sans oublier une propension à l’excentricité23, image qui n’est pas sans rappeler l’habitus de l’éthologue popularisé par Lorenz, nourri à la fois des certitudes de la technique et des vertus de l’investissement personnel.
En règle générale, les auteur·rice·s accomplissent des enquêtes en « terrains in situ » pour étudier l’éthologie des animaux, c’est-à-dire leurs comportements naturels, spontanés, imprévus, voire occultés. Il s’agit en cela de se frotter au réel et parfois même au danger — comme François Sarano qui nage avec les requins ou Baptiste Morizot (2018) qui piste les grands prédateurs —, avant d’accomplir la vulgarisation de ses observations et de ses résultats de recherche. Cette « approche biographique du vivant », qui réplique celle de l’éthologie, sert des visées épistémologiques et éthiques, comme le souligne la note éditoriale en ouverture des ouvrages :
En allant à la rencontre des animaux sur leurs territoires, ces auteurs partent en « mission diplomatique » au cœur du monde sauvage. Ils deviennent, au fil de leurs expériences et de leurs aventures, les meilleurs interprètes de tous ces peuples qui n’ont pas la parole, mais avec lesquels nous faisons monde commun.24
Une telle rhétorique, suivant un désir de représentation des êtres « sans voix » avec lesquels nous faisons pourtant « monde commun », tire une partie de ses sources de la pensée écologique de Bruno Latour, qui a théorisé le concept de « parlement des choses », une forme d’organisation politique qui implique que les choses et les non-humains soient démocratiquement représentés par des scientifiques ou des député·e·s reconnu·e·s pour leur compétence dans un champ particulier (2018). Est donc posé dès les premières pages des livres un horizon de lecture singulier : les lecteur·rice·s sont invité·e·s à se familiariser avec des êtres invisibilisés et à imaginer une cohabitation interspécifique sous le signe de l’égalité, de la justice et de la réciprocité, alors que les auteur·rice·s-énonciateur·rice·s, de leur côté, sont apparenté·e·s à des « diplomates », chargé·e·s de tisser de « nouvelles alliances » entre communauté humaine et communauté animale. Mais comment est-il possible de rendre une telle expérience de lecture attrayante pour le plus grand nombre ?
C’est le défi que la collection entend relever en prenant le parti de l’hybridité générique. Selon le catalogue d’Actes Sud, l’essai constitue le genre dominant dans la répartition du corpus. En s’appuyant sur la théorisation du genre par Georges Lukács, on peut avancer que l’écriture essayistique autorise aux chercheur·euse·s une grande liberté d’écriture : ils et elles peuvent en effet combiner « la vie en soi », à savoir une réflexion personnelle rendue à travers une forte présence subjective et une énonciation au « Je », ainsi que « la vie concrète », c’est-à-dire tout ce qui se rapporte aux données matérielles et scientifiques tirées de leur recherche de terrain (1972, 106). Alors qu’on tend aussi à détacher aujourd'hui l’essai d’une conception proprement littéraire, en élargissant l’appellation aux études savantes, ce genre peut désormais désigner tout texte de réflexion ou de vulgarisation d’idées, de concepts ou de théories scientifiques. Il semble néanmoins que cette étiquette générique (et générale) ne rende pas tout à fait compte des particularités de l’innovation formelle dont participent les ouvrages.
C’est à travers l’examen de leur paratexte que se dessinent les contours d’une posture d’écriture plus ou moins inédite, investie par des dynamiques interdisciplinaires. On repère d’abord, en quatrième de couverture des livres, une juxtaposition renouvelée de désignations génériques appartenant à des champs disciplinaires opposés : « Dans ce texte nourri de science, de poésie et de philosophie » (Tillon 2021) ; « Les biologistes deviennent des biographes et la biologie, une entreprise littéraire » (Despret 2019) ; « ces huit fables océaniques » (Grémillet 2021) ; etc. Ces indications consolident l’idée d’un mariage harmonieux et proportionnel entre création littéraire et travail scientifique, qui plus est soutenu par un cadre d’écriture modulable. Les auteur·rice·s mobilisent ensuite un grand nombre de références littéraires et culturelles dans leur résumé (« C’est Shakespeare en sous-bois. » [Tillon 2021]) et même dans leur titre (Le retour de Moby Dick de François Sarano ; Je est un nous de Jean-Philippe Pierron). Enfin, d’un point de vue iconographique, l’esthétique fantasque des illustrations de couverture contribue à la construction d’un imaginaire original où la créativité artistique rencontre les conditions figuratives de la science.
Le plus récent ouvrage de Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation (2021), offre une prise de position particulièrement forte au sein de la collection en cela qu’elle pousse à bout l’idée d'une hybridité générique et formelle. Dans ce livre au genre fuyant, la philosophe fait en effet éclater les frontières entre science et fiction en proposant un exercice d’écriture hors norme, qui rappelle la speculative fiction théorisée par Haraway (2013). Composée de trois courts récits qui relatent la formation de sciences inventées tout en mobilisant de véritables découvertes éthologiques et en empruntant les codes de la publication scientifique (notes de bas de page, bibliographie, vocabulaire, etc.), cette œuvre nous plonge dans un futur proche où des chercheur·euse·s participent à des débats universitaires autour des « thérosciences » (sciences du sauvage), dont la « thérolinguistique » (terme repris de l’écrivaine de science-fiction Ursula Le Guin), employée à l’étude et à la traduction des écritures animales. Ainsi Despret emprunte une artère littéraire pour percer les secrets du langage des animaux et mettre du même coup à mal les croyances en l’« exceptionnalité humaine » (Schaeffer 2007). À lui seul, cet objet textuel nous permet de circonscrire le projet éditorial de « Mondes sauvages » : de même que les néo-naturalistes cherchent à provoquer un décentrement de la condition humaine sur Terre, qui mènerait enfin à la chute d’un anthropocentrisme destructeur, ils opèrent un éclatement des ornières de la science pour prendre acte de la capacité de la littérature et des sciences alternatives à activer de nouvelles potentialités de savoir et de sensibilisation. Le genre de l’essai trouve dès lors tout son sens dans le cadre de ce projet éditorial en ce qu’on infère de sa définition la possibilité d’un entremêlement entre théorie, pratique et poétique. Par ce mélange des régimes réflexifs, les auteur·rice·s créent de nouvelles manières raisonnées et réalistes, mais aussi toujours sensibles et inventives de parler du monde vivant.
On peut donc dire que la collection évolue à la lisière du champ scientifique élargi, ce dont rendent compte les parcours professionnels et les pratiques scientifiques des auteur·rice·s, et du champ de l’édition littéraire, comme le démontrent le choix des éditions Actes Sud et surtout les qualités esthétiques et formelles des ouvrages. Il est d’ailleurs peu probable que ces derniers soient sérieusement consultés par la communauté scientifique, ne serait-ce qu’en raison de la fonction négligeable qu’y occupe le livre aujourd’hui25. Dans le même ordre d’idées, le public cible des publications se constitue plutôt de ceux et de celles qui entretiennent un rapport de proximité avec les animaux : les amateur·ice·s-profanes, naturalistes, éleveur·euse·s, chasseur·se·s, curieur·se·s ou encore penseur·se·s du vivant… Pour reprendre à cet effet la loi du jdanovisme de Bourdieu selon laquelle les dominé·e·s dans le champ scientifique « ont tendance à en appeler aux pouvoirs externes pour se renforcer, et éventuellement triompher, dans leurs luttes scientifiques » (2001, 116), il serait possible de concevoir les partis pris esthétiques de la collection comme une stratégie de légitimation visant à tirer parti des capitaux symboliques, sociaux et culturels de la littérature afin de révolutionner les manières de « faire science ». Non seulement le caractère littéraire des livres les rend plus accessibles — la présence de narration, par exemple, adoucit des propos théoriques et techniques spécialisés —, mais la rigueur scientifique qui s’y mêle en fait également des objets d’étude adaptés aux programmes universitaires26. Grâce à cette dimension plurielle et décomplexifiée, la collection a ainsi réussi à renverser le « joug universitaire » décrié par Stéphane Durand et à atteindre un niveau considérable de visibilité27.
Paradoxalement à la prise d’action que sous-tend le projet de la collection, celle-ci apparaît tout de même habitée par un certain conservatisme politique, qui peut forcément avoir une valeur stratégique et commerciale. Malgré son affiliation avec l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) 28, la dimension militante de la structure éditoriale demeure somme toute modérée, voire peu assumée. Cette posture apolitique a d’ailleurs fait l’objet de critiques négatives dans les dernières années. En témoigne notamment la prise de parole paradigmatique de l’autrice Sandra Lucbert29 dans une entrevue intitulée « L’art peut participer à la guerre de position », où elle reproche aux néo-naturalistes d’évincer de leurs œuvres les questions matérielles et économiques affectant le monde vivant :
Faire parler la nature pour la rendre sensible, c’est normalement une démarche dictée par la menace qui pèse sur elle. Mais d’où vient cette menace, sinon du capitalisme en ses structures, ses institutions et ses mécanismes ? Or les propositions artistiques sur le Monde vivant s’appliquent à faire surgir du vivant invisible, mais jamais l’invisible des structures capitalistes — qui détruisent l’invisible du vivant. […] S’émerveiller de la vie des poulpes avec Vinciane Despret ou de l’ancêtre replié dans l’éponge avec laquelle Baptiste Morizot prend sa douche est sans doute un heureux réveil de nos sensibilités, mais c’est un peu léger contre le démantèlement pur et simple de l’ONF ou les creusements de nouveaux pipelines de Total. (Lucbert 2021)
La critique de Lucbert se veut radicale : il n’y a pas de place aux « bons sentiments » dans un monde condamné à des destructions toujours plus alarmantes et mortifères, mais néanmoins justifiées et déniées par le pouvoir. La littérature devrait dès lors se fixer pour point de mire le dévoilement des structures politico-économiques, soit le « capitalisme en ses structures, ses institutions et ses mécanismes », qui causent l’invisibilisation des non-humains et de nos milieux de vie. Or, si cette critique a le mérite de souligner la faiblesse de la philosophie néo-naturaliste, souvent accusée de tenir des discours trop complaisants ou conciliants30, elle risque néanmoins de tordre, sous l’effet d’une vision étroite de ce que devrait être la littérature, les préceptes politiques d’une collection comme « Mondes sauvages ». On reproche en effet aux néo-naturalistes de vouloir s’attaquer à nos dispositions sensibles alors que ce sont paradoxalement les systèmes économiques de production et de consommation qui déterminent notre sensibilité politique. Mais cette dichotomie, qui pose le problème de l’œuf et de la poule, se renverse lorsqu’on lit attentivement les propositions des ouvrages. Le principe selon lequel, pour le dire avec Baptiste Morizot, la crise climatique serait en partie une « crise de la sensibilité » (2020, 17-18) sous-tend en réalité la volonté de redonner du pouvoir à l’individu, souvent laissé impuissant devant les structures d’exploitation qui minent la planète, mais aussi à l’art dont le propre consiste entre autres à infléchir nos sensibilités, nos éthiques et mêmes nos habitus. En ce sens, les publications de la collection endossent avec sérieux le mandat d’une « politisation de l’émerveillement » (Truong 2020) qui agit sur la manière dont, individuellement et culturellement, nous percevons, estimons et traitons la vie terrestre. Il reste qu’en raison du privilège accordé à un certain « vivre-ensemble » plutôt qu’à un dissensus dialectique, ce type d’ouvrages peut entraîner une réduction des sources de conflits politiques au sein du débat environnemental, que nous savons indissociable d’une remise en cause du système socioéconomique qui soutient la « Modernité ».
Les enjeux écologiques se font de plus en plus présents dans le milieu éditorial, et, à travers eux, se défrichent de nouveaux chemins de dialogue entre arts, sciences humaines et sciences de la nature31. La collection « Mondes sauvages », créée en 2017 chez Actes Sud, prend part à cette mouvance de décloisonnement disciplinaire en faveur d’une réflexion sur la biodiversité. Mais ce sont dans ce cas-ci des agent·e·s scientifiques qui se distancient de leur champ d’appartenance pour s’immiscer dans le milieu de l’édition littéraire et proposer des objets culturels qui se classent dans différentes catégories disciplinaires (scientifiques, philosophiques, littéraires…). Au fil de l’article, nous avons ainsi vu comment cette propension au bouleversement des frontières et des hiérarchies découle en partie de l’influence de l’éthologie sur la structure éditoriale, à laquelle elle emprunte le goût du terrain, l’intérêt pour les approches interdisciplinaires et la valorisation du sensible. Malgré une politisation parfois jugée inefficace, la collection dirigée par Stéphane Durand répond activement à un mouvement de société qui cherche à provoquer un éveil des consciences quant à l’interdépendance des espèces vivantes. Montée avec adresse, cette collection est aujourd’hui devenue une « collection emblématique d’Actes Sud » (Thomas 2021). L’éditeur a d’ailleurs inauguré au mois d’avril 2022 la collection « Voix de la Terre », qui proposera des récits anthropologiques portant sur les tissages entre humains et non-humains ; en donnant la parole à des chamans et à des scientifiques, cette nouvelle collection revendiquera à son tour une philosophie axée sur la praxis et les savoirs alternatifs.
« [L]es changements à l’intérieur d’un champ, rappelle Bourdieu, sont souvent déterminés par des redéfinitions des frontières entre les champs liés (comme cause ou comme effet) à l’éruption de nouveaux entrants pourvus de ressources nouvelles » (2021, 74). Sous ce rapport, la réunion entre scientifiques, philosophes et poètes·se·s mise en branle par le courant néo-naturaliste apparaît comme une puissante stratégie de redéfinition des façons de concevoir et de produire le savoir. C’est la crise du vivant qui, à l’heure actuelle, nous intime de fabriquer de nouveaux canaux de réflexion à même de rendre intelligibles les relations interspécifiques qui nous façonnent, nous inspirent et nous transcendent. S’ajoutant à la déferlante médiatique qui a trait à l’Anthropocène, la collection « Mondes sauvages » cherche à éclairer à sa manière ce qui échappe à la compréhension humaine, à se rapprocher de l’inconnu et de l’inconnaissable, afin, peut-être, de mieux comprendre ces autres qu’humains dont l’existence demeure pour nous une énigme.
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