Les débuts littéraires de l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek dans les années 1970 sont placés sous le signe de l’intertextualité et du montage à partir d’hypotextes en tout genre. Sa première pièce de théâtre, « Ce qui arriva quand Nora quitta son mari » (1977), relève précisément de cette esthétique intertextuelle tout en illustrant une pratique qui lui est apparentée, mais qui n’en reste pas moins singulière : celle de la récriture. Nous l’envisageons ici comme une forme d’intertextualité, dont elle se distingue notamment par la fréquence, tout au long du texte, de réminiscences et de citations d’un autre texte et par l’intentionnalité auctoriale qu’elle présuppose1.
La production dramatique récente d’Elfriede Jelinek témoigne d’un véritable retour en force de cette pratique d’écriture qui prend de nouvelles formes. De nombreux textes écrits pour le théâtre depuis 2005 entrent dans cette catégorie : on pense notamment à Ulrike Maria Stuart2, travail complexe de récriture et d’actualisation de la tragédie schillérienne Maria Stuart (1800), au Voyage d’hiver (2011), qui revisite quant à lui le cycle éponyme de Schubert (1827), et aux drames dits « secondaires », Abraumhalde et FaustIn and out, inspirés respectivement, en 2008, par Nathan Le Sage de Lessing et, en 2011, par le Urfaust de Goethe. Lessing, Goethe et Schiller pour la littérature, Schubert pour la musique : notons que Jelinek se mesure ici à des classiques nationaux dont le rayonnement dépasse les frontières de la germanophonie3. Si les textes de la dramaturge viennoise ont toujours dialogué avec ceux qu’on a coutume de nommer les « classiques », le travail affiché de récriture d’œuvres canoniques témoigne cependant d’une confrontation bien plus signifiante que les faits d’intertextualité plus isolés. Nous allons donc focaliser notre attention sur cette ré-exploration contemporaine du patrimoine culturel national.
Quels peuvent être les enjeux de ce retour en force de la récriture des classiques nationaux dans la production dramatique actuelle d’Elfriede Jelinek? Malgré le manque de recul lié au caractère récent et peut-être encore embryonnaire du phénomène observé, nous pensons que cette confrontation redoublée avec les classiques est concomitante à un phénomène de classicisation de l’auteure elle-même. Ce phénomène a pris une ampleur certaine avec l’obtention du prix Nobel de littérature en 2004 et il amène dès lors la dramaturge à questionner plus avant son rapport à la classicité. Cette étude se situera au carrefour de l’esthétique de la réception et de la sociologie de la littérature. Nous essaierons, dans un premier temps, de mettre au jour quelques-uns des mécanismes de « classicisation » d’Elfriede Jelinek, en soulignant toutefois ce qu’ils peuvent avoir d’ambigu et en posant la question de l’identité sexuée de l’auteure. Dans un second temps, nous dégagerons certaines caractéristiques de la confrontation jelinekienne avec les classiques à travers son court essai « Commentaire à propos du drame secondaire » (2010). L’analyse de discours sera intégrée à une approche sociologique qui permettra de mieux appréhender le rapport de l’auteure aux phénomènes de canonisation dans le champ littéraire.
Pour parler de « classicisation » d’un auteur, encore faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle communément un auteur classique. Or, les innombrables définitions, souvent apodictiques et drapées dans l’idéal du modèle classiciste, nous heurtent à l’aporie du questionnement. Les travaux d’Alain Viala ont montré combien la surcharge sémantique de l’appellation « classique », instituant des œuvres en modèles de premier ordre, était porteuse d’implications idéologiques et rendait nécessaire une approche fondée sur les phénomènes de réception.
La position actuelle d’Elfriede Jelinek au sein du champ littéraire se mesure à l’aune de sa réception par un ensemble d’instances de légitimation ; notre propos consistera à présenter et à questionner « à chaud », sans prétention exhaustive aucune, certaines lignes de force du processus de classicisation en cours et à en dégager les ambigüités. Nous nous intéresserons ici exclusivement à sa réception par l’institution scolaire et universitaire. L’analyse de la réception par les autres instances de classicisation du champ littéraire, qui agissent en amont comme en aval, ne saurait rentrer dans le cadre de ce travail. Par ailleurs, nous exclurons toute analyse des caractéristiques esthétiques internes à l’œuvre qui la prédestineraient à un devenir classique.
C’est bien sûr l’obtention du prix Nobel de littérature en 2004 qui a accru le capital symbolique de Jelinek tout en donnant un coup d’accélérateur au processus de captation de son œuvre – et à certaines récupérations. Cette consécration signe l’entrée dans un panthéon littéraire mondial – quoique sur fond de polémique : on se rappelle les réactions contrastées qui suivirent l’annonce, et la polémique suscitée un an plus tard par la démission fracassante, fort tardive au demeurant, d’un membre du jury4.
Régulièrement attaquée dans son pays par la presse, à commencer par la Kronenzeitung qui la fustige en bourreau de l’Autriche5, l’écrivaine, adulée par les uns, est régulièrement taxée d’amoralité, d’élitisme et d’hermétisme par les autres. Et si nombre d’instances du champ littéraire allemand et international lui ont accordé leurs plus prestigieuses marques de distinction, la légitimité lui est contestée par la voix du plus influent critique littéraire en terres germanophones, Marcel Reich-Ranicki, qui l’exclut d’ailleurs tout naturellement de son anthologie des œuvres les plus éminentes de langue allemande, Le canon (Der Kanon). Malgré tout, depuis le prix Nobel, la recherche universitaire sur Elfriede Jelinek connaît un développement exponentiel : thèses, maîtrises, articles et monographies se multiplient et témoignent de la reconnaissance du monde universitaire qui se plaît, entre autres, à l’identification minutieuse et érudite des renvois intertextuels. Son œuvre, devenue objet d’investigations, est régulièrement au programme de séminaires des facultés de germanistique, et présentée dans des éditions scientifiques destinées à un public étudiant6. En France, deux pièces de Jelinek, In den Alpen et Das Werk, ont été inscrites au programme du CAPES et de l’Agrégation d’allemand en 2006-2007, instituant ainsi la place de l’œuvre jelinekienne aux côtés de Goethe (cette année-là également au programme) dans la formation des professeurs d’allemand. Aujourd’hui, il devient difficile de suivre tout ce qui paraît sur Elfriede Jelinek, mais le recensement et l’archivage sont désormais assurés par le Centre de Recherches sur Elfriede Jelinek, fondé en novembre 2004 à l’Institut de germanistique de l’Université de Vienne du vivant même de l’artiste.
On sait que l’institution scolaire joue un rôle incontournable dans la constitution d’un corpus d’autorité ; d’ailleurs, l’un des sèmes du mot classique renvoie aux auteurs et aux œuvres étudiés en classe (Viala, 1993, p. 17). Dans Les règles de l’art, Pierre Bourdieu attribue à l’école la fonction de décider non seulement de ce qui mérite d’être transmis et consacré, mais également de la façon dont une œuvre se doit d’être abordée (Bourdieu, 1998, p. 244-245). Ce processus est en train de s’amorcer du vivant même de Jelinek, dont l’œuvre a récemment fait son entrée dans les cours d’allemand, dans les manuels scolaires et les historiographies littéraires germanophones. Par ailleurs, du matériel pédagogique est édité à l’usage des enseignants d’allemand du secondaire7 et, sur la toile, on trouve de plus en plus de témoignages de consternation et de perplexité émanant de jeunes lycéens allemands qui doivent se confronter avec l’œuvre jelinekienne. Il peut paraître assez étonnant de constater une certaine institutionnalisation de l’œuvre de Jelinek, dont la production ne véhicule pas une image normative de la littérature. Sa réception par les manuels scolaires témoigne cependant d’un processus de sélection, de modélisation du « modélisable8 ».
Si la présentation d’Elfriede Jelinek occupe une place variable au regard d’autres écrivains contemporains9, dans de nombreux manuels, elle est principalement centrée sur ses œuvres romanesques, notamment à travers des extraits de Les Amantes (Die Liebhaberinnen, 1975) et de La Pianiste (Die Klavierspielerin, 1983), dont on connaît l’adaptation cinématographique qu’en a faite Michael Haneke en 200110. Les œuvres retenues sont surtout celles qui semblent donner la part belle à l’écriture autobiographique (La Pianiste) et qui seraient ainsi compatibles avec le statut d’écrivain au féminin. Divers petits volumes de présentation et d’analyse simplifiée de La Pianiste ont été édités à l’intention des lycéens11, roman entré dans le canon des « chefs-d’œuvre » germanophones de femmes du XXe siècle, selon un ouvrage collectif récemment publié12.
Néanmoins, l’œuvre dramatique d’Elfriede Jelinek n’est pas exclue de la réception scolaire : la pièce Wolken. Heim. (Au Pays, des Nuées) a été publiée dans la célèbre collection de petits livres de poche jaunes à trois euros de chez Reclam, qui rend accessibles les classiques de la littérature aux lycéens et surtout aux étudiants germanophones. Le texte de présentation sur le site de l’éditeur est introduit par l’assertion : « Elfriede Jelinek a le statut de classique au moins depuis qu’elle a obtenu le prix Büchner en 199813 ». L’octroi du statut de classique correspond ici à la fois à une forme d’abus de langage pour un terme galvaudé et à une stratégie commerciale au service des intérêts du monde éditorial. Un des enjeux, pour les éditeurs de « classiques », d’historiographies littéraires et de manuels, consiste en effet à annexer le plus possible de nouveaux ouvrages au panthéon national, afin d’échapper au constat d’indigence littéraire d’un pays qui a tendance à rester dans l’ombre du rayonnement culturel de sa sœur allemande.
Dans les manuels scolaires et les historiographies littéraires, la modélisation de l’œuvre jelinekienne s’opère souvent par le truchement de la catégorie de la littérature féminine et féministe. Mentionnons ici et à titre d’exemple le manuel autrichien Literaturkunde qui présente un extrait de sa récriture d’Ibsen sous le chapeau « La question féminine sur scène » dans un chapitre sur les formes dramatiques du XXe siècle. L’œuvre complète d’Elfriede Jelinek, réduite ici à un discours féministe (et marxiste), est mise à distance et dévaluée par les éditeurs à travers la question rhétorique suivante : « La représentation extrêmement partiale des problèmes est-elle nécessaire en littérature pour que le public hébété, abruti par la trivialité des jeux télévisés, réagisse ? » (Killinger, 2004, p. 291). Comme dans nombre de manuels destinés aux lycéens que nous avons consultés, la présentation fait totalement abstraction du leitmotiv incontournable de la dénégation du passé nazi en Autriche et de la persistance de structures fascistes dans la société14. On peut légitimement penser que ce gommage correspond à une occultation de données polémiques incompatibles avec l’identité nationale autrichienne censée se dégager des historiographies littéraires.
Dans le cadre de cette réception par l’institution scolaire, qui mériterait une étude approfondie excédant le cadre de ce travail15, il est intéressant de relever le conflit qui opposa récemment l’auteure et certains de ses pairs autrichiens aux éditeurs de manuels scolaires au sujet de la libre utilisation des œuvres à des fins pédagogiques16. En 2009, le IG Autorinnen Autoren, Société des auteurs autrichiens, a finalement obtenu des éditeurs que les écrivains disposent d’un droit de regard et d’opposition sur les reproductions envisagées (Einspruchsrecht). À plus d’un titre, le cas d’Elfriede Jelinek était représentatif des modifications subies au cours du processus éditorial par rapport à la version originale. Certains de ses textes avaient en effet été remaniés selon les normes de la réforme de l’orthographe allemande de 1996, au mépris total des implications esthétiques de ses choix de ponctuation et de ses transgressions syntaxiques et orthographiques. En Allemagne, où elle publie la majeure partie de son œuvre, Elfriede Jelinek bénéficie d’une législation différente, qui lui octroyait déjà ce droit d’opposition.
Si, depuis le prix Nobel, différentes instances du champ littéraire ont surfé sur l’effet de mode et de vente qui l’a accompagné et ont fait le pari de sa postérité littéraire, Elfriede Jelinek est donc en position d’auteure « classicisable ». Au regard des quatre phases du processus de classicisation mises au jour par Alain Viala (Viala, 1993, p. 25), il apparaît que Jelinek a atteint la troisième phase dite de consécration, même si elle ne fait pas consensus – loin s’en faut. Cependant, tout laisse à penser que les discours polémiques autour de cette auteure participent de ce processus de classicisation qui s’opère de son vivant. Il est bien entendu beaucoup trop tôt pour pouvoir dire si et en quelle mesure Elfriede Jelinek accèdera à la phase décisive de perpétuation et confortera sa position dans le panthéon des classiques.
Il est cependant intéressant de constater que ce processus complexe de classicisation trouve écho dans l’évolution de la pratique littéraire de Jelinek et dans l’image qu’elle construit d’elle-même. C’est ce que nous voulons montrer à travers un aspect de l’évolution récente de son écriture dramatique qui témoigne d’une réception intense des classiques. Après avoir rapidement dégagé quelques caractéristiques de ces récritures à travers la notion de cannibalisme littéraire17, nous nous pencherons plus avant sur les enjeux de la confrontation avec sa propre classicisation grâce à l’analyse de son essai de 2010 sur le « drame secondaire ».
Le travail de réception de l’œuvre classique est comparable à un véritable démembrement du texte original, auquel il est fait violence. Elfriede Jelinek compare depuis longtemps son travail à celui d’un bûcheron et s’est donné pour tâche de renoncer à la scène illusionniste qu’elle veut exorciser : « je veux expulser la vie du théâtre » (Jelinek, 1989, p. 31). Plus de quinze ans après cette déclaration, Jelinek formule dans un essai intitulé Rage de parler (Sprech-Wut) son intention de récrire le drame, classique s’il en est, de Friedrich Schiller, en recourant à la métaphore anthropophage :
J’aimerais tellement m’introduire dans Marie Stuart de Schiller, non pas pour les gonfler en autre chose comme une pauvre grenouille qui éclate ensuite, mais pour mettre ma propre parole dans ces corps textuels d’ailleurs déjà pleins à éclater des deux grandes dames, de ces protagonistes. Jusqu’à ce qu’on parle la bouche pleine, qu’on pulvérise tout, et qu’on sache enfin pourquoi on ne devrait justement pas parler la bouche pleine18.
Ce cannibalisme littéraire, métaphorique, est tout à fait programmatique pour appréhender l’esthétique intertextuelle de Jelinek, et, a fortiori, les récritures des classiques – les images de cannibalisme sont, du reste, un topos de son œuvre.
Hématophage, elle ôte toute vie aux personnages qui peuplent les œuvres de ses prédécesseurs et propose à ses lecteurs d’énormes blocs de textes dans lesquels s’entremêlent et s’entrechoquent différentes voix, sans qu’il soit possible de définir qui parle vraiment. Tels les vampires, les morts-vivants qu’elle met en scène, l’auteure se nourrit et nourrit ses textes d’autres textes. Par le montage, elle libère des associations de sens qui contaminent le discours source, un langage émancipé des corps, des personnages, mais aussi des auteurs. L’actualisation par le langage ne rend pas le texte originel accessible ni même toujours reconnaissable ; il est porteur d’étrangeté. Jelinek le démembre et réagence des morceaux choisis sous forme d’échos thématiques, mais aussi de citations entières, plus ou moins longues, plus ou moins tronquées, retravaillées. La récriture envisagée comme un acte cannibale permet de rendre compte de deux dimensions fondamentales de son travail : sa portée transgressive d’une part, c’est-à-dire le côté irrévérencieux de l’appropriation de l’œuvre classique, et sa dimension mémorielle d’autre part, puisque qu’après avoir démembré, ingurgité le texte original, l’artiste propose à ses lecteurs de se le « remembrer » (comme l’on disait en vieux français au sens de « se souvenir ») à travers son texte.
Afin de mieux cerner les enjeux de la confrontation de Jelinek aux classiques dans le contexte de sa propre classicisation, il est intéressant de se pencher sur l’essai « Commentaire à propos du drame secondaire » (Anmerkung zum Sekundärdrama) que l’auteure publie en 2010 sur son site personnel. Nous verrons qu’Elfriede Jelinek, qui se construit une posture19 fondamentalement ironique, réaffirme ici sa position au sein du champ littéraire en tant qu’avant-garde : elle souhaite « postuler à nouveau en tant qu’artiste originale20 » et combattre toute récupération commerciale ou idéologique de son œuvre.
Dès les premières lignes, Elfriede Jelinek se positionne étrangement dans le pôle économique du champ culturel, relevant principalement de la sphère de grande production selon Bourdieu. Elle présente son concept de « drame secondaire » comme une stratégie commerciale d’écriture sur commande. De fait, ses deux drames secondaires sont le fruit d’une commande, mais émanant de metteurs en scène – Nicolas Stemann pour Abraumhalde, et une artiste suédoise pour FaustIn and out. On peut relever l’isotopie du théâtre commercial, dans lequel elle feint de s’inscrire, et qui impliquerait qu’elle favorise dans ses choix artistiques des critères de rentabilité plutôt que des critères esthétiques, éthiques ou politiques. La « nouvelle idée commerciale » de l’auteure serait de se servir du pouvoir attractif et commercial des classiques comme faire-valoir de ses propres récritures : « car on regarde finalement toujours les classiques et on les regardera toujours21 ». Feignant une opération publicitaire adressée aux instances de production et d’édition, Jelinek conclut la première partie de l’essai par un mot de remerciement : « Merci quand même d’avoir pu vous présenter ici un petit extrait de mon catalogue d’offres variées22 ».
Pourtant, il est bien évident que, loin de s’inscrire dans une promotion tapageuse, l’essai dénonce en creux la logique commerciale des industries littéraires et artistiques. En tant qu’artiste de l’avant-garde consacrée, Jelinek est certes susceptible d’être touchée par une pression accrue du marché pour une orientation de sa production vers les attentes des lecteurs. Mais si un classique est une bonne affaire pour les éditeurs, Jelinek choisit quant à elle de soustraire ses propres drames au monde de l’édition et renonce au support livre en tant qu’objet de transactions marchandes. En effet, les drames secondaires et les 96 pages de texte massif de la pièce Ulrike Maria Stuart, tous inédits23, sont destinés à un lectorat restreint : celui des spectateurs qui iront voir les mises en scène et des internautes qui consulteront son site personnel24. La récriture des classiques nationaux ne cherche pas à se rendre accessible au grand public – et il en va de même de la plupart de ses essais, d’un certain nombre de ses pièces récentes ainsi que de son dernier roman, Neid. Seul son Voyage d’hiver fait ici figure d’exception, puisque la pièce a été publiée en 2011 et a déjà été traduite en français. La dramaturge bouleverse la chaîne de commercialisation traditionnelle pour se soustraire au rouleau compresseur de la machine à faire des classiques. Elle cannibalise ainsi l’industrie du livre. Cette posture est cohérente avec sa disparition de l’espace public depuis 2004 : retirée, invisible, Elfriede Jelinek entend se dérober à la machine médiatique à produire des mythes. C’est pour elle une manière de réaffirmer son appartenance au pôle autonome du champ qui, « fond[é] sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur la dénégation de l’"économie" (du "commercial") et du profit "économique" (à court terme), privilégie la production et ses exigences spécifiques » (Bourdieu, 1998, p. 235).
Dans l’essai sur ses « drames secondaires », Jelinek propose une « scénographie auctoriale » ironique puisqu’elle se stylise une image d’épigone dilettante ou de mauvaise élève promise à l’échec perpétuel. Cette mise en scène renvoie à la réception en partie houleuse de ses pièces précédentes par une partie de la critique et par l’opinion populaire qui lui ont souvent reproché de fourvoyer la grande littérature sans lui rendre justice dans son travail de montage intertextuel. L’essai peut se lire plus spécifiquement comme une réponse à certains de ses détracteurs, au premier rang desquels Marcel Reich-Ranicki. Réagissant, dans une interview, à l’attribution du prix Nobel à Jelinek, le « pape de la littérature » allemande (Literaturpapst) lui dénia tout talent littéraire, tout en reconnaissant n’avoir lu que deux de ses livres, et lui opposa le talent de Goethe et son chef-d’œuvre Faust (Reich-Ranicki, 2004). Jelinek reproduit dans son petit essai le schéma de ce jugement hiérarchisant qui évalue son théâtre à l’aune de la littérature classique, et donc des catégories esthétiques du passé.
Dans l’essai sur le « drame secondaire », le discours des détracteurs est inséré dans un dispositif ironique qui reproduit la relation axiologique maître/élève (classiques/Jelinek) opposant le texte classique ou « principal » à ses textes « secondaires ». Face à l'écrivain classique, Jelinek n’éprouve pas de sentiment d’insécurité, elle ne craint pas de ne pas comprendre l'œuvre, de la trahir, de lui faire violence, mais d’aucuns ne manqueront pas de lui signifier une fois de plus son échec :
L’échec viendra du fait que cette fois encore, comme d’habitude, je ne comprends encore pas (ou pas correctement) les indications du classique en question, et que j’écrive le bon drame secondaire d’une toute autre pièce, pas la bonne, ou, plus probablement, que je ne comprenne pas le drame original et lui ajoute quelque chose de totalement faux. De toute façon, ce que j’écris est toujours faux25.
L’échec n’est donc pas lié à une question d’ordre commercial, mais mis en relation avec le discours dépréciatif tenu sur sa production artistique. Il est également thématisé dès les premières lignes de son Voyage d’hiver, où il finit par retrouver paradoxalement ce sens mercantile, induisant une relation causale entre les deux dimensions de l’échec : « Je parle avec moi-même, sinon, personne ne me parle. Je suis endettée jusqu’au cou dans mon échec26 ».
Elfriede Jelinek renvoie son lecteur à la question du bon ou du vrai sens de l’œuvre littéraire. Les classiques, nécessairement, ont été soumis à des déformations par l’institution, qui induit des usages particuliers et invite, selon les époques, à en faire une telle ou telle lecture. De par leur statut de classiques, ils « s’ordonnent selon une économie symbolique de l’identification » qu’Alain Viala définit comme politique. En sortant du cadre de lecture consensuel des classiques, Elfriede Jelinek rompt un pacte implicite d’adhésion et remet en question les classiques institués en tant qu’« objets de constitution des habitus » et d’une identification politico-nationale. Ses récritures visent à déstabiliser les classiques en tant qu’« enjeu culturel majeur en termes identitaires » (Viala, 1993, p. 28-30). Son projet esthétique consiste ainsi non pas à verser dans la muséologie, mais à oser le dialogue véritable : « les classiques n’ont besoin de rien de moins que d’être tenus ou entretenus par moi27 ». Son écriture réinjecte aux chefs-d’œuvre du passé le pouvoir de subversion qu’ils avaient pu avoir en leur temps et diffracte les lectures possibles en démultipliant les associations de sens et de mots. Ce travail contre le figement du sens, caractéristique au demeurant de l’ensemble de son œuvre, n’est pas seulement un travail contre l’embaumement des classiques. Elfriede Jelinek entend aussi lutter contre l’immobilisation et la récupération de ses propres textes, dont elle verrouille l’accès. Elle ne souhaite point faire œuvre avec un livre qui enfermerait et immobiliserait sa pensée. C’est aussi pourquoi elle ne diffuse Ulrike Maria Stuart qu’à des fins exclusives de mise en scène : les seuls lecteurs autorisés sont les metteurs en scène du théâtre de régie germanophone (Regietheater), auxquels elle « offre » son texte afin qu’ils reprennent la plume et continuent d’enrichir et de détourner le matériau initial28.
La notion d’accompagnement, développée notamment dans la deuxième partie de l’essai, permet à Elfriede Jelinek de jouer ironiquement avec la réception de ses textes, condamnés à rester dans l’ombre de la « pièce principale ». Le commentaire à travers la récriture est envisagé comme un arrière-plan à la « pièce principale » à travers la métaphore de la tapisserie « qu’on déroule et qu’on colle derrière eux29 ». La dramaturge attribue à ses drames secondaires la fonction centrale d’accompagner le texte classique, sans lequel ils ne peuvent exister et ne peuvent être joués, précisément parce qu’ils n’ont pas vocation à devenir eux-mêmes classiques :
[...] il n’y a qu’une chose qui ne soit pas possible : le drame secondaire ne peut en aucun cas être joué en tant que pièce principale et tout seul, c’est-à-dire en solo. L’un détermine l’autre, le drame secondaire émane du drame principal et l’accompagne, de façons diverses, mais il reste toujours un accompagnement. Le drame secondaire est un drame d’accompagnement30.
Ses drames secondaires sont également « censés accompagner les classiques en aboyant31 ». La métaphore du chien, développée dans son discours de réception du prix Nobel, Im Abseits, se double d’une référence au Faust de Goethe32 que la dramaturge est précisément en train de récrire au moment où elle rédige cet essai. La perspective « canine » ou « méphistophélique » reflète d’une certaine manière ce regard « autre », subversif et diabolisé que porte Jelinek sur les classiques et qu’elle exprime de manière provocante en affirmant vouloir les « arianiser, les teindre en blond ou leur coller une permanente33 ». Ses drames secondaires servent de contrepoint aux classiques : « Rien de tout ça ne doit durer une éternité. Rien de tout ça n’est tenu de durer une éternité34 ». Ils écartent l’œuvre classique « du Durable dans lequel elle était embaumée » : comme le disait Barthes, qui a beaucoup marqué le projet littéraire d’Elfriede Jelinek, « il faut la travailler, cette Écriture classique, afin de manifester le devenir qui est en elle » (Barthes, 2003, p. 347. L’auteur souligne).
Les récritures des « maîtres anciens » dans la production dramatique récente d’Elfriede Jelinek témoignent d’une double confrontation à la classicité. Elle questionne le statut de classique et son instrumentalisation intrinsèque en mettant à mal l’image muséale que les chefs-d’œuvre véhiculent malgré eux. Son travail de récriture, notamment à travers la forme du drame secondaire, se comprend comme anti-classique, dans le sens où il vise à parasiter, à phagocyter les classiques dans un geste subversif de réappropriation d’un bien culturel. Elfriede Jelinek met également en place diverses stratégies pour tenter de faire échapper ses propres textes à la canonisation et au figement du sens à travers l’institution. Tout en revendiquant sa position d’artiste avant-gardiste, elle se présente comme une écrivaine de la résistance et choisit pour ces récritures de contourner le système à produire du classique en optant pour un art de l’éphémère : c’est tout l’enjeu du caractère évanescent des textes mis en ligne et mis en scène. Disposant d’un capital symbolique en tant qu’auteure consacrée, elle réaffirme ainsi une position indépendante au sein de la production restreinte du champ littéraire.
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