Ainsi, tout enfantement d'une œuvre consiste en ceci : l'artiste se met en rapport direct avec la création, la voit à sa manière, s'en laisse pénétrer, et nous en renvoie les rayons lumineux, après les avoir, comme le prisme, réfractés et colorés, selon sa nature.
Émile Zola, « Lettre à Valabrègue », 18 août 1864 (p. 375-376)
Dans la première moitié du XIXe siècle, l’apparition du mouvement réaliste donne enfin la chance à la paysannerie et au prolétariat de devenir des sujets artistiques dignes d’une représentation humaine et sociale qui ne soit plus caricaturale ou romantique. Auparavant, la quête du pittoresque marquait les productions artistiques, tandis que l’avènement de l’impressionnisme permet à des sujets jusqu'alors perçus comme laids de trouver leur place dans la technique lyrique impressionniste. Ils deviennent un prétexte à la peinture, à l’étude des variations lumineuses, et permettent à l’art, tant littéraire que pictural, de se donner comme espace d’études objectives et d’expérimentation caractérisée par une approche méthodique, comparable à l’observation scientifique. Le narrateur de L’Œuvre annonce d’ailleurs que la nouvelle peinture s’emploie dorénavant à travailler avec « cette science des reflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignant dans la clarté diffuse » (Zola, [1886] 1998, p. 193). Bien qu’ils pétrissent des matériaux radicalement distincts, la peinture et l’écriture, ces deux courants surprennent parfois par leur grande proximité et cohésion. La présente étude a pour objet de relever certaines corrélations entre ces deux mouvements artistiques, soit le naturalisme zolien et l’impressionnisme, en rapprochant quelques-unes de leurs productions respectives. Par le choix de leurs sujets et la façon de les traiter, chacune d’elles reflète les enjeux de la modernité artistique : la thématique, parfois presque intertextuelle; la lumière, la texture, les contrastes et les couleurs; le mouvement, le point de vue, le traitement de l’espace, la fugacité et l’instantanéité. Seront comparées, afin d’en relever les similitudes, Les repasseuses et L’absinthe d’Edgard Degas et La prune de Manet à certains passages de L’Assommoir d’Émile Zola; de même seront mis en parallèle La balançoire d’Auguste Renoir et quelques extraits d’Une page d’amour. Le rapprochement permettra de révéler l’unité et la proximité des deux formes artistiques en montrant principalement que ces œuvres marquent l’avènement de la modernité, et inscrivent, chacune à leur façon, l’ambition de parler de l’art à travers des sujets contemporains, évocateurs des réalités de l’époque.
Deux scènes de L’Assommoir peuvent être associées à trois des toiles sélectionnées. De fait, L’absinthe (Degas) et La prune (Manet) offrent plusieurs concordances avec la scène du café où Gervaise et Coupeau sont assis ensemble au bar éponyme. Notons au passage que la thématique des bars et des cafés est fortement étudiée dans les productions des impressionnistes et dans celles de Zola. Il s’agit, pour ces artistes, de capter le quotidien, de représenter des sujets de la vie banale, de la routine, « la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses; et tous les métiers en branle; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour » (Zola, 1998, p. 64). Dans la scène de son roman, Zola donne une description de Coupeau qui correspond assez fidèlement au personnage masculin de la toile de Degas : « la mâchoire inférieure saillante, le nez légèrement écrasé, il avait de beaux yeux marron, la face d’un chien joyeux et bon enfant. Sa grosse chevelure frisée se tenait tout debout. » (Zola, 2000, p. 77) De même, la posture et le visage des personnages de L’absinthe ne sont pas sans conférer à celle-ci toute sa valeur de tristesse et d’accablement, qui inspire à l’observateur une atmosphère dense d’infortunes et de malheurs, un peu comme si la déchéance de Gervaise et de Coupeau était picturalement annoncée. De son côté, Manet dévoile, avec La prune, un personnage féminin empreint des mêmes caractéristiques que le portrait brossé de Gervaise. Cette « jeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence laiteuse de fine porcelaine » (Zola, 2000, p. 77) s’associe d’elle-même à la figure féminine de la toile de Manet.
Outre les bars et les cafés, Zola et certains impressionnistes ont exploré d’autres milieux ouvriers. Ainsi, au cours du roman, Gervaise fait l’acquisition d’une blanchisserie dans laquelle elle travaille en compagnie d’autres femmes. Le thème des ouvrières blanchisseuses ou repasseuses en était un de prédilection pour Degas, qui l’a travaillé à plusieurs reprises. De ses nombreuses œuvres reproduisant des scènes de blanchisserie, une d’entre elles, Les repasseuses1, semble répondre admirablement à un des passages de L’Assommoir où Gervaise, entourée de ses employées, s’active dans son commerce. Ainsi, la séquence du lavoir concorde, par l’entremise de plusieurs éléments descriptifs, avec la toile de Degas2.
Bien que le monde ouvrier et la misère humaine soient un sujet de prédilection pour ces artistes, les milieux bourgeois offraient la possibilité d’un autre type de représentation. Une page d’amour, roman rédigé dans le but d’exprimer le beau, le leste et le pur, est le seul que Zola a véritablement souhaité ainsi. S’appliquant à y dépeindre des scènes de bonheur et de gaieté, il en fait un ouvrage épousant assez fidèlement l’esprit des toiles de Renoir, qui, lui-même, peignait uniquement ce qui plaisait à ses yeux. De fait, La balançoire peut, de toute évidence, être liée à la scène du jardin dans laquelle Hélène, personnage principal de ce roman, incarnerait la jeune femme de la toile. Elle est debout sur une balançoire et
les bras élargis et se tenant aux cordes […] elle portait une robe grise, garnie de nœuds mauves. Et, toute droite, [...] on la voyait, [...] un peu sérieuse, avec des yeux très clairs dans son beau visage muet [...], elle entrait dans le soleil, dans ce blond soleil pleuvant comme une poussière d’or. Ses cheveux châtains, aux reflets d’ambre, s’allumaient [...] tandis que ses nœuds de soie mauve luisaient sur sa robe blanchissante. [...] Elle semblait ne pas se soucier des deux hommes qui étaient là. (Zola, [1878] 1989, p. 78-80)
Une telle proximité entre les deux objets artistiques est surprenante. Une déduction semble s’imposer : un des artistes s’est probablement inspiré de l’autre. Mentionnons ici que La balançoire a été exposée pour la première fois en 1877, et qu’Une page d’amour a été publié en avril 1878; Zola aurait donc eu l’occasion de contempler la toile avant ou pendant la rédaction de son œuvre. Toutefois, le roman est d’abord paru en feuilleton dans Le Bien public, mais ce, à la fin de l’année, soit le 11 décembre 1877. Les circonstances ont vraisemblablement permis à Zola d’ajouter dans son roman le plus impressionniste une forme d’intertextualité avec la peinture et d’engager un dialogue on ne peut plus manifeste entre littérature et art pictural.
Un des aspects novateurs de l’œuvre de Renoir est certainement les jeux contrastés d’ombre et de lumière. Tout comme dans l’extrait cité, la robe blanche du personnage féminin, tachetée de gris violacé, reçoit tout l’ombrage et le miroitement de la lumière générés par le feuillage de la végétation qui semble légèrement agité par le vent. Ces explorations lumineuses sont réalisées au moyen de taches texturées, claires et sombres, qui font appel aux sensations tactiles de l’observateur3. Zola adopte aussi ce procédé lorsqu’il dépeint la robe de la jeune femme, et, tout au long de la scène, les figurations du paysage provoquent l’éveil de chacun des sens du lecteur en concordant avec la toile de Renoir. Chez les impressionnistes, les contrastes chromatiques semblent nécessairement faire appel aux variations lumineuses. L’étude des modifications de la lumière et des transformations que celle-ci occasionne sur la réalité participe d’une texturation de l’univers représenté. Dans Une page d’amour, on peut donc lire, à l’ouverture de la scène du jardin :
Ce jour-là, dans le ciel pâle, le soleil mettait une poussière de lumière blonde. C’était, entre les branches sans feuilles, une pluie lente de rayons. Les arbres rougissaient, on voyait les fins bourgeons violâtres attendrir le ton gris de l’écorce. Et, sur la pelouse, le long des allées les herbes et les graviers avaient des pointes de clarté, qu’une brume légère, au ras du sol, noyait et fondait. (Zola, 1989, p. 70)
Cette description est, par plusieurs éléments, empreinte d’impressionnisme. Le flou qui entoure la matière (noyait, fondait, brume) et les diaprures qui mettent du frémissement dans la luminosité (pluie lente, poussière de lumière, pointes de clarté) contribuent à texturer la lumière, à y imprégner un effet mouvant, vibrant et une impression d’ensemble. L’atténuation et l’indétermination des couleurs (violâtre, rougissaient) n’est pas sans combler la scène d’un mouvement de la couleur, d’une gradation et d’une continuité, tout en donnant vie et relief aux éléments décrits, ordonnancement qui confère aux lieux une atmosphère qui leur est propre.
Le désir de reproduire les propriétés mouvantes et changeantes de la lumière prend naissance avec l’impressionnisme et trouve un écho profond dans l’écriture zolienne. De même, la scène où Gervaise et Coupeau sont assis ensemble à L’Assommoir souligne le caractère impressionniste de l’écriture zolienne, qui se manifeste par une pointilleuse description de l’ambiance, des lieux et des effets de lumière :
sur les étagères, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert pomme, or pâle, laque tendre. […] Une nappe de soleil entrait par la porte [...]. Et, […] de toute la salle montait […] une fumée d’alcool qui semblait épaissir et griser les poussières volantes du soleil [...]. (p. 76-77)
Les couleurs associées à un lexique renvoyant à des surfaces réfléchissantes (glace, laque, or) se gorgent ici de luminosité. Chez Zola comme chez les impressionnistes, la lumière et les couleurs, décrites ou présentées avec surenchère, occupent une place digne de celle d’un personnage. Cette stratégie descriptive « a le mérite, en accumulant et en mettant en valeur compléments circonstanciels et adjectifs, d’attirer l’attention sur le détail, le mouvement, la foule de sensations qui font de certaines phrases de véritables tableaux » (Carles, 1989, p. 117). Dans cette scène, Zola convie notre mémoire visuelle et sensitive aux effets vaporeux de lumière et aux sensations qu’ils procurent4. Trait typique des artistes impressionnistes et de l’auteur, qui ont cherché à rendre, à travers leur propre perception ou tempérament, les effets de la lumière, mais ce, dans un environnement extérieur. En sortant de leur atelier, ces artistes ont pu étudier les multiples transformations de la lumière, son altération et son mouvement à même la réalité :
En plein air, la lumière n’est plus unique, ce sont dès lors des effets multiples qui diversifient et transforment radicalement les aspects des choses et des êtres. Cette étude de la lumière dans ses mille décompositions et recompositions est ce qu’on a appelé […] l’impressionnisme, parce qu’un tableau devient dès lors l’impression d’un moment éprouvé devant la nature […]. Aujourd’hui nos jeunes artistes ont fait un nouveau pas vers le vrai, en voulant que les sujets baignassent dans la lumière réelle du soleil, et non dans le jour faux de l’atelier; c’est comme le chimiste, comme le physicien qui retournent aux sources, en se plaçant dans les conditions mêmes des phénomènes. (Zola, 1959, p. 240)
Ces nouvelles modalités du travail et de la technique amènent les artistes à s’éloigner progressivement des représentations mythologiques ou historiques, à intégrer, comme le souligne J.-P. Leduc-Adine, « l’art dans l’espace et dans le temps » (1991, p. 21) et à se préoccuper uniquement de l’univers du visible.
L’expérimentation des peintres et de l’auteur avait entre autres pour but la captation, la fixation de l’impalpable et du mouvant. En plus de traiter la lumière et ses effets, ils ont cherché aussi dans leurs études à comprendre et à rendre visible la manifestation de la lumière sur les couleurs et la matière, et de les charger d’effets qui appellent les sens de l’observateur ou du lecteur. De fait, dans La balançoire, la toilette de la jeune femme se pare d’une densité matérielle réalisée par l’utilisation de contours difficilement repérables, ce qui permet de reproduire le mouvement et la fluidité propres à certains textiles. Zola se sert d’une autre méthode pour explorer le mouvement et la texture de la robe : il les exprime en utilisant une comparaison qui suscite chez son lecteur la sensation du toucher et la reconnaissance de la matière qui compose le vêtement : « ses jupons avaient des bruits de drapeau » (Zola, 1989, p. 80). Cette comparaison à un objet textile reconnu à la fois pour son aspect lisse et sonore offre au lecteur la possibilité d’identifier une étoffe satinée et luisante qui ressemble à de la soie ou du satin. D’ailleurs, la robe de La balançoire suppose la même texture par le reflet lustré de la lumière sur elle; l’observateur sait que seuls les tissus moirés ont la propriété de refléter la luminosité avec autant d’éclat.
La texture associée à la lumière et à la couleur est aussi analysée dans La prune de Manet, et le souci descriptif dont témoigne Zola pour la peau5 lors de la scène du café rejoint une des tendances du peintre, qui s’appliquait à donner à la chair de ses personnages féminins le plus de vigueur possible. À cet effet, J.-P. Leduc-Adine souligne que l’attention portée à la chair humaine résulte d’une « volonté de réhabiliter le corps humain » (1991, p. 17), d’en étudier le grain et de l’élever au rang d’objet digne d’étude artistique et de création. En ce sens, cette ambition témoigne de la modernité picturale de l’époque, qui voulait que le sujet représenté soit un prétexte au travail artistique de la matière et des effets lumineux sur elle, et ainsi solliciter les sensations tactiles de l’observateur :
le choix de Manet se fait en fonction de la peinture, seule pierre de touche pour lui, comme Zola l’analyse quand il montre que dans Olympia, le bouquet n’est que prétexte à la nécessité de “taches claires et lumineuses”, la négresse et le chat que prétextes à la nécessité de taches noires. “Le tableau est un simple prétexte à l’analyse”. (Leduc-Adine, 1991, p. 24)
Prétexte à l’analyse, mais aussi à l’exploitation de l’ombre, des polarités et des mariages chromatiques. Tout comme Zola, Manet se montre soucieux du détail pour rendre ses contrastes harmonieux. Dans La prune, le teint de l’épiderme épouse la couleur de la robe, le blond de la chevelure rejoint la clarté du bois mural, et les lèvres de la femme — qu’il a souhaité mettre en évidence — sont du même ton que la peau, mais en plus vif. Cette ambition d’harmonisation des contrastes est aussi perceptible dans l’écriture de Zola, qui dépeint Gervaise avec « les coins de ses lèvres d’un rose pâle, un peu mouillé, laissant voir le rouge vif de sa bouche » (Zola, 2000, p. 77). Cette description de la bouche vient mettre en contraste, mais de façon mélodique, la teinte et la texture du visage (visage de blonde, transparence laiteuse de fine porcelaine). Association harmonieuse des couleurs qui correspond en tous points au projet artistique impressionniste décrit ainsi par Zola : « L’œuvre d’art n’est plus qu’un rectangle de toile avec des couleurs et des formes, un simple réseau de relations dont le peintre est seul maître. » (Zola, cité par Leduc-Adine, 1991, p. 24)
Dans Les repasseuses, Degas a tenté de reproduire les effets de mouvements, d’ambiance et de chaleur sur des sujets et leur environnement. Les tons de bleu utilisés pour représenter la lumière diffusent un éclairage tamisé par des draperies suspendues, qu’on voit à l’arrière, qui répandent leurs reflets clairs dans la pièce et sèment une atmosphère empreinte d’ambiguïté. Le bleu, généralement associé à une couleur froide, est ici imprégné de chaleur, laquelle est induite par la luminosité et la réflexivité des draperies. Dans sa scène du lavoir, Zola travaille aussi cet effet de réflexion du blanc qui se transforme en bleu :
À cette heure, le soleil tombait d’aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafond de la boutique; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papier des étagères, mettait au-dessus de l’établi un jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. […] les pièces qui séchaient en l’air étaient raides. (Zola, 2000, p. 184)
Non seulement Zola s’emploie ici à appliquer en littérature une technique impressionniste, mais il attribue à ses descriptions des connotations qui parlent des personnages ou de leur tempérament. Cette lumière « bleui[e] » évoque l’affadissement progressif du bleu « couleur du ciel » (Zola, 2002, p. 82) qui caractérisait la blanchisserie avant que Gervaise n’en fasse l’acquisition. La nomination même des teintes de la boutique représentait, pour Gervaise, qui la focalisait, un espoir inaccessible, trop haut pour ses faibles moyens. Maintenant, cette lumière aveuglante rappelle Gervaise, qui, toujours éblouie par ses rêves et espoirs de vie douce, ne voit pas que Coupeau l’entraîne lentement dans la déchéance6. À cet effet, Wolfgang Drost souligne que
Zola attache une valeur connotative à la lumière, au soleil et aux nuances des éclairages qui se succèdent. Son but de romancier épris de visualité est de charger les images et les éléments picturaux dont il vivifie son univers romanesque d’une fonction particulière. (Drost, 1992, p. 42)
Dans l’univers romanesque de Zola, la lumière, par l’importance de sa présence, non seulement tient un rôle de personnage, mais est aussi chargée d’une pluralité de valeurs. Elle jette, aux sens littéral et figuré, un éclairage sur le tempérament des protagonistes tout en se faisant, bien souvent, connotative et prédictive. De fait, les descriptions de l’espace rendues dans la scène où Gervaise et Coupeau sont ensemble à L’Assommoir se chargent de connotations. La lumière éblouit les lieux et son éclat se pose sur des éléments porteurs d’une prédiction ou annonciateurs de la suite des événements 7 :
une nappe de soleil entrait par la porte, chauffait le parquet toujours humide des crachats des fumeurs. Et, du comptoir, des tonneaux, de toute la salle montait une odeur liquoreuse, une fumée d’alcool qui semblait épaissir et griser les poussières volantes du soleil. (Zola, 2000, p. 77)
De la comparaison de cet extrait à L’absinthe, il ressort que la luminosité des couleurs de l’endroit tisse encore une alliance entre les techniques impressionnistes des deux artistes. Le choix d’un jaune très vif et clair imprime dans la toile du grand maître une sorte de jet lumineux. Dans le roman, cette luminosité participe sans aucun doute de l’impressionnisme littéraire de Zola : non seulement il dépeint l’atmosphère (lumière et couleur), mais il la texture et lui accorde une ambiance (le parquet chauffé, l’humidité, l’odeur, la fumée, l’épaississement de l’air, etc.). Dans L’absinthe, l’idée d’un climat environnant est aussi travaillée : l’apparence du coup de pinceau, le choix des couleurs, les contrastes du sombre et du lumineux mettent en place une chaleur un peu suffocante, et la luminosité ambiante effectue le travail de la fugacité, du momentané.
Dans ses descriptions, Zola cherche à reproduire la vivacité, la brillance et la mouvance de la lumière. Comme chez les impressionnistes,
le romancier, attaché à rendre la fugacité des phénomènes, et à rivaliser avec les possibilités de la couleur, dissout la réalité en une succession de tableaux […], [en un] monde où les formes se diluent dans la lumière et les reflets, où les personnages disparaissent absorbés par le fond sur lequel ils se meuvent (Hamon, 1967, p. 141-142).
Bien que le sujet soit désormais un prétexte au travail artistique, les scènes, tant picturales que littéraires, effectuent la reproduction d’un moment passager : « photographier » en peinture un instant éphémère, presque insaisissable. Au sujet de La prune, Pierre Courthion remarque que Manet reproduit, « sous l’apparence du personnage anecdotique qu’il a représenté, toute la tristesse du découragement, tout le vague à l’âme de la femme esseulée et dégoûtée » (Courthion, 1978, p. 126). Outre le regard, la position des mains évoque une grande indolence et un accablement : la tête relâchée mollement sur la main, l’autre, qui tient une cigarette éteinte, accentue l’effet de fatigue et d’abattement. Ici, le personnage féminin domine la spatialité, et, « par le jeu des verticales et des horizontales, Manet enferme son personnage pour mieux en indiquer l’état de solitude » (Cachin, 1990, p. 128), ce qui lui permet aussi d’en faire ressortir toute l’émotion. Les peintres impressionnistes aspiraient à la représentation non seulement des instants furtifs de variations lumineuses, mais aussi d’émotion passagère qui consiste à « “sais[ir] sur le vif les êtres et les choses” et [à] les fix[er] sur le mode du croquis en autant “d’instantanés inédits” » (Carles, 1989, p.117). Si l’entièreté de la scène picturale de La prune témoigne de l’apathie momentanée du personnage, le regard de la jeune femme semble être la source principalement porteuse de sa tristesse. De son côté, Zola fait vivre à sa protagoniste exactement ce sentiment d’intense lassitude traduit, tout comme dans la toile de Manet, par une certaine atonie : Gervaise, dont le « visage, pourtant, gardait une douceur enfantine [...], avançait ses mains potelées » (Zola, 2000, p. 80) et ses « regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence » (p. 84). L’apparente évanescence, tant littéraire que picturale, qui transite principalement par le regard, témoigne de l’instantanéité de la scène : le momentané et la spontanéité sont perceptibles chez les deux artistes. Renoir, de son côté, par ses touches un peu floues et ses couleurs vibrantes, s’est aussi appliqué à donner un aspect mouvant et vivant à la matière éclairée par la lumière. L’usage de ce procédé — l’image et les contours flous par juxtaposition de touches — introduisait un enjeu esthétique considérable à l’époque, puisque la tradition picturale voulait, jusque-là, que l’artiste ne laisse aucune trace du pinceau et définisse sa représentation avec netteté dans un certain statisme.
Le détail littéraire ou pictural, en s’exprimant au moyen de caractéristiques passagères, soit la lumière, le regard ou une posture comme saisie sur le vif, parle de fugacité, d’une « saisie de l’impression immédiate au moyen du coup de pinceau » (Daix, 1971, p. 177). Cette approche des scènes représentées qualifie la rupture propre à la modernité littéraire et picturale de Zola et des impressionnistes, qui ont voulu, en plusieurs points, se dégager des traditions artistiques.
Ainsi, un des extraits de L’Assommoir, qui se déroule dans la blanchisserie acquise par Gervaise, donne à Zola l’occasion de travailler le mouvement et la fugacité. Dans sa globalité, la scène du lavoir emploie souvent des tactiques impressionnistes, mais la description de Gervaise, qu’on peut associer au personnage de gauche sur la toile, confirme la justesse du rapprochement avec Les repasseuses tout en se parant d’instantanéité :
[...] la camisole glissée des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu [...] et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise [...] (Zola, 2000, p. 185), les yeux noyés [...] (p. 187), la bouche ouverte, suffoquant [...] (p. 188).
En plus de la lumière, diffusée et reflétée par le linge, les deux artistes ont exploré, dans leur scène respective, d’autres effets spécifiques aux blanchisseries. Degas cherche à faire ressortir l’aspect cadencé et constant des mouvements de va-et-vient du personnage de droite : les contours flous, l’ombre déposée en lignes fines sur la jupe et la position du personnage expriment le mouvement. Il en saisit aussi la fatigue et l’effort physique, qui sont perceptibles par la posture de la travailleuse : le dos courbé, les épaules remontées et les bras tendus afin que le poids de son corps l’aide à aplanir impeccablement le tissu. Zola rend lui aussi la position et le mouvement du labeur : « [elles] se penchaient, toutes à leur besogne, les épaules arrondies, les bras promenés dans un va-et-vient continu » (Zola, 2000, p. 192) et « Clémence, appuyée fortement sur l’établi, les poignets retournés, les coudes en l’air et écartés, pliait le cou dans un effort; et […] ses épaules remontaient avec le jeu lent des muscles » (p. 194). Le travail sur le mouvement participe bien sûr du projet esthétique impressionniste. Le reproduire signifie saisir l’éphémère, le fugitif et les effets mouvants de l’ombre et de la lumière, soit fixer une scène happée dans son instantanéité. Cette évanescence est inscrite entre autres par la position du personnage de gauche, qui semble momentanément en attitude de détente : le bras derrière la nuque pour s’étirer le corps et le bâillement évoquent un instant spontané de relâchement. Cette posture contraste avec la position tendue et l’effort de l’autre, tout en soulignant l’ampleur de la tâche et l’excès de fatigue qu’occasionne ce métier aliénant. Zola fait aussi ressortir l’aliénation de ces travailleuses forcenées. Par contre, sa technique consiste plutôt à accentuer l’ambiance putride et calorifique dans un espace restreint :
Il faisait là une température à crever [...] pas un souffle de vent ne venait […]. Depuis un instant, sous cette lourdeur de fournaise, un gros silence régnait […]. (p. 184) […] dans l’air chaud, une puanteur fade montait [...] des chaussettes mangées et pourries de sueur, [...] cette puanteur humaine, [...] empoisonnant l’air [...]. (p. 187)
Dans ce passage, l’auteur travaille littérairement le sens olfactif; il cherche à donner aux odeurs, exacerbées par la chaleur et l’humidité, un aspect presque matériel, voire vivant. Les lieux et l’espace peuvent donc, chez les impressionnistes (y compris Zola) devenir source de dévoration, d’engloutissement et de disparition du sujet.
Si dans la toile de Manet l’attention était davantage prêtée au personnage qui occupait toute la spatialité, dans L’absinthe de Degas, elle est beaucoup plus accordée à l’espace et au cadrage. Le point de vue qu’occupe l’observateur est assez innovateur : la scène est effectivement saisie de biais et les personnages logent dans un coin reculé de l’espace pictural. Celui-ci, laissé vacant à l’avant-plan, met en relief la solitude des personnages, et cette impression correspond parfaitement au moment où Gervaise boit avec Coupeau, car « à cette heure du déjeuner, l’Assommoir restait vide » (Zola, 2000, p. 77). Cette vacuité exploitée dans les champs pictural et littéraire traduit aussi la rupture artistique : alors que la peinture classique s’employait à représenter les lignes de fuite et la perspective avec exactitude et fidélité, les impressionnistes excentrent le « point d’intérêt » de la scène. Maintenant,
l’artiste multiplie les angles d’approche “acrobatiques” et, par le surplomb et le décadrage, il décentre le regard […] Cet éclatement du schéma visuel classique est bien celui que propose Zola dans des descriptions qui adoptent très souvent un point de vue décalé (Carles, 1989, p. 118).
Ce déplacement des prises de vue présente aussi une remise en question de l’usage de l’espace8, tout en revendiquant l’abolition d’une hiérarchie convenue des lieux, des êtres et des choses. La peinture, la littérature et leurs techniques réclament leur place en tant qu’éléments importants du tableau. Avec le naturalisme zolien et l’impressionnisme, on assiste à « l’effondrement des règles qui donnaient prééminence à l’élément représenté, au sujet, et au référent et aux normes mêmes dans le code, en particulier à la symétrie, à l’équilibre, à l’harmonie » (Leduc-Adine, 1991, p. 18). L’espace, qui est considéré comme une partie intégrante de la vie, et donc des œuvres artistiques, n’est désormais plus à combler; les sujets-personnages et la scène ne sont plus seulement les centres d’intérêt : « le sujet n’était important que dans la mesure où il reflétait la lumière — ce qui conduira à l’abolition de la matière, car le sujet disparaîtra quand il ne sera plus qu’un point de départ pour des variations sur la lumière » (Newton, 1967, p. 40).
Si les peintres impressionnistes reproduisent la réalité avec leur subjectivité, Zola passe par la perception des personnages, leur tempérament, pour dépeindre ses scènes, ce qui lui permet d’incorporer à ses descriptions une partie de l’intériorité et des particularités de ses protagonistes. De fait, dans le roman, la scène du jardin est focalisée par Jeanne, l’enfant unique d’Hélène, petite fille éprise de sa mère et facilement émerveillée par l’environnement. Ce procédé permet à Zola de magnifier la scène : « Jeanne en extase […] regardait sa mère » (p. 79), « [elle] lui apparaissait comme une sainte, avec un nimbe d’or, envolée pour le paradis » (p. 80), « avec sa pureté de statue antique » (p. 81). De son côté, Renoir, par l’angle du point de vue et les positions respectives des deux personnages masculins, place le spectateur à l’intérieur de la scène : celui du fond donne l’impression de regarder l’observateur, donc de l’incorporer dans le tableau, tandis que celui du devant offre son dos (choix de pose assez peu conventionnel) et participe ainsi de la position arrière de la prise de vue. Chacun à leur façon, les deux artistes introduisent le regard et l’incitent à prendre part à la scène dépeinte. Celle-ci n’en est, finalement, que plus vivante, spontanée et mouvante. Ce déplacement de la focalisation et la relativisation de l’importance du sujet, tant du point de vue pictural que littéraire, permet aux artistes de laisser filtrer leurs particularités, leur technique : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » (Zola, cité par Leduc-Adine, 1991, p. 18)
Ces artistes ont donc compris qu’ils pouvaient faire appel à la mémoire sensitive et émotive de leur public, impliquer celui-ci tant comme thématique que comme participant dans leurs œuvres. L’amateur d’art incarnait, à partir de ce moment, un rôle actif plutôt qu’uniquement passif et contemplatif. Chacun à leur façon, mais avec une grande cohésion, ils ont contribué à ce que l’art devienne un espace libre et créatif dans lequel la contrainte académique rigide n’est plus un gage d’excellence. Par leur solidarité artistique, ils ont fait naître un courant revendicateur qui s’inscrivait au sein même des enjeux de la modernité. Désormais, le monde ouvrier trouvait sa place dans la représentation picturale et littéraire. L’impalpable, l’insaisissable, soit le mouvement, les variations de la couleur, la fugacité des événements, la décomposition de la lumière, ses effets sur les êtres et la matière sont au centre des préoccupations artistiques, qui, dès lors, deviennent un espace d’exploration et d’observation, tant pour l’artiste que pour le public. De son côté, l’œuvre zolienne est rédigée avec ce constant souci de rendre compte de la situation du peuple et des prolétaires, de l’intérêt pour la contemporanéité. Par le choix de leurs sujets et la façon de les traiter, ces œuvres reflètent les enjeux de la modernité artistique : le thème, le point de vue, la composition, la touche et le traitement de l’espace épousent le projet impressionniste. Dans la préface des Écrits sur l’art d’Émile Zola, Jean-Pierre Leduc-Adine remarque trois transgressions majeures qui fondent cette rupture et l’avènement de la modernité artistique. Il souligne, principalement, la volonté de reproduire du contemporain, le renoncement « au beau idéal au profit du beau naturel », la revendication de l’art pictural comme activité matérielle et travail de la matière (1991, p. 24-25). L’ensemble de ces revendications constitue donc l’emblème du projet impressionniste littéraire et pictural.
Carles, Patricia. 1989. « L’Assommoir : une destructuration impressionniste de l’espace descriptif ». Les Cahiers naturalistes, no 63, p. 117-125.
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[1] Notons que Coupeau, après un grave accident qui l’empêchera de travailler pendant un certain temps, sombrera dans l’alcoolisme et entraînera Gervaise dans sa déchéance. Leur première rencontre officielle, inscrite dans cette atmosphère épaisse et grisante de « fumée d’alcool », semble chargée de connotations.
Lachapelle, Julie. 2005. «Du naturalisme pictural à l'impressionnisme zolien», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lachapelle-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Lachapelle, Julie. 2005. «Du naturalisme pictural à l'impressionnisme zolien», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 104-122.