André Breton a publié trois textes illustrés de photographies, Nadja, en 1928, puis Les vases communicants, en 19321, et enfin L’amour fou, en 1937. L’ensemble devait constituer une trilogie d’un seul tenant, ce dont témoigne une lettre de Breton à Jean Paulhan, datée du 2 décembre 1939 : « Ainsi pourrait être obtenue l’unification que je souhaite rendre manifeste entre les trois livres. » (Cité par Marguerite Bonnet, dans Breton, 1988, p. 1560.) Cependant, pour des questions de tirage, la trilogie ne voit pas le jour, et le succès de Nadja, écrit à une période charnière du mouvement surréaliste, fait ombrage à ses deux successeurs. À cette époque, et en raison des tensions qui fissurent à ce moment la cohésion au sein du Parti communiste, Breton choisit de s’isoler pour faire le récit de sa rencontre avec Nadja, une jeune femme croisée dans une rue de Paris. Il se retire donc au Manoir d’Ango pour rédiger le livre, loin des luttes intestines. Sa situation personnelle, quant à elle, ne se présente pas sous un meilleur jour. Si Breton est affecté par l’internement de son égérie, la jeune Nadja, sa vie sentimentale connaît aussi des déboires qui ont une incidence sur le récit. Une période de calme s’impose afin d’accomplir son travail rétrospectif. La rédaction de Nadja est rapide : elle débute en août 1927 au Manoir d’Ango, près d’Aragon, qui travaille à son Traité du style, et se termine à la fin de l’année, après une interruption de quelques mois pendant lesquels Breton rencontre Suzanne Muzard, qui marquera de son anonyme présence la dernière partie du récit. Une prépublication a lieu à l’automne (Breton, 1927; Breton, « Nadja (fragment) », 19282). À ce moment, Breton a déjà l’intention de l’illustrer de photographies, comme il le déclare dans une lettre à Lise Meyer, datée du 2 septembre. Quinze jours plus tard3, il dresse une liste des images qu’il veut intégrer : au terme de ses investigations, il n’en manque que quatre. En 1963, deux illustrations4 viendront s’ajouter aux quarante-quatre de l’édition originale, et certains clichés seront recadrés. Mais l’essentiel de l’appareil éditorial est défini à la fin de l’année 1927. La révision de 1963 trouve ses justifications dans la Dépêche retardée, avant-dire : d’après les termes employés — « améliorer un tant soit peu dans sa forme », « légers soins », « patine » (Breton, 1988, p. 646) —, Breton considère de fait le récit comme un objet d’art à restaurer, partie du patrimoine surréaliste à l’égard duquel Nadja fait figure d’icône.
La singularité de Nadja tient en grande partie à son montage composite. À la fois romanesque et autobiographique, le récit de la rencontre tantôt s’échappe dans la poésie, tantôt se fige dans « l’observation médicale, entre toutes neuropsychologique ». Ces oscillations se déploient au fil du texte tandis que la structure générale offre un canevas rigoureux en forme de triptyque. Dans la dernière partie, le temps du récit et celui de la narration se resserrent, au point que l’objet littéraire se confond avec la jeune femme, dont le statut essentiellement poétique est sous-entendu lorsque Breton déclare : « Nadja, la personne de Nadja est si loin. » (Breton, 1988, p. 746.) Victime de son propre aveuglement ou prédateur qui abuse d’un pouvoir trop vite gagné : la position de Breton est équivoque, alors que dans les paroles de Nadja pointent les symptômes d’une folie qui scelle tragiquement son destin.
Ce traitement particulier du personnage s’accompagne d’une ambivalence entre le réel, authentifié par les photographies, dans le cadre du « document pris sur le vif », et les effets poétiques qui sillonnent le texte. L’ajout de photographies, loin d’aseptiser le récit, accentue son « inquiétante étrangeté ». Il donne en effet matière au décryptage des signes qui jalonnent le parcours urbain des protagonistes. En outre, si les photographies témoignent de la fascination de Breton pour les images, elles constituent aussi une trace visuelle des personnes, objets, lieux qui participent à l’élaboration d’une œuvre surréaliste. Trace authentique d’une réalité, mais aussi d’un travail d’écriture qui se construit à travers les images, ces dernières répondent par échos successifs aux diverses quêtes de l’auteur : celle de l’amour, de sa propre identité (et identité d’écrivain), mais aussi celle des souvenirs qui pourront rendre son expérience tangible au lecteur.
Dans cette entreprise de restitution, la photographie noir et blanc est teintée d’une certaine nostalgie : elle pointe un « ça a été » (Barthes, 1980, p. 120) dont il ne reste que l’empreinte lumineuse. L’écriture de Nadja répond en effet à un désir de résurrection : la jeune femme internée, désormais hors du monde, n’a de présence que dans le livre auquel il incombe de la réincarner5. André Breton crée une représentation de la grande absente, celle que l’on ne voit pas, l’irreprésentable : l’édition initiale ne présentait pas le montage de ses « yeux de fougère ». L’imprécision volontaire de cette image fonctionne comme une réverbération des autres figures féminines dont Breton évoque le passage : les anonymes, l’innomée de l’épilogue — « Toi » — ou Fanny Beznos, qui n’apparaît que de dos sur une photographie prise au marché aux puces de Saint-Ouen. Alimentant un certain flou fantasmatique autour des femmes, les jeux de regard concentrent alors toute leur force de séduction, aiguisent le désir au risque de le rendre tétanisant. Cette « stimulation » presque artificielle respecte la conception apologétique qui éclatera au grand jour dans L’amour fou : « Le désir, seul ressort du monde, le désir, seule contrainte que l’homme ait à connaître […] » (Breton, 1937, p. 129.) Déjà évoquée dans le Manifeste du surréalisme6, cette idée créatrice s’impose comme un des fondements de l’écriture de Nadja. Les illustrations photographiques et la représentation de la femme participent à cette poétique que l’on peut donc qualifier du désir. L’errance de l’auteur, sa quête de l’amour et sa définition de la femme in absentia amènent le lecteur à établir des réseaux de correspondances qui, selon les souhaits de Breton, laissent le livre « ouvert comme un battant de porte ».
Nadja, à l’image des autres écrits de Breton, se veut une vitrine des pratiques et doctrines surréalistes. Tout d’abord, presque toutes les personnes impliquées ont un lien avec le mouvement. Ces personnes réelles s’aventurent dans un récit où leur identité acquiert une immatérialité textuelle : elles deviennent des actants au service de « l’effet surréel ». La première partie du récit fait participer le lecteur au quotidien de la Centrale Surréaliste à travers les entrées et sorties d’une galerie de personnages : Louis Aragon, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, le mécène Jacques Doucet, etc., qui côtoient Victor Hugo et Juliette Drouet, Arthur Rimbaud, Joris-Karl Huysmans ou encore Guillaume Apollinaire au détour d’une phrase ou d’une anecdote. Cette intertextualité dresse un tableau des références de l’auteur, mises sur le même plan que ses propres écrits, également évoqués à plusieurs reprises : il en résulte que l’arrière-plan littéraire est omniprésent. Les nombreuses figures qui traversent le récit en prélude à la rencontre avec Nadja laissent un nom au hasard d’une porte, d’une rue ou d’un souvenir, tissant un réseau préambulaire et pré-ambulatoire dans une ville qui apparaît peuplée d’ombres dont on ne trouve trace sur les photographies urbaines.
Ce sont en effet sur des portraits faits en studio que les visages vont apparaître. Les clichés, pour certains signés Man Ray, jouent un rôle important dans l’élaboration d’un réseau où chaque personnage augmente l’impression de mystère. La rencontre entre Paul Eluard et Breton, qui se base sur un malentendu, est relatée avec un effet de suspens : « Il m’avait pris pour un de ses amis, tenu mort à la guerre. Naturellement nous en restons là. » Plus tard, ils se retrouvent liés par une correspondance, prélude aux présentations officielles et à la véritable reconnaissance. À la question de l’incipit : « Qui je hante? », Eluard apporte une réponse indirecte à André Breton, qui supposait qu’il tenait en effet « le rôle d’un fantôme »… Le lien entre le jeune inconnu et le poète se crée subrepticement, par un lien temporel et par un effet de retardement : la personne de Paul Eluard surgit, trébuchante, détentrice d’une clef donnée dans le texte comme un présage ou une coïncidence significative. D’autres entrées en scène se font sur le même mode, comme celle de Benjamin Péret, dont le portrait contraste par sa bonhomie riante. Prétextant une recherche documentaire, une femme vient en fait « recommander » un jeune littérateur : « quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là ». Cette figure féminine évanescente, vêtue de noir, a ici le rôle d’ange annonciateur dont « les traits échappent » (Breton, 1988, p. 658). Elle réapparaîtra souvent, présage ou duplicata de la future Nadja et, plus loin, de « Toi ».
Breton instaure ainsi une atmosphère qui a pour but de produire fascination et mystère autour de ses personnages. Robert Desnos, pris en photo pendant une séance de « l’époque des sommeils », montre une image redoublée du poète endormi, comme si elle était extraite d’une bande cinématographique. Le commentaire lapidaire — « Je revois maintenant Robert Desnos… » (Breton, 1988, p. 661) — semble l’écho d’un lointain passé qui maintient un flottement temporel entre l’apparition imaginaire et l’apparition photographique. On ne sait dans quelle réalité s’ancrent la narration et la valeur psychique de cette vision. La description de la scène bascule dans une emphase proche du délire apollinien. Les séances d’écriture et leur « valeur absolue d’oracle » donnent subitement au poète endormi les allures d’une Pythie moderne. Dans le même registre, Breton fait état avec Aragon d’anamorphoses inattendues, « Maison rouge » devenant « Police » (Breton, 1988, p. 679). Breton insiste à cet égard sur la nécessité de considérer les signes « sous une certaine obliquité » afin de révéler « l’évidence de leur collusion » (Breton, 1988, p. 681).
Parmi les personnages qui interviennent dans le récit, ceux qui dévoilent la part obscure du réel, qu’ils affleurent l’ésotérisme ou la folie, obtiennent une place de choix. Les femmes dament pourtant le pion aux hommes, auxquels est plus volontiers associée la fonction résolument masculine de « poète voyant ». Madame Sacco, médium de la rue des Usines, ou Blanche Derval, actrice des Détraquées, sont les pivots qui conduisent vers un monde parallèle habité de présences fantomatiques, imaginaires ou fictives : un monde clair-obscur, où Nadja s’impose comme chef de file. Elle supporte en effet à elle seule la somme de ces représentations occultes qui surgissent progressivement dans le prologue. Avant l’arrivée de Nadja, qui se prépare en filigrane, cette introduction propose une forme de photographie de la création surréaliste et de ses principaux enjeux : spiritisme, folie, hasard et « pétrifiantes coïncidences ».
On peut considérer la photographie, dans cet état des lieux, comme ayant une fonction documentaire : elle témoigne en effet visuellement des figures et objets qui ont occupé l’esprit de Breton pendant le récit qu’il fait. Cependant, elle maintient la frontière entre le réel et l’occulte, engageant même la déréalisation de la narration. L’organisation de l’illustration photographique se fait par échos, sauts et retours, et il appartient au lecteur de reconstituer les réseaux et les analogies.
Dans son Avant-Dire de 1962, et avec le recul, André Breton qualifie son entreprise « d’antilittéraire » et estime avoir confectionné, en incluant des illustrations, un « document pris sur le vif ». Le résultat final fait penser à un montage à deux entrées : montage à la fois cinématographique, avec sa trame narrative, et déconstruit, avec ses « saccades », comme le serait un collage de Max Ernst. Ces documents témoignent aussi directement de l’activité artistique propre aux surréalistes : on trouve les fétiches primitifs de Breton, les dessins de Nadja et l’affiche de L’Étreinte de la pieuvre placés sur le même plan que les tableaux de Chirico. Mais si Breton illustre son récit de photographies, ce n’est pas dans le seul but d’éliminer les descriptions (argument presque séditieux et développé à l’occasion de la réédition), mais pour établir un réseau saturé de signes :
Je vais publier l’histoire que vous connaissez en l’accompagnant d’une cinquantaine de photographies relatives à tous les éléments qu’elle met en jeu : l’hôtel des Grands Hommes, la statue d’Étienne Dolet, et celle de Becque, une enseigne « Bois-Charbons », un portrait de Paul Eluard, de Desnos endormi, […] la femme du musée Grévin. Il faut aussi que j’aille photographier l’enseigne « Maison Rouge » à Pourville, le Manoir d’Ango. Me permettez-vous, Lise, de faire photographier le gant de bronze et ne pouvez-vous, j’y tiendrais essentiellement, tâcher d’obtenir une reproduction du tableau de Mordal, vu de face et de profil. Vous savez que rien n’aurait de sens sans cela. Voulez-vous me dire si c’est possible? Je crois que cela ferait un livre beaucoup plus troublant. (Breton, lettre à Lise Meyer, 16 septembre 1927; cité par Marguerite Bonnet dans Breton, 1988, p. 1505.)
La plupart des gloses concernant cette lettre ont eu pour effet de faire coïncider l’apport photographique avec une intention d’auteur fondamentale : « faire un livre beaucoup plus troublant ». Le pronom anaphorique « cela » le laisse supposer, avec toute l’ambiguïté référentielle qu’il soutient. On peut par conséquent se demander de façon légitime s’il n’est pas tout simplement et uniquement question du tableau de Mordal; c’est du moins ce que la progression logique du réseau anaphorique (« sans cela », puis « si c’est possible » et enfin « cela ferait ») nous porte à croire. Il faut peut-être chercher les intentions de l’auteur ailleurs que dans ce « trouble », qui ne dépendrait alors que d’un seul élément illustratif, dont on ne trouve trace nulle part. Il est tout aussi intéressant de constater à quel point Breton, dans le but de convaincre sa destinataire d’exécuter sa requête, insiste — « J’y tiens essentiellement » —, sur la perte de sens qu’induirait l’absence de ce tableau : « Vous savez que rien n’aurait de sens sans cela. » André Breton a donc une vision claire des ajouts qu’il veut effectuer, de la puissance signifiante de chacune des illustrations et du lien organique qui les unit les unes aux autres, en osmose avec le texte.
Pour ce qui est du choix des photographes, il suit la logique participative et composite du récit, puisque Breton fait appel à deux types d’illustrateurs : d’une part, les surréalistes « officiels », comme Jacques-André Boiffard et Man Ray; d’autre part, les « occasionnels », comme Pablo Volta (1959), André Bouin (1962), Henri Manuel ou encore Valentine Hugo, dont les techniques respectives ne laissent en rien présumer de leur appartenance au mouvement. De fait, la photographie telle qu’elle apparaît dans Nadja n’est pas particulièrement représentative de la création surréaliste. La première édition ne mentionnait même pas la participation de Jacques-André Boiffard7, et seuls les clichés de Man Ray et d’Henri Manuel étaient signés. À la banalité des photographies s’ajoutait leur origine anonyme, contribuant à les dépouiller encore plus d’une quelconque touche personnelle. Le style des clichés trompe l’attente d’un lecteur avide de curiosités surréalistes. De plus, les épreuves sont des pièces rapportées que l’auteur n’a pas créées, mais commandées, sélectionnées et ensuite assemblées. Dans son article « La photographie dans Nadja », Jean Arrouye établit quatre catégories : les « lieux », les « portraits », les « documents » et les « objets pervers, objets d’art ». Les « lieux » représentent presque tous des vues de Paris; quant aux « documents », ils reproduisent les dessins de Nadja8. « Les objets pervers et d’art » regroupent par exemple le demi-cylindre du marché aux puces, le gant de bronze ou les fétiches de Breton. Dans ce cas, le geste de création fait la part belle au regard en tant qu’électeur de l’objet d’art, dans la lignée de Marcel Duchamp et de ses ready-made. Le groupement pictural est hétéroclite, tout comme le texte cousu d’étoffes différentes : journal, récit autobiographique, revue théâtrale, etc. Les photographies, certes soumises à l’écrit dans leur prise de fonction, ajoutent au texte une part non négligeable d’indices personnels à valeur autobiographique. Elles contribuent à l’édification d’un musée personnel, traces mémorielles associées à des événements métonymiquement matérialisés dans des lieux ou des objets. Chaque cliché agit en effet comme une projection parcellaire de l’identité de Breton, vision de ses propres visions :
J’ai commencé par revoir plusieurs lieux auxquels il arrive à ce récit de conduire; je tenais, en effet, tout comme de quelques personnes et de quelques objets, à en donner une image photographique qui fût prise sous l’angle spécial dont je les avais moi-même considérés. (Breton, 1988, p. 747.)
Cette investigation visuelle renvoie directement à la question inaugurale « Qui suis-je? », qui pousse l’auteur à accumuler des éléments de réponse au fil du texte. La quête prend fin logiquement avec son propre portrait, réplique immatérielle de soi, encore fantomatique, comme s’il abandonnait à la froide mécanique une part de sa vérité. Cependant, aux yeux de Breton, le cliché photographique entretient un lien de parenté fondamental avec l’« écriture automatique » : la machine produirait un équivalent visuel de la parole magique surgie des « sommeils » de Desnos. Poésie, révélation et exploration du moi transitent aussi par une avancée dans les tréfonds du subconscient, où il est nécessaire de s’aveugler pour mieux percevoir. Rosalind Krauss explique ce lien étroit entre photographie et pensée. Elle prend pour exemple un photomontage9 réalisé par André Breton en 1938, autoportrait qu’il a intitulé « L’écriture automatique » :
Et s’[il] fait cela, c’est pour établir la corrélation intellectuelle entre l’automatisme psychique en tant que procédé d’enregistrement mécanique, et l’automatisme associé à l’appareil photographique — « cet instrument aveugle », comme il l’appelle. Lui-même associait ces deux moyens mécaniques d’enregistrement, lorsqu’il déclarait que « l’écriture automatique apparue à la fin du XIXe siècle est une véritable photographie de la pensée10 ». (Krauss, 1990, p. 112.)
Moyen d’enregistrement certes, mais aussi moyen de restitution : ces formes d’écriture automatique fournissent une matière première pour une nouvelle exploration du réel et du moi fondée sur un saisissement. Dans le contexte de Nadja et en gardant à l’esprit son vif intérêt pour la jeune femme, Breton, ancien interne au centre neurologique du Pr Babinski11, n’est pas sans estimer la part de révélation brute qu’offre le langage du fou. Ces paroles, qu’il saisit dans une visée poétique, toujours ancrée dans l’idéologie surréaliste, sont intimement liées aux mécanismes qui régissent sa propre identité.
L’illustration photographique et ce qui l’entoure offrent par ailleurs une multitude de strates signifiantes. Ces pistes soulèvent des questions que l’on peut englober dans une problématique fondamentale pour l’appréhension de Nadja, en tant qu’ensemble à la fois cohérent et disparate; problématique qui nous fait entrer dans le corps du récit et suivre son fil conducteur, l’errance hagarde de Breton. Poussé par un désir d’inconnu, de dévoration du quotidien, l’écrivain trouve une relative satisfaction dans les images et les aléas de la vie. Il reste à relier les préoccupations d’un Breton à la fois poète et individu à la figure mystérieuse de Nadja, véritable vecteur des pulsions désirantes de l’auteur.
Pour que le désir émerge et qu’il acquière une force esthétique, il est nécessaire de lui préparer un terrain fécond. Le 4 octobre 1927, première entrée de son journal de bord, Breton décrit « un de ces après-midi tout à fait désœuvrés et très mornes, comme [il a] le secret d’en passer » (Breton, 1988, p. 683). Après un passage à la Librairie de l’Humanité, nouveau point de départ du récit, il décide de poursuivre son chemin « sans but », vers l’Opéra. Le motif poétique de l’errance dans son schéma le plus traditionnel et romanesque suggère invariablement une rencontre, ici une femme, qui va bouleverser le destin du promeneur.
Cette disponibilité s’entend pour Breton comme une « soif d’errer à la rencontre de tout ». Elle témoigne d’une autre exigence pour laquelle la rue est le « seul champ d’expérience valable » (Breton, 1937, p. 39). Errer rue Lafayette est donc une activité poétique dans l’absolu mais aussi spécifiquement surréaliste. Cependant, ce que l’on dit moins dans le cas de Breton, c’est que ce dernier s’ennuie, d’un ennui profond et mortifiant. Maurice Blanchot suggère toute l’instabilité qui ébranle alors l’individu :
Ainsi le hasard : l’indéterminant qui détermine.
Dans ce manque, l’obscur désir, celui qui ne peut se réaliser comme désir, cherche et trouve son lieu. […] Le hasard est le désir : ce qui signifie que le désir ou désire le hasard en ce qu’il a d’aléatoire, ou le séduit pour le rendre inconsciemment semblable à ce qui est désiré. (Blanchot, 1967, p. 299.)
La recherche du merveilleux dans le quotidien s’entend aussi comme une échappée de la mélancolie, état dans lequel toute forme de désir est éteinte. Si Breton va « sans but », « morne et désoeuvré » comme son après-midi, c’est aussi pour laisser au hasard l’occasion de redonner un sens à ses « pas perdus » : l’apparition de Nadja, passante idéale, lui offre cet expédient. Cette disposition préalable intensifie son attrait pour elle, puisqu’au moment de l’aborder il admet « s’attendre au pire ». Une fois sa crainte passée, il procède à l’examen de la jeune femme, « la regarde mieux » et s’attache immédiatement à ses yeux : « Je n’avais jamais vu de tels yeux. » (Breton, 1988, p. 685.) Le prologue multiplie les apparitions féminines, et pour chacune André Breton se concentre sur un détail qui éveille sa curiosité et le mène parfois sur le chemin du désir, sans pour autant aller jusqu’à son terme. Nadja, quant à elle, autorise la progression : disponible elle aussi, elle va devenir l’objet des obsessions de Breton, avec un soupçon de complaisance. Le caractère subit de cet engouement se traduit également par la forme de rapport choisie : le journal de bord consigne une trace immédiate, comme si Breton savait que les impressions ressenties pendant ces journées avec Nadja pouvaient disparaître à tout moment, au même titre que la jeune femme12.
Cette éventuelle absence est d’ailleurs bel et bien évoquée, avec une angoisse teintée de résignation. Lorsque la jeune femme lui explique qu’elle avait failli ne plus réapparaître, Breton s’abandonne : « Je pleurais à l’idée que je ne devais plus revoir Nadja, non je ne le pourrais plus » (c’est nous qui soulignons). Étrange déclaration puisque le paragraphe suivant annule cette hypothèse : « J’ai revu Nadja bien des fois […] » (Breton, 1988, p. 718), et que Breton délaissera la jeune femme progressivement, de son propre chef. Quelle modalité attribuer alors à ces verbes? Interdiction ou impossibilité? L’angoisse de l’absence et le désir de faire disparaître l’autre interfèrent au point qu’il devient difficile de saisir la véritable disposition de Breton. « Absente, elle continue de hanter Breton. » (Mourier-Casile, 1994, p. 53.) Cependant les rendez-vous se passent de plus en plus mal — « J’avais, depuis assez longtemps, cessé de m’entendre avec Nadja » (Breton, 1988, p. 735) —, jusqu’à la rupture, qui est passée sous silence. Nadja ne réapparaît dans le texte que lorsque l’auteur apprend qu’elle a été internée. Il anticipe alors les accusations dont il présume pouvoir être la cible :
Les plus avertis s’empresseront de rechercher la part qu’il convient de faire, dans ce que j’ai rapporté de Nadja, aux idées déjà délirantes et peut-être attribueront-ils à mon intervention dans sa vie, intervention pratiquement favorable au développement de ces idées, une valeur terriblement déterminante. (Breton, 1988, p. 736.)
Jérôme Thélot, dans son article « Violence et morale » (Thélot, 1998, p. 283), considère explicitement la jeune femme comme une victime sacrificielle, postulat posé également par Vincent Debaene, pour qui « Nadja est une écriture du deuil : il s’agit de garder une trace et d’honorer une disparue » (Debaene, 2002, p. 42). Il rapporte son entrée en scène, augure d’un désastre : « Enfin voici que la tour du Manoir d’Ango saute, et que toute une neige de plumes, qui tombe de ses colombes, fond en touchant le sol de la grande cour naguère empierrée de débris de tuiles et maintenant couverte de vrai sang! » (Breton, 1988, p. 682.) Présage évoqué par Nadja dans une lettre datée du 30 janvier 1927 : « Je suis comme une colombe blessée par le plomb qu’elle porte en elle. » (Nadja, 1927, inédit.) La culpabilité de Breton13 point timidement, mais se retranche aussitôt derrière la critique acerbe de l’institution psychiatrique.
Dans la chronologie de la rencontre, l’abandon de Nadja survient assez vite : le journal s’arrête au bout de quelques jours, et les dernières entrevues ne sont pas rapportées avec grand enthousiasme, bien au contraire. Le discours amoureux initial s’appropriait l’inclination que Breton éprouvait pour celle qui était plus une égérie qu’une véritable amante. Au fil du temps, l’attirance faiblit, la mésentente s’installe, et l’aventure se solde par un fiasco sentimental. L’engouement de l’auteur pour la jeune femme résulte, d’une part, du vide « affectif » que sa présence comble. D’autre part, le comportement de Nadja a tout pour alimenter ses obsessions d’écrivain. Ce n’est donc pas dans l’espoir d’une relation amoureuse que naissent les impulsions successives de son désir.
En effet, ce désir s’oriente de préférence vers des objets inaccessibles ou cachés. On peut prendre pour exemple la jarretière du musée Grévin, qui renvoie à celle apparue dans Les Détraquées, objet voilé dont la force suggestive alimente un fantasme perpétuel répercuté sur les photographies. Les clichés proposent leur part d’énigmes, en réponse au texte : le Sphinx Hôtel, la Place Dauphine qui abriterait des souterrains, ou Madame Sacco, l’infaillible médium. Ils suscitent une fascination mêlée de désir pour ces portes (ou encore pour les fenêtres, qui apparaissent fréquemment) qui ouvrent sur des univers dérobés, en quelque sorte absents du réel. Aussi, comme nous le mentionnions plus haut, « l’énigme Nadja » réside pour beaucoup dans le « génie libre » que Breton tente de percer. Et c’est par le renouvellement permanent de ce mystère que la jeune femme parvient à entretenir le désir : phrases à décrypter, comportement étrange qui peut être expliqué par sa consommation d’héroïne — « les bonbons hollandais » (Breton, 1988, p. 691) —, absences pendant les conversations, hallucinations, etc.
En outre, les rencontres ont cette qualité majeure d’attiser l’appétence du poète pour le réel, et plus précisément pour les femmes. Lorsqu’on recense les rencontres relatées, on constate l’omniprésence des figures féminines14. Leurs apparitions se font systématiquement sur le mode d’une rencontre fortuite et éphémère. Nadja passe maître dans l’art de la surprise : Breton la retrouve à deux reprises dans la rue, tout d’abord passante qui émerge de la foule, puis « tache » fugace qui s’avère être la jeune femme. Un chassé-croisé prend place dans Paris, à la manière d’une enquête policière où filatures et révélations seraient soumises au jeu du hasard : les clichés et le texte tissent dans chaque recoin leur réseau interprétatif.
Les lieux fournissent pour cela des éléments d’analyse précieux, car Breton leur accorde une attention particulière. À chaque rencontre correspond un toponyme plus ou moins précis : la première femme mentionnée se trouve à Nantes, toutes les autres seront vues à Paris. Le récit apparaît ancré dans une zone identifiable. Cependant, l’épilogue rompt ce cercle parisien : l’avant-dernière rencontre se situe à Marseille, loin de Paris et en hors-texte, puisqu’il s’agit d’une note de bas de page. L’autre, la dernière, est indéterminée, hors de l’espace, anonyme, elle concerne « Toi ». Le nouvel amour de Breton efface et remplace les figures féminines précédentes : « Sans le faire exprès, tu t’es substituée aux formes qui m’étaient les plus familières, ainsi qu’à plusieurs figures de mon pressentiment. Nadja était de ces dernières, et il est parfait que tu me l’aies cachée. » (Breton, 1988, p. 752.) Il est important de distinguer dans le récit de Breton l’amour — immatériel, irreprésentable, mais aussi massif — du désir — protéiforme, enfant de l’image et de l’imaginaire. Les lieux photographiés sont généralement vides, comme en attente, eux-mêmes soumis au désir de combler une absence.
Cette absence, elle s’insinue dans le livre sous ses formes les plus diverses et les plus discrètes. Génératrice même du récit, elle perdure dans le processus d’écriture : « Il est vrai que l’absent est toujours le destinataire de l’écrit. Sa cause. Efficiente est cette cause […] L’écrit – écrire – entretient un rapport interne avec l’absence : sans doute par l’effet d’un miroir imaginaire propre aux tentations de reconstituer l’identité perdue. » (Fédida, 1978, p. 7-8.) André Breton s’engage sur des chemins multiples qui finalement renvoient encore et toujours à sa propre quête d’identité : « La rencontre nous rencontre. » (Blanchot, 1967, p. 297.) Aussi, au « Qui suis-je? » d’origine succède un « Qui vive? » qui se prolonge dans cette interrogation : « Est-ce vous Nadja? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie? Je ne vous entends pas. Qui vive? Est-ce moi seul? Est-ce moi-même? » (Breton, 1988, p. 743.)
Dans Nadja, André Breton relate une rencontre qui surpasse toutes les autres : celle de son fantôme, de ses projections poétiques qui prennent la figure de Nadja comme support vivant. Désirs multiples, qui s’évasent en étoile autour de lui mais qui toujours reviennent à la figure la plus absente et la plus désirée : la sienne propre, dont le portrait dénonce la criante impénétrabilité. L’au-delà ne représente-t-il pas aussi l’occulte que Breton tente de dévoiler continuellement, en pénétrant les mystères de l’esprit, en interprétant les « pétrifiantes coïncidences », comme si le réel et ses représentations n’étaient qu’un écran où apparaissent occasionnellement des failles dans lesquelles il faut s’engouffrer. Faits-glissades ou faits-précipices, ces accidents emmènent plus ou moins brutalement leurs témoins dans une autre dimension, ouverte comme l’image poétique, dans ses brisures et « saccades ».
Communément appelée « poétique de la discontinuité », l’esthétique de Nadja fait alterner vides et pleins, à l’image de l’assemblage textuel et des illustrations photographiques. C’est au milieu de ces béances que se crée un espace poétique de flottement, où l’imprécision gagne du terrain : quels signes sont à décrypter? Quels documents viennent simplement témoigner? L’expression du désir prend alors une forme intermédiale où images poétiques et images photographiques se superposent, s’entrecroisent, comme dans le cas de la jarretière, du sphinx ou des « yeux de fougère ».
La représentation du désir s’ancre dans la figure de la femme mais se diffuse sur ses contours : l’objet fétiche, par exemple, en est une variante. Il en résulte une mosaïque désirante qui donne un rythme saccadé au récit : des rencontres se succèdent, puis des énigmes, et une mécanique du dévoilement s’instaure, systématisée devant l’opacité du réel. Les photographies, dans leur extrême indigence, permettent de leur côté une projection fantasmatique maximale, qu’aucune interférence de signifiés ne vient perturber. Le livre se trouve de tous côtés « battant comme une porte » laissant passer dans ses embrasures les « éclairs » qui, selon le vœu de Breton, « feraient voir, mais alors voir, s’ils n’étaient encore plus rapides que les autres » (Breton, 1988, p. 651). Éclairs trop rapides qui révèlent et masquent à la fois, comme l’obturateur d’un appareil photo doit s’ouvrir et se fermer afin de garder trace d’une ombre fugace qui à peine entrevue a déjà disparu. Le récit tout entier se trouve hanté, à l’instar de l’auteur, par l’évocation de la passante : « Un éclair… puis la nuit! — Fugitive beauté » qui promet d’être « convulsive », oscillation entre exaltation et prostration du désir face à l’angoisse de l’absence, à la lisière de l’indicible et de la folie.
Éditions successives de Nadja et autres œuvres d’André Breton :
Breton, André. 1927. « Nadja/Première partie ». Commerce, cahier XIII (automne).
_____. 1928. « Nadja (fragment) ». La révolution surréaliste, n° 11 (mars).
_____. 1928. Nadja. Coll. « Blanche ». Paris : Gallimard.
_____. 1937. L’amour fou.
_____. 1963. Nadja. Édition entièrement revue par l’auteur. Coll. « Blanche ». Paris : Gallimard.
_____. 1972. Nadja. Coll. « Folio ». Paris : Gallimard, 190 p.
_____. 1988. Œuvres complètes. Édition présentée par Marguerite Bonnet. Coll. « La Pléiade ». Tome I. Paris : Gallimard, 1798 p.
Autres ouvrages et articles :
Albouy, Pierre. 1969. « Signe et signal dans Nadja ». Europe, n° 483-484 (juillet-août), p. 234-239.
Arrouye, Jean. 1982. « La photographie dans Nadja ». Mélusine IV, le livre surréaliste, p. 123-150. Lausanne : L’Âge d’homme.
Barthes, Roland. 1980. La Chambre claire. Coll. « Les Cahiers du cinéma ». Paris : Gallimard/Seuil.
Blanchot, Maurice. 1967. « Le demain joueur ». André Breton et le Mouvement surréaliste, Nouvelle Revue Française, n° 172, p. 283-308.
Bourneville D. M. et Régnard, P. 1875-1879. Iconographie photographique de la Salpêtrière. Paris : Progrès Médical.
Collectif. 1988. Magazine Littéraire, n° 254 (mai). Dossier présenté par Jean Jacques Brochier.
Crastre, Victor. 1971. André Breton, Trilogie surréaliste. Nadja, Les vases communicants, L’amour fou. Paris : Société d’Édition de l’Enseignement Supérieur.
Debaene, Vincent. 2002. Nadja d’André Breton. Coll. « Profil Bac ». Paris : Hatier.
Grojnowski, Daniel. 2002. Photographie et langage. Paris : Corti.
Krauss, Rosalind. 1990. Le photographique, pour une théorie des écarts. Paris : Macula.
Mourier-Casile, Pascaline. 1994. Nadja d’André Breton. Coll. « Foliothèque ». Paris : Gallimard.
Spies, Werner. 2002. La Révolution surréaliste. Catalogue d’exposition (6 mars-24 juin. Paris : Centre Pompidou.
Thélot, Jérôme. 1998. « Nadja, violence et morale ». Cahiers de L’Herne : André Breton, dirigé par Michel Murat, p. 283-298.
Nachtergael, Magali. 2005. «Nadja. Images, désir et sacrifice», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/nachtergael-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Nachtergael, Magali. 2005. «Nadja. Images, désir et sacrifice», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 158-173.