Baudelaire revisité. Présentation et analyse de Perte de temps, de Julie Potvin

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Julie Potvin1 se concentre sur les créations de sites Web, les animations Flash et cédéroms. Elle a conçu, entre autres, des fonds d’écrans, et des invitations virtuelles et personnalisées2. Ses sites Web, dynamiques et d’une qualité graphique exceptionnelle, reprennent et illustrent aussi des textes littéraires — pensons à About the Other Animals (consulté le 22 septembre 2005d), créé d’après le poème d’Ariana-Sophia Karsonis. Sa signature est toujours sensible : « un graphisme aux courbes délicates, balancé par une tonalité très vectorielle » (Legrand, consulté le 5 novembre 2005).

Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit du site Perte de temps3 (consulté le 5 novembre 2005), où est illustré le poème « L’Horloge », de Charles Baudelaire4. Ce texte s’inscrit comme une dénonciation du temps ravageur, où la crainte de perdre jusqu’à nous-mêmes dans l’évolution du temps, impardonnable, fait prendre conscience de ce que nous laissons derrière et de ce qui nous attend. Urgence de vivre, prise de conscience et lyrisme métaphorique rappellent bien la poésie symboliste, dont Baudelaire a été le précurseur, et qui permettait aux visions du monde d’éclore dans un absolu tangible, une sensibilité frappante et un investissement suggestif du langage.

Ce poème se présente en six strophes, soit six quatrains d’alexandrins. Vingt-quatre vers en tout, comme les vingt-quatre heures du jour et de la nuit. Tout le thème et les sous-thèmes tournent autour de l’horloge, des heures, des secondes, du temps qui passe, de la vie qui passe, de la mort impardonnable : l’homme est littéralement dévoré par ce temps. Les tableaux de Julie Potvin respectent la construction du poème : elle nous en offre six, plus un début (le titre) et une fin (les remerciements et le générique). Ces tableaux illustrent parfaitement chaque strophe, en en reprenant une image essentielle ou en innovant dans la thématique. Par exemple, le tout premier tableau présente le mot-titre l’horloge, entouré des nombres de 1 à 59, telles les secondes. De plus, le nombre 1 est admirablement repris comme le « l » (1’horloge), et certains autres se décollent de leur ligne imaginaire dans un effet de flottement confirmé par une musique électronique qui joue en boucle, d’une très belle finesse (signée Philippe Gully et Playdoh). Au coin supérieur droit du cadre fixe et dessiné se trouve une goutte en cadran, sur laquelle il faut cliquer pour accéder aux prochains tableaux. Chaque nouvelle interface apporte une variante sonore, soit le tic-tac du cadran, soit le bruit soutenu des machines à écrire ou encore une mélodie électronique plus élaborée. Le tout est toujours intégré à la musique initiale, qui se fond merveilleusement bien à l’œuvre entière.

Le graphisme visuel se veut tout en détails, en jeux de transparence et en nuances. De gros plans nous permettent de lire des phrases de toute petite taille, ajoutant au dynamisme, aux découvertes et à l’ensemble si bien parachevé. L’arrière-plan des illustrations reprend parfois certains éléments, comme une tache d’encre qui se transforme en tête de mort, accentuant l’impression d’urgence qui accompagne le texte. Les couleurs, sombres, posées et lichées, bonifient la qualité visuelle déjà spectaculaire. Les lignes sont nettes, les dégradés surprenants, et les photos, d’une superbe précision. Les images se transforment aussi parfois sous nos yeux (le moustique passe d’esquisse à photographie), ou alors elles ressemblent à une publicité ou à une illustration de livre pour enfants (le « carrousel » du jour et de la nuit). La facture, très moderne, s’accorde parfaitement à ce texte et met en évidence son intemporalité.

Cet accès au poème, par le biais d’une participation de l’internaute-lecteur5, actualise l’œuvre de Baudelaire. Le thème est déjà contemporain, immortel, et sa mise en images le propulse dans une dimension électronique magistrale. L’interactivité exigée pour profiter pleinement de cette œuvre Web nous force à revoir notre mode de lecture, normalement si linéaire, pour une lecture plus tabulaire, personnelle : nous pouvons choisir la destinée de notre lecture par l’approfondissement des détails. Si l’évolution dans le texte demeure dictée par l’ordre des strophes du poème, l’abondance de détails nous offre aussi plusieurs lectures possibles. De plus, la relation d’iconicité, soit cette « valeur géométrique indexicale et expressive des formes (image et texte) en interrelation » (Paquin, 2000, p. 160) qui fait que le texte et l’image sont joints dans un même « champ expressif » (Ibid., p. 161), si pertinente en poésie comme dans un collage, permet l’éclosion d’un iconotexte, c’est-à-dire ce résultat tangible d’un travail pictural et textuel. Cette œuvre de Julie Potvin est donc un superbe iconotexte qui permet une relation de complémentarité entre le poème et les illustrations. Collage virtuel et dynamique, il ne déconstruit pas le texte de Baudelaire : il cherche plutôt à le compléter par l’illustration, à nous offrir, par ce poème en deux dimensions, un imaginaire déjà établi, certes, car guidé visuellement, mais un superbe imaginaire.

 

Médiagraphie

CARSON, Ryan, et Ryan SHELTON. Consulté le 22 septembre 2005. BD4D.

http://bd4d.praktica.net/index2.php?id=5

LEGRAND, Damien. Consulté le 5 novembre 2005. « Son jardin sucré ». Graphiland.

http://www.graphiland.fr/news_t/news_t.asp?code=2684&CS=Yes

PAQUIN, Nycole. « Voir, identifier, (dire) et catégoriser ». Aux frontières du pictural et du scriptural. Hommage à Jiri Kolàr, sous la dir. d’Éva Le Grand, Québec : Nota bene, 342 p.

POTVIN, Julie. Consulté le 22 septembre 2005a. Dangereux hors-la-loi recherchés morts ou vifs.

http://juliepotvin.free.fr/

________ . Consulté le 22 septembre 2005b. Mon jardin sucré. Portfolio.

http://www.mon-jardin-sucre.com

________ . Consulté le 22 septembre 2005c. F. P. Journe : Invenit et Fecit.

http://www.fpjourne.com/conference2004/invitation.htm

________ . Consulté le 22 septembre 2005d. About the Other Animals. Texte d’Ariana-Sophia Karsonis.

http://www.bornmagazine.org/projects/otheranimals/poem.html

________ . Consulté le 5 novembre 2005. Perte de temps. Texte de Charles Baudelaire.

http://www.perte-de-temps.com

 

Pour citer cet article: 

Demers, Gabrielle. 2006. «Baudelaire revisité. Présentation et analyse de Perte de temps, de Julie Potvin», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/demers-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Demers, Gabrielle. 2006. «Baudelaire revisité. Présentation et analyse de Perte de temps, de Julie Potvin», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 29-35.