La dimension technologique, si elle est prépondérante, n’est qu’un facteur parmi tant d’autres d’une transformation culturelle majeure.
Bertrand Gervais, Entre le texte et l’écran.
Depuis les hiéroglyphes jusqu’au texte à l’écran, l’écriture a connu une transformation majeure. Cette métamorphose est tout à fait particulière. Cet article illustrera quelques facettes de l’avènement de l’hypertexte et de ses effets sur la lecture et l’écriture. Pour ce faire, nous prendrons appui sur les théories de Christian Vandendorpe et son ouvrage Du papyrus à l’hypertexte, et celles de Bertrand Gervais, au sujet des théories de la lecture et des nouvelles expériences de la textualité.
L’écriture, ayant traversé les ères du volumen au codex, devient maintenant un élément de la technologie moderne. Le texte, cet ensemble de signes complexes, est désormais passé à l’écran relié. Si l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1434 révolutionnait l’histoire du livre, les hypertextes, eux, proposent une révolution équivalente du texte, laquelle transforme, tout particulièrement, tant la matérialité du texte que son statut. Mais qu’est-ce que l’hypertexte?
Ce qu’il convient d’appeler hypertexte est un nouveau paradigme textuel favorisant l’hybridité, par exemple en intégrant l’image à l’écrit. Cette hybridité entraîne forcément une nouvelle approche de la lecture, où le texte et l’image se chevauchent, se juxtaposent, et où l’ordre de lecture est ainsi réinventé. L’hypertexte est un mode d’organisation des documents textuels informatisés caractérisé par l’existence de liens dynamiques entre ses différentes sections. Cette nouvelle technologie va jouer non seulement avec les codes du texte, mais aussi avec la façon de le lire et de l’approcher.
L’apparition de l’hypertexte nous amène à passer d’une lecture linéaire à une lecture tabulaire, aussi est-il au cœur d’une réinvention du support du texte. Par conséquent, une organisation autre de l’espace de la page mettra en place une rhétorique visuelle mêlée au texte et à l’élaboration d’un nouveau paradigme textuel : l’hypertexte. L’écriture partage son espace avec l’image, on peut donc parler d’imbrication, ou encore d’hybridité, la notion même de l’hypertexte.
En cette ère de l’information et du média via l’informatique, une nouvelle approche de la lecture point. Le cyberespace fait place à des textes hybrides, comme le dit Christian Vandendorpe : « Chaque paragraphe est considéré comme un nœud d’information autonome sur lequel peuvent pointer de multiples cheminements. » (1996, p. 149-155)
Par conséquent, nous sommes amenés à revoir nos positions en tant que lecteur, puisque « la primauté du texte implique que la transposition se fait du texte à l’image, car celle-ci présuppose le texte qui l’inspire : un texte, littéraire souvent, se trouve à l’origine de l’image » (Hoek, 1995, p. 71). Le résultat devient hybride étant donné le mariage d’images et de texte. Bien évidemment, cela vient satisfaire le besoin de voir pour croire, parce que l’image complète le texte et l’explicite. En effet, le texte se veut ainsi, lisible et visible à la fois. En d’autres termes, « le texte s’éloigne de sa façon de signifier seulement par les mots » (Reinhard, 1990, p. 13). Les images, insérées au fil du texte, offrent au lecteur un sens, une précision, voire une interprétation. Pour le dire simplement, lorsque nous lisons des mots, seulement des mots, nous nous faisons une image mentale de l’objet que l’on nous présente, que l’on nous décrit; nous le construisons à l’aide de notre propre perception du texte. Cela dit, lorsque l’image s’ajoute en plus, c’est moins depuis notre propre imaginaire que nous nous approprions un texte que depuis l’image représentée devant nos yeux, précise et explicite, comme en témoigne Wunenburger :
En un premier sens, l’image est tenue pour une représentation sensible qui englobe toutes les impressions perceptives. Elle n’est pas limitée aux productions de l’imagination, en tant qu’activité de représentation en l’absence de l’objet, mais s’étend à tous les contenus de l’intuition sensible. (Wunenburger, 1997, p. 6)
Nous l’avons déjà dit, cette nouvelle situation de lecture se déploie sur un mode tabulaire plutôt que linéaire et appelle ainsi la vitesse, le zapping, le clic d’un bouton pour se transporter instantanément dans un autre univers. L’hypertexte laisse le lecteur décider de son cheminement dans le document en fonction de ses besoins ou de ses intérêts, rompant ainsi avec l’approche linéaire où, tout comme dans un livre ou un film, le concepteur décide de la séquence de consultation du document. Ainsi, deux lecteurs d’un même document hypertexte ne consultent pas nécessairement le même contenu dans le même ordre. De ce fait, il est clair « qu’une modification des attitudes de lecture entraîne nécessairement une modification de l’imaginaire » (Vandendorpe, 1999, p. 235). Les avenues que nous offre le texte numérique mettent le lecteur au cœur d’attentes nouvelles, distinctes et spécifiques, auxquelles le support papier ne peut répondre. En clair, nous sommes en présence de
formes de textes de plus en plus variées, […] des textes à la croisée du papier et de l’écran, ou alors n’existant que dans le cyberespace, […] des hypertextes qui nous entraînent dans des labyrinthes narratifs venant, par leur structure même, renouveler les bases de la textualité. (Gervais, consulté le 25 janvier 2006)
Sous ce rapport, les ressources proposées par le texte numérique dépassent les attentes du lecteur habitué aux fonctionnalités traditionnelles du texte. Désormais, il ne doit plus (nécessairement) faire une lecture « suivie et intensive » (Vandendorpe, 1999, p. 236). Il se crée une distinction entre l’ancien et le nouveau lecteur. Comme le souligne Vandendorpe, la lecture à l’écran devenant de plus en plus active, on parle plutôt d’usager que de lecteur. L’interaction se transforme, car « l’activité du lecteur peut être autrement sollicitée par l’ordinateur qu’elle ne saurait l’être par le papier » (Ibid., p. 149-150).
Le Web permet notamment de naviguer dans une séquence que le lecteur, ou l’internaute, choisira. La disposition traditionnelle « début-fin », thématique ou même alphabétique est révolue. Chaque terme est un lieu ayant le potentiel de transporter le cybernaute vers une autre fenêtre de texte. Rapidement, il passe d’une fenêtre à une autre « en obéissant à son désir et à ses propres associations mentales plutôt qu’à un découpage conceptuel imposé » (Ibid., p. 236).
En ce sens, le signe appelle directement un autre signe, on ne peut donc plus parler de projection d’axes et de conception mentaliste comme au temps de Saussure, car les lieux de l’imaginaire sont multiples et vastes. L’imaginaire s’impose d’emblée comme un ensemble d’images et de signes, puisqu’il y a interface entre le sujet donné, la culture et un élément culturel. Cela dit, si l’on se place dans une perspective peircienne, par exemple, l’image, pour devenir une proposition, requiert qu’il y ait des mots. L’image et le mot sont dans un rapport de complémentarité. Une image seule est toujours un signe incomplet. Notons que le trait particulier de la sémiotique de Peirce est de « concilier en un même modèle deux conceptions du signe longtemps opposées : la réflexion sur les mots et celle sur les signes en tant que tels, les uns étant l’objet d’une relation ou d’un rapport, et les autres d’une interférence » (Gervais, 1999, p. 207).
Voici pourquoi cette latitude ou liberté devant l’écran relié et les choix individuels qu’elle comporte nous montre combien l’hypertexte vient traduire et concrétiser le phénomène de la virtualité, car c’est bel et bien un réel avènement que cette manifestation virtuelle. Le nouveau procédé qu’est l’hypertexte est en train de soumettre de nouvelles formes d’écriture et de lecture.
Krüger Reinhard affirme que « la disposition graphique, la présence d’éléments visuels, ou bien le contexte visuel joue un rôle dominant et qui est par conséquent de toute première importance pour l’interprétation » (1988, p. 14). Comme mentionné précédemment, les images appellent les mots. La juxtaposition des textes et des images est systématiquement interprétée comme l’énonciation des relations contingentes entre les textes et les images. Il s’agit de la notion d’iconotexte. En effet, l’iconotexte est formé de « deux objets assemblés pour donner une nouvelle conception qui surgit de cette juxtaposition comme qualité nouvelle […] [et qui] peut éclairer la constitution insolite des rapports texte-image » (Ibid., p. 29). Le texte s’éloigne ainsi de sa façon première de signifier seulement par les mots. Il y a équilibre entre le sémantique et le visuel. On peut dire que, lorsqu’il y a images et mots juxtaposés, l’écriture devient plus explicite et, forcément, plus compréhensible. Les images en tant que signes sont complétées avec les mots; ainsi, la combinaison des deux forme un signe complet : « Les aspects visuels du texte obtiennent, au fur et à mesure que les textes seraient aussi conçus et appréciés par leurs auteurs comme objets visuels, le statut d’un deuxième dispositif de signes. » (Ibid., p. 15) L’écriture devient donc iconique puisqu’il y a combinaison du signe et de l’objet (d’où l’appellation iconique). En d’autres mots, le texte repose sur des images qui appellent des mots. De fait, la caractéristique principale de l’iconicité est la ressemblance du signe et de l’objet auquel il renvoie.
Actuellement, il y a un débat sur la confusion qu’amène le nouveau procédé qu’est l’hypertexte, à savoir « la fusion de l’écrit, de l’image, du son et de la vidéo » (Vandendorpe, 1999, p. 237). L’écrit a longtemps bénéficié du privilège de la communication. En ce sens, la crainte que le nouveau procédé ne vienne altérer la langue est prépondérante, de la même façon que l’émergence de la télévision a pu provoquer la peur de l’anéantissement de la radio. Pourtant, cela n’est pas arrivé. Un nouveau procédé ou média ne détruisent pas nécessairement l’ancien. On peut sans doute affirmer qu’il se produit un éclatement du livre traditionnel, qui devient polymorphe, et auquel s’ajoutent des dimensions importantes telles que : la couleur, l’animation et la structure qui se voient réinventées. On parle d’évolution plutôt que de disparition.
Si l’on se réfère à Saussure, par exemple, qui affirmait que les langues n’ont rien de matériel, qu’elles sont faites d’idées et de sons, de sens et d’images acoustiques, il est clair que les langues pourraient être dites virtuelles puisqu’elles sont « une manifestation linguistique de plusieurs sémiotiques » (Rastier, 2002, p. 82), de là leur hybridité. Le texte est un être de langage fixé sur un support qui, lui, est mis en situation. Il est un ensemble organisé d’éléments signifiants pour une communauté donnée. Vandendorpe affirme que « plus que par l’oralité, c’est par la séduction de l’image que le texte et la littérature sont aujourd’hui concurrencés » (1999, p. 237).
Néanmoins, le texte conserve sa fonction première, celle d’ancrer une pensée et de rendre possibles aisément une communication et son développement. En effet, la pensée mise par écrit est une configuration spatiale. Règle générale, l’écrit est donc propice à un travail analytique et, cela va de soi, à une lecture méditative.
Si l’imprimerie a transformé la culture orale en une culture plus individualisée, le Web, lui, va engendrer une manifestation encore plus singulière de l’écriture. On passe du papier à l’écran relié, soit au « support immatériel de l’électronique » (Ibid., p. 238) qui vient, par un simple geste tactile, rendre l’écriture plus visuelle, plus adaptée au mouvement fluctuant qu’est la pensée humaine. C’est cette fluctuation de la pensée qui s’écoule en chacun de nous comme démembrée, sans contrôle ni règle. C’est le flux de la conscience. Il en va de même avec l’écran relié et son utilisateur. Il s’agit de mettre l’accent sur la continuité, le discontinu et l’intermittent, sur les impressions visuelles et sensorielles, qui font écho aux intermittences de l’être humain, aux pensées en liberté.
Il ne fait aucun doute que cette nouvelle structure de l’écrit va métamorphoser les situations de lecture et d’écriture. Nous assistons à un renouvellement des bases de la textualité. En fait, cela donne lieu à une expansion du fragment, au collage et au « texte-image ». Comme le fait remarquer Bertrand Gervais, « l’apparition d’un nouveau support de textes […] change les bases mêmes de la textualité, en modifiant substantiellement les rapports à la linéarité du texte » (consulté le 25 janvier 2006). Par exemple, le texte de D. Kimm La Suite mongole devient entièrement numérisé; il est, entre autres, accompagné d’un cédérom, où l’on voit poindre une mise en spectacle multimédiatique du texte. Autre exemple, celui-ci livresque, La sensualiste (1999), de Barbara Hodgson, un roman où la typographie, la mise en page et l’insertion d’images viennent appuyer la pluralité des œuvres hybrides, où le rapport « texte-image » est mis de l’avant. La mise en page et l’insertion d’images illustrent à merveille la diversité toujours en crescendo de ce type d’œuvres, où le « texte n’existe plus seul; il côtoie des images et il est intégré à des dispositifs qui l’animent, l’effacent ou l’opacifient à souhait » (Gervais, consulté le 25 janvier 2006).
Le concept de livre comme totalité finie, du moins sur le Web, est révolu, ce qui ne signifie pas que le livre « traditionnel » soit laissé pour compte ou encore devenu désuet, bien au contraire. En fait, la navigation informatique vient ébranler la linéarité du récit puisque celui-ci peut être lu dans l’ordre que le lecteur désire suivre. Le texte est maintenant divisé en segments et devient ainsi fragmenté, ce qui apporte une nouvelle configuration des pratiques de lecture.
L’imprimé proposait déjà, depuis longtemps, des textes organisés dans le but d’une lecture non séquentielle. C’est le cas des Pensées de Pascal ou encore des Essais de Montaigne, qui ont été faits dans le but et le sens même d’une méditation. De plus, Vandendorpe démontre justement, à partir de l’œuvre de Roland Barthes, combien « chaque fragment devient une trace d’un parcours intellectuel, un épisode dans l’histoire d’une vie, une pièce dans une mosaïque très cohérente et qui dessine le portrait d’un esprit en action » (1999, p. 240-241). Malgré le fragment, il y a unité dans le support, dans le matériau qu’est le livre, le codex.
Peut-on en dire autant de la lecture hypertextuelle? Puisqu’il n’y a plus de maquette unifiée, et qu’à partir d’un simple geste du doigt, nous pouvons activer une série de liens qui nous entraînent dans divers univers, divers horizons, la lecture peut être faite plutôt en surface. De plus, étant donné le caractère hybride du texte, qui partage l’écran relié avec des fonctions informatiques diverses, l’attention du lecteur est aisément déviée, distraite. Cette lecture se situe à l’opposé de la linéarité de l’imprimé, comme le souligne Vandendorpe : « C’est la porte ouverte au coq-à-l’âne, à la dérive, à l’association sauvage. » (Ibid., p. 242)
En fait, le lecteur sur le Web peut facilement exercer une lecture superficielle de l’hypertexte. Nous passons de contenu à contenant en l’espace d’un éclair, ce qui favorise le heurt des idées, des parallèles et des recoupements. De là l’idée de la métaphore de la mer, « naviguer », et le lien avec la lecture de surface, comme l’exprime bien cet extrait de Bertrand Gervais : « On navigue sur une mer, c’est-à‑dire qu’on ne fait que rester en surface d’un lieu qui possède pourtant une densité et une profondeur, même si elles sont différentes de celles de la terre ferme. » (consulté le 25 janvier 2006) En d’autres termes, le lecteur cybernaute doit apprendre à manipuler ce nouveau texte. Lui-même doit trouver la façon de reconstruire le texte ou de créer celui-ci à l’aide des liens proposés. En effet, l’auteur d’hypertextes saura, au moyen de l’indexation et du classement sur l’ordinateur, faire une mise en ordre des liens possibles, ce qui, pour l’écriture traditionnelle, serait à peu près impossible à faire. L’hypertexte possède des « sous-couches », qu’on pourrait décrire comme des niveaux d’écriture invisibles, à distinguer de l’écriture traditionnelle. Pour l’hypertexte, toute la page contient des codes qui permettent la lisibilité du texte à l’écran, impliquant donc une écriture invisible pour le cybernaute :
À un point de vue « représentatif », qui voyait l’hypertexte comme une configuration ou une présentation du « texte », vient de plus en plus se substituer un point de vue autoréférentiel de l’hypertextualité, qui voit le réseau comme un monde sémiotique, une sémiosphère dotée de codes qui lui sont propres et où chaque nœud renvoie à des éléments strictement internes. (Pellizzi, consulté le 25 janvier 2006)
Le producteur de l’œuvre hypertextuelle devra fournir beaucoup d’efforts et de temps pour la mise en forme de la matière écrite, car il lui faudra segmenter le texte en fournissant les liens nécessaires pour créer un pont entre les différents liens. Ainsi, l’écriture hypertextuelle pose des contraintes importantes que l’imprimé ne soulève pas, ou alors différemment. En fait, « rédiger un hypertexte amène ainsi à s’interroger inlassablement sur la notion même de texte ou de fragment » (Vandendorpe, 1999, p. 244). De fait, il doit y avoir une certaine cohésion entre les liens et les titres donnés aux fragments afin de faciliter la tâche au lecteur et de susciter son intérêt. L’hyperfiction possède la caractéristique suivante : elle prend en charge le lecteur à l’aide de moyens sophistiqués tels que la clé de l’énigme, c’est-à‑dire que tant que le lecteur n’a pas trouvé le lien préalable au suivant, il stagnera au même endroit.
Notons que la lecture sur écran relié peut engendrer une certaine excitation intellectuelle, un aspect ludique pour le lecteur internaute (Ibid., p. 232). Ici, le jeu sollicité est évidemment au niveau de la canalisation. En effet, lorsqu’on lit un livre, tout se passe par l’imaginaire tandis que, sur l’écran relié, tout est visuel, plus près du spectacle, donc sollicité par la vue; là se trouve l’art du virtuel. À ce propos, Dominique Autié affirme que la « “virtualisation” n’est pas un langage, c’est une technique qui utilise les ressources exceptionnelles de la numérisation […] pour développer, optimiser des techniques antérieures. » (2000, p. 67)
Le lieu du virtuel ne fait que prolonger les lectures tabulaires déjà présentes, entre autres, dans la lecture des journaux lorsque, par exemple, on nous propose de poursuivre notre lecture de l’article en A-4 à une page ultérieure (La Presse ou Le Devoir), ce qui assure le lien ou, du moins, le suggère. Dans l’ensemble, l’hypertexte tabulaire est conçu, ou encore « envisagé[,] sous la métaphore du spatial plutôt que de la multiséquentialité temporelle » (Vandendorpe, 1999, p. 247). Il succède aux hypertextes déjà existants mentionnés ci-dessus. Assurément, il fait partie intégrante de l’évolution du texte.
L’hypertexte n’a pas de modèle préétabli, pas plus que le livre en tant que forme. Étant donné les contraintes que posent la lecture sur écran relié et sa création, on privilégiera, pour les créations littéraires hypertextuelles, le fragment et les phrases courtes, en d’autres mots « une textualité largement conjuguée avec l’iconique plutôt que simplement verbale » (Ibid., p. 247). En fait, ce type d’organisation du texte ne repose pas sur une compréhension du sens comme celle des textes linéaires, mais bien sur une liberté de choix donnée au lecteur, tout comme au temps de l’oralité. Autrement dit, plus le lecteur découvre des informations de façon rapide, plus il sera libre puisqu’il circulera avec aisance et intérêt dans ce média.
Ce nouvel outil qu’est le média informatique offre, par sa facilité d’accès, libre cours à quiconque : n’importe qui peut y accéder, non seulement pour « fouiller », mais aussi pour y écrire. Autrefois réservées à la bourgeoisie, les Belles-Lettres n’étaient pas accessibles à tout un chacun, mais bien destinées à l’élite, et protégées par des règles strictes et une codification (entre autres, au XVIIe siècle). De nos jours, ceux qui se voient refusés par le monde de l’édition ont espoir de pouvoir, à défaut de publier, écrire et créer un site afin d’être lus par le monde entier. Toujours selon Vandendorpe, l’hypertexte « permet de repenser à la fois l’unité textuelle minimale, la place de l’illustration, la notion de discours fini et, surtout, le rapport au lecteur » (Ibid., p. 248). En fait, on peut affirmer que cette réflexion est engendrée par une rupture culturelle importante, et l’informatique ne vient que rendre l’accès plus facile pour tous.
Les nouvelles expériences de la textualité sont fécondes puisque le rapport à l’institution littéraire est court-circuité, ce qui explique la prolifération de textes sur le Web. De plus, la manipulation est simple : appuyez sur le bouton et, systématiquement, vous arrivez à l’hyperlien. Aussi, le texte devient une imbrication, une hybridité : le texte partage son espace avec des images. De fait, si le texte est implicite, l’image, elle, est explicite. Néanmoins, l’hybridité dans laquelle nous plonge l’hypertexte vient assurément ébranler les supports de lecture et aussi les genres littéraires.
L’hypertexte possède des caractéristiques qui viennent rejoindre celles de la situation d’oralité, par exemple la subjectivité. En effet, Vandendorpe donne l’exemple des jeunes qui préfèrent de beaucoup interagir sur écran avec du texte qui s’affiche (par exemple, le clavardage), ce qui leur procure une certaine « sensation de contrôle et de sécurité cognitive que l’écoute ne saurait donner, à cause de la linéarité fondamentale de l’oral et de ses points d’attache avec la subjectivité que charrie la voix » (Ibid., p. 249-250).
La publication virtuelle vient rendre l’écriture beaucoup plus singulière, puisque celle-ci devient totalement subjective par le fait que l’auteur de l’hypertexte puisse « simplifier » la richesse de son œuvre, d’un point de vue analytique, depuis l’accumulation d’images, d’icônes qui viennent remplacer le développement d’analyses. Ainsi, cette publication ouvre la voie au « texte-image ». En ce sens, elle nous amène à repenser notre appropriation du monde : « Interroger nos rapports à l’écran et au papier, c’est s’exposer sur un tout autre registre, c’est explorer les relations que notre corps entretient avec ses outils, avec les objets qui l’entourent, sa façon de s’approprier le monde. » (Autié, 2000, p. 97)
Comme en témoignent Christian Vandendorpe, Bertrand Gervais et les autres auteurs cités précédemment, le monde du virtuel est un univers réinventé qui nous amène à revoir nos positions en tant que lecteur. L’hypertexte est une nouvelle forme d’écriture et, cela va de soi, de lecture où l’image revêt la même importance que le texte. Parce que l’image contient un sens, l’illustration non seulement dirige, mais aussi construit le texte, l’appelle. Il y a complémentarité nécessaire, car, si l’image détermine le texte, le mot, quant à lui, se veut toujours indéterminé à cause de l’imagination singulière du lecteur. L’image devient un pré-texte, selon la théorie de l’iconicité de Peirce. On assiste à l’interprétation du récit par l’image, donc lisible et visible à la fois. Voir pour croire prend ici toute sa signification, rendue possible par l’imbrication du texte et des images. Celle-ci relève de l’hybridité puisque l’on met des images sur les mots ou bien des mots sur les images, le texte partageant son espace avec plusieurs illustrations, ce qui consiste en un travail d’adaptation de la part de l’auteur tout autant que pour le lecteur.
L’auteur doit accorder son texte à l’image. Ses descriptions doivent être en osmose avec l’icone. Il se forge une hybridité à partir de matériaux multiples. L’expérimentation de la coexistence du texte et de l’image en concordance est, sans conteste, très enivrante, car il y a un défi à relever. En d’autres termes, l’auteur se dépasse dans sa création autant dans un sens cognitif que créatif.
Rappelons que les mots permettent de générer une image, étant donné que l’image seule est toujours un signe incomplet, et que le mot sans image mentale est également impossible selon Peirce. L’image et le mot sont dans un rapport de complémentarité. Toujours selon Peirce, l’image, pour devenir une proposition, appelle la présence de mots. Cela devient un cadre sémiotique du verbal et du visuel, une esthétique de la totalité rendue par le chevauchement du texte et de l’image.
Selon cette perspective, les structures traditionnelles du texte sont chambardées, particulièrement pour nous, littéraires, qui sommes habitués à la matérialité du livre, de la texture : « Le papier n’est plus le support, le texte ne peut plus être examiné dans sa totalité, du moins celle à laquelle le livre nous avait habitués, marquée par un volume, un poids, des textures. » (Gervais, 2001, p. 381) Cela dit, l’image concurrence avec le texte et nous amène à reconsidérer la lecture en soi, puisque nous n’en sommes plus à lire d’un point à l’autre, mais bien à lire au gré des liens depuis un simple geste du doigt. Le découpage conceptuel se voit ainsi déplacé, voire dépassé, par le virtuel, lequel est placé dans l’instantanéité. Notre lecture à l’écran se retrouve « marquée par une logique de la progression et, par conséquent, à une compréhension fonctionnelle » (Ibid., p. 382), ce qui éloigne la relation analytique et méditative habituelle de tout lecteur un tant soit peu intellectuel. On pourrait affirmer que la lecture virtuelle amène à la lecture superficielle, mais peut-on vraiment confronter le livre et l’ordinateur? Le virtuel saura-t-il faire muter le livre? Permettez-moi d’en douter… En fait, il ouvre le chemin à d’autres conceptions, à d’autres structures, à de nouveaux supports.
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