Étant rapidement devenue une réalité omniprésente, si ce n’est un lieu commun, l’« autoroute de l’information » promet d’apporter des changements majeurs à l’approche traditionnelle du texte littéraire. À la suite des nouvelles possibilités offertes par l’informatique (lecture en ligne, liens hypertextuels), la littérature s’adapte, comme elle l’a fait lors des précédentes métamorphoses du support écrit. Pour mieux cerner les effets du phénomène actuel, la présente réflexion propose d’examiner les rapports entre l’apparition du support informatique et une autre révolution incontournable de l’écrit : l’invention de l’imprimerie moderne1, au XVe siècle. Gutenberg, considéré comme le père de l’imprimerie, est le principal responsable de l’avènement de la typographie à caractères mobiles, procédé qui mécanise l’impression sur une presse à imprimer, et qui a pour particularité l’utilisation de caractères mobiles réutilisables. Depuis Gutenberg, la production écrite, la lecture, la figure de l’auteur, et jusqu’à la société ont été grandement modifiées. De même, avec l’arrivée de l’informatique, une nouvelle conception du livre voit le jour, entraînant avec elle des possibilités précédemment insoupçonnées. De l’imprimé au virtuel, l’écrit se transforme, mais cette mutation ne s’effectue pas à l’encontre des forces mises en branle à l’ère gutenbergienne. Elle se situe en fait dans la suite logique d’impulsions datant de l’ère de l’imprimerie, sans pour autant se réduire à l’état de pâle copie de la révolution de l’imprimé.
L’émergence de l’imprimerie2 et les conséquences de cette révolution ont eu une influence durable sur le domaine du livre. L’arrivée, au milieu du XVe siècle, de la typographie à caractères mobiles (procédé dont l’invention est attribuée à Johannes Gensfleisch, mieux connu sous le nom de Gutenberg) mène à terme à une véritable révolution de l’écrit. Malgré les répercussions considérables de cette invention, il ne s’agit pourtant au départ que d’une innovation technique. Christian Robin, dans Le livre et l’édition, explique que, par rapport au manuscrit ancien, les textes imprimés ont l’avantage d’être reproduits beaucoup plus aisément : « La principale nouveauté [du procédé d’impression de Gutenberg] concerne les caractères mobiles réutilisables, et la presse à imprimer permet une reproduction mécanique rapide. » (Robin, 2004, p. 10) Cette accélération, qui n’est au départ que prouesse technique, entraîne cependant des conséquences majeures, puisque l’invention de Gutenberg permet de diminuer les coûts de production tout en augmentant la vitesse de circulation des écrits (Gilmont, 1998, p. 81). Pour cette raison, le nouveau procédé prédomine, et, dès la fin du XVe siècle, les manuscrits sont confinés dans les bibliothèques (Robin, 2004, p. 12).
La production écrite est au départ relativement peu influencée par le nouveau procédé d’impression de Gutenberg. Les premiers livres imprimés reprennent le plus fidèlement possible le modèle des manuscrits de l’époque. Par sa forme, l’incunable se veut une réplique du manuscrit, et son contenu se limite souvent à une reproduction de textes déjà existants — des livres religieux et quelques classiques (Ibid., p. 12). L’augmentation des capacités de production a toutefois une importance significative sur l’accessibilité aux écrits : « La duplication d’un texte unique, la simple augmentation dans la production des ouvrages existants transmu[e] les modes de lecture et d’écriture » en offrant « à des lecteurs individuels » la possibilité « d’accéder à davantage de livres » (Boyer, 1980, p. 50). Cette amélioration d’ordre purement quantitatif de la production écrite sera bientôt suivie par une diversification des ouvrages imprimés. Au début du XVIe siècle, de plus en plus d’auteurs contemporains sont publiés, ce qui permet de varier les parutions : les « ouvrages scientifiques, de droit et romanesques fleurissent » (Robin, 2004, p. 12) alors. L’augmentation et la diversification de la production entraînent à leur tour une multiplication des ressources bibliographiques (Gilmont, 1998, p. 80), nécessaires pour que le lecteur puisse faire face à cet essor phénoménal; une telle prolifération de l’écrit influera considérablement sur l’activité du lecteur.
La meilleure diffusion des documents modifie peu à peu la façon de lire. Les lecteurs cherchent un accès plus aisé aux textes (qui doivent être facilement disponibles et de format pratique3), et l’uniformité des caractères typographiques entraîne une augmentation de la vitesse de lecture, en raison de l’efficacité accrue du décodage :
Ce désir tout à fait naturel d’avoir facilement des livres à sa disposition, et des livres de format commode, allait de pair avec l’accélération marquée de la vitesse de lecture que, contrairement aux manuscrits, les textes imprimés avec des caractères mobiles identiques rendaient possible. (McLuhan, 1968, p. 301)
À mesure que la disponibilité des écrits s’améliore, la lecture solitaire — habituellement silencieuse en Occident depuis le Xe siècle (Manguel, 1998, p. 61) — s’étend. D’une lecture publique due, entre autres4, au manque de documents disponibles, les gens alphabétisés passent graduellement à de nouvelles habitudes dans le processus même de compréhension du texte, marquant ainsi le passage de l’oralité à une véritable civilisation de l’écrit. Dans l’oralité, la parole n’est pas fixée, elle est évanescente; le sens se construit à l’ajout de chaque terme, il se « déroule » en suivant le flot temporel et la pensée du locuteur. Au sein d’un monde scolastique oral, il s’agit « d’appréhender les sinuosités mêmes des mouvements dialectiques de l’esprit dans sa recherche » (McLuhan, 1968, p. 230). Dans le monde de l’écrit, la page imprimée fournit une image fixe qui peut être conçue comme un tout à saisir dans son entièreté, bien que le texte demeure une suite de lettres et de mots. Le livre, étant rarement écrit tout d’un trait, donne à voir une superposition de moments : « L’imprimé présente des instantanés de moments successifs d’une attitude mentale. » (Ibid., p. 232) En conséquence, l’attention auparavant apportée au sens particulier de chaque terme se déplace vers une compréhension plus générale d’instantanés successifs, tandis que l’accessibilité au sens est facilitée par l’uniformisation de la langue :
Par ces conseils à ses lecteurs, Descartes reconnaît de la façon la plus explicite qui soit l’existence du changement opéré par l’imprimé dans la langue et dans la pensée, c’est-à-dire qu’il n’est plus nécessaire, comme c’était le cas en philosophie orale, de scruter et de vérifier chaque terme. Désormais, le contexte suffit. […] Mais s’il empêche la subtilité verbale, l’imprimé favorise fortement par contre l’uniformisation de l’orthographe et des significations, qui présentent un intérêt pratique direct pour l’imprimeur et pour son public. (Ibid., p. 228-229)
En accélérant le décodage et en encourageant la lecture solitaire, ce qui favorise l’écrit aux dépens de l’oralité, l’imprimé modifie donc la façon de lire, de réfléchir; par l’uniformisation orthographique et linguistique qui s’ensuit, il redéfinit le rapport même à la langue.
Au Moyen Âge, la figure de l’auteur n’occupe pas une place centrale, mais elle acquiert de l’influence durant la Renaissance, alors qu’avec l’imprimerie, les conditions de production des livres se modifient radicalement. À l’époque médiévale, au fil des reproductions successives d’un ouvrage, de nombreux copistes ajoutent gloses, explications et commentaires, multipliant ainsi les instances énonciatives. Cette relative appropriation de l’écrit par des copistes a pour conséquence de diminuer l’importance de l’auteur et de réduire la complétude de l’œuvre, puisque d’autres instances s’investissent dans le texte, allant même jusqu’à le modifier :
Les différences entre les versions d’un même texte, résultat d’une interprétation, d’une lecture personnelle par le copiste d’un texte au déchiffrement et au sens parfois incertain, sont multiples : aussi la notion d’œuvre, conçue comme un tout achevé et fermé, propriété intellectuelle d’un auteur, est-elle peu apparente. (Quéniart, 1998, p. 13)
La situation change lorsque la reproduction mécanique des livres fait son apparition, et la figure de l’auteur prend progressivement plus de poids :
The medieval listener was not highly interested in the personality of an author, and he had greater respect for form than for authorship. But in the Renaissance more modern ideas concerning the personality of the author were contrasted with those of the Middle Ages. The name of an author became more important to the reading public, and the man of literature was aware of his reputation. (Kline, 1963, p. 54)
À mesure que sa personne et sa réputation comptent davantage, l’auteur obtient de plus grands droits sur sa création. Auparavant, la récitation publique de la littérature en faisait une propriété commune; dans ce contexte, la notion de plagiat n’avait aucun sens. Or, à partir du moment où la copie manuscrite n’est plus le moyen privilégié de diffusion de l’écrit, et où les livres circulent abondamment, il devient répréhensible de reproduire sans autorisation un texte dont la paternité doit être reconnue :
In the era of the written manuscript to copy and circulate another author’s work might be a praiseworthy action, but in the age of printing serious consequences could result. […] But the public recitation of literature made it common property, and the terms plagiarism and copyright did not exist for the minstrel. It was only after the invention of printing, when methods of publication were revolutionized, that these terms began to hold significance for the author. (Ibid., p. 54-55)
À l’ère du manuscrit, pour reproduire un texte, il n’était pas question de permission ou de dédommagement : en améliorant la circulation de l’écrit, le copiste posait une action louable. En revanche, une fois que le recours au copiste s’avère superflu, l’auteur a des droits sur son texte, qui ne peut plus être reproduit sans son autorisation. En raison de son rôle dans l’émergence de la figure de l’auteur, l’imprimerie modifie le rapport même à l’objet-livre, entraînant ainsi l’introduction de notions aussi capitales que le droit d’auteur et le plagiat.
Par ces changements structurels dans la production écrite, la lecture et la figure de l’auteur, la révolution de l’imprimé entraîne des transformations qui se propagent d’abord au cœur de la société européenne renaissante. La hausse fulgurante du nombre de textes disponibles donne lieu à une véritable effervescence intellectuelle. Étant donné cette vivacité, caractéristique majeure de la Renaissance, Jean-François Gilmont considère l’imprimerie comme historiquement capitale d’un point de vue social :
La multiplication quantitative des textes aboutit à des changements qualitatifs. L’imprimé ne multiplie pas seulement les lecteurs d’un texte donné; il permet aussi à chaque lecteur — et à chaque auteur — d’accéder à un plus grand nombre de textes. Toute une accélération des échanges intellectuels s’ensuit. L’événement est donc d’importance primordiale pour l’histoire de la société, même si ses effets ne se sont pas fait sentir avant plusieurs siècles. (Gilmont, 1998, p. 11)
À mesure que les discussions et les débats autour de ces savoirs nouvellement accessibles s’étendent, et que, par conséquent, les lieux d’échange s’accroissent, le monde intellectuel se libère peu à peu des milieux de pouvoir que sont la cour et les académies officielles, telles que l’Académie française et l’Académie des sciences. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, les idées nouvelles sont en effet discutées dans l’entourage du pouvoir royal et institutionnel, ce qui assure à celui-ci un certain contrôle par la censure idéologique. À l’époque des Lumières se développent des lieux de discussion intellectuelle hors du réseau officiel, tels que des salons, des cafés et des sociétés littéraires. Cette possibilité d’avoir accès à un texte échappant à l’emprise du pouvoir, à un texte lu en commun, discuté, puis relu en privé pour susciter de nouvelles réflexions, serait un élément majeur dans le développement du concept d’opinion publique :
Les recherches de R. Chartier sur Les origines culturelles de la Révolution française (Paris, 1990) ont mis en évidence le lien qui, au temps des Lumières, unit le développement d’une opinion publique et l’action du livre sur la société. […] Le livre imprimé y agit [dans les salons, cafés, sociétés littéraires] en combinant lectures publiques et lectures privées. Les lectures faites en commun et suivies de discussions suscitent un retour au texte dans la lecture solitaire. Et celle-ci à son tour ramène de nouveaux textes à soumettre à un examen collectif. (Ibid., p. 87)
Curieusement, alors même que l’on assiste à la formation parmi les intellectuels d’un ensemble collectif qui prendra le nom d’opinion publique, un mouvement apparemment opposé progresse, puisque la lecture en solitaire gagne en importance. En d’autres termes, 1a société se pense, tandis que l’individu pense la société. Étant donné le paradoxe qu’elle met en évidence, cette montée de l’individu, parallèle à l’évolution d’une nouvelle forme de collectivité, peut s’expliquer à la lumière du développement de la modernité. Celle-ci se caractérise par une tension entre un phénomène global de société, lié à « la transcendance abstraite de l’État » (Baudrillard, 2002, p. 318), et la croissance d’une subjectivité mouvante : il s’agit, selon Jean Baudrillard, de « l’exaltation réactionnelle d’une subjectivité menacée de partout par l’homogénéisation de la vie sociale » (Ibid., p. 319). En favorisant l’épanouissement de la subjectivité par un accès individuel au texte, la mutation de l’écrit joue un rôle non négligeable sur le développement de l’individualisme en Occident, voire sur l’entrée de celui-ci dans la modernité :
L’importance des échanges publics autour du livre ne doit pas cacher son influence fondamentale dans l’évolution de la société occidentale vers plus d’individualisme. La lecture privée, purement visuelle et silencieuse, permet de prendre contact avec un texte sans aucun contrôle social. Elle pousse donc à la réflexion solitaire. Il faut voir dans la progression de la maîtrise de la lecture silencieuse un des facteurs du passage à la modernité. (Gilmont, 1998, p. 87)
Attendu leur rôle dans l’avènement de l’opinion publique et de l’individualisme — qui transforment le fonctionnement même de la société —, les changements apportés par Gutenberg au livre font assurément sentir leurs conséquences aujourd’hui.
L’imprimerie conserve certes une influence considérable sur la société, mais, en ce début de XXIe siècle, de nombreux développements techniques ont permis l’émergence d’un nouveau support, l’ordinateur (plus justement appelé l’écran relié). Ces développements remettent en question notre rapport au livre. Devant les récentes avancées de la communication et de l’informatique, l’empreinte laissée par Gutenberg est-elle toujours aussi perceptible? Devrions-nous considérer les possibilités du nouveau support informatique comme une transition ou comme une rupture avec la révolution gutenbergienne? Pour répondre à ces questions, comparons le rapport au savoir entre l’imprimé et le virtuel. L’une des retombées majeures de l’invention de l’imprimerie est sans contredit la possibilité qu’elle donne aux lecteurs et aux auteurs d’avoir accès à une quantité toujours plus élevée de textes, ce qui permet à la fois de développer une réflexion individuelle sur ceux-ci et d’établir un dialogue intertextuel. Alors que le volume manuscrit représentait une source de savoir lointain, presque inaccessible pour le commun des mortels — un article de luxe —, l’imprimé, grâce à sa reproduction accélérée, devient un objet que tout un chacun peut posséder : la connaissance demeure publique, mais le livre est maintenant propriété privée. Sur un plan strictement matériel, l’accessibilité accrue des ouvrages facilite leur acquisition et leur rassemblement dans ce qui constituera la bibliothèque d’un lecteur. À un niveau plus abstrait, cette démocratisation permet de plus en plus la création de ce que nous appellerons des bibliothèques personnelles, qui sont formées par le rassemblement des discours qu’intègre un même lecteur. L’augmentation de la quantité de textes aisément consultables multiplie les possibilités de lecture et la masse de lecteurs, accroissant de ce fait la taille et le nombre des bibliothèques personnelles. Plus qu’un rapport entre livres matériels, c’est ainsi un véritable discours des idées qui voit le jour, par le biais de dialogues intertextuels au cœur même du système de références de chaque lecteur. Comme il s’avère clairement impossible pour un être humain, aussi zélé soit-il, d’avoir accès à l’entièreté du contenu écrit existant, cette constitution d’une bibliothèque personnelle devient rapidement inévitable, puisqu’elle permet une appropriation possible d’un ensemble tellement vaste qu’il s’en retrouverait insaisissable. L’illusion de la possibilité d’un accès individuel à la connaissance globale s’étant évaporée avec la multiplication exponentielle des ouvrages publiés, l’érudition ne se fait plus sentir autant par la quantité des connaissances d’une personne que par la qualité des liens que celle-ci établit entre les différentes informations accessibles : chacun doit apprendre à constituer sa propre bibliographie des savoirs. Ce déplacement s’observe aussi dans le sillage de la révolution informatique. Grâce au réseau Internet, le nouveau support permet la multiplication des écrits disponibles. L’accès au texte s’en trouve facilité : grâce au réseau mondial, il devient possible d’accéder presque instantanément au contenu de certains ouvrages (ceux qui ont été numérisés), sans devoir se déplacer pour s’en procurer un exemplaire. Les liens hypertextuels qui peuvent être établis à même l’écran relié accroissent considérablement le dialogue entre les différentes parties d’un même texte, voire avec d’autres œuvres, puisqu’une participation directe du support s’ajoute aux liens de signification habituellement créés par le lecteur d’un écrit fixe. De cette comparaison entre l’imprimé et le virtuel, il ressort que l’augmentation des textes disponibles, l’accessibilité de la connaissance, et l’importance du dialogue intertextuel sont toutes des caractéristiques essentielles que partagent les révolutions gutenbergienne et informatique. Dans le rapport au savoir, la révolution du virtuel se situerait donc dans le prolongement plutôt que dans la rupture de celle de l’imprimé.
Le nouveau support que rend possible l’informatique depuis les années soixante5 partage plusieurs éléments avec le livre imprimé traditionnel. Puisque leur apparition entraîne une prolifération des textes, ces deux supports ont pour conséquence de stimuler la production d’outils bibliographiques (bibliographies imprimées pour l’un, bibliographies en ligne et moteurs de recherche pour l’autre) et de liens intertextuels. Comme nous l’avons vu, c’est du nombre effarant de publications ayant suivi l’arrivée de l’imprimerie que provient la nécessité de savoir construire un « réseau » de références personnelles, par le biais d’une réflexion individuelle. Avec le réseau Internet, la somme des documents accessibles à un individu augmente de façon exponentielle; en conséquence, l’importance accordée aux bibliographies et aux liens intertextuels devient plus que jamais manifeste. La bibliographie, ce « répertoire des écrits relatifs à un sujet donné » (Robert, 1996, p. 217), a pour fonction de faciliter la recherche d’informations utiles, en raison de la surcharge de données manquant souvent de pertinence. Lorsque les sources se multiplient, que ce soit à la suite de l’émergence de l’imprimerie ou de l’informatique, les bibliographies deviennent essentielles. Dans ce contexte de foisonnement des écrits, les liens intertextuels prolifèrent également, ce qui contribue non seulement à l’intégration d’un savoir, mais aussi à la production de sens que permet le caractère interactif de l’intertextualité.
Outre la profusion des bibliographies, les révolutions gutenbergienne et informatique ont en commun une relation paradoxale entre la montée de l’individualisme et la formation d’une nouvelle communauté de lecteurs. Dans notre analyse de l’imprimerie, nous avons mis en relief le paradoxe qui allie le développement de l’individualisme et la création d’une collectivité, celle de l’opinion publique. Pour sa part, la révolution informatique est à l’origine d’une forme de communauté liant les utilisateurs du nouveau support. Historiquement, le rapport interactif entre ceux-ci provient de la nécessité de partager le matériel durant les débuts de l’ère informatique : « L’interactivité naît du besoin de partager les ressources d’un ordinateur entre plusieurs personnes. En effet, le coût d’une machine nécessitait de l’occuper en continu, ce qui n’était possible que si plusieurs utilisateurs se le partageaient. » (Robin, 2004, p. 135) Cet usage collectif des ressources entraîne le développement, vers la fin des années soixante, de structures facilitant les liens entre les utilisateurs, par exemple des techniques pour exécuter plusieurs programmes simultanément sur un même ordinateur (éventuellement par différents utilisateurs), et des méthodes d’accès à distance à l’aide de terminaux éloignés de la machine principale. À la même époque, l’armée finance le projet Arpanet, dont les technologies seront plus tard utilisées pour mettre en place le réseau Internet (Ibid., p. 135). Dans les années quatre-vingt-dix, l’émergence d’Internet parmi le grand public permet la constitution de petites communautés s’articulant autour d’intérêts communs de plusieurs internautes, dont l’intérêt pour la littérature. Ces groupes virtuels peuvent se rassembler pour échanger sur un genre littéraire, un auteur, une œuvre, créant ainsi un nouveau rapport, interactif, entre les lecteurs. La communication ne s’établit plus seulement entre amis, connaissances ou collègues de travail : elle s’effectue à l’intérieur d’une communauté potentiellement mondiale qu’une même passion unit. Parallèlement à ce mouvement collectif, l’essor de l’ordinateur personnel donne lieu à une évolution en apparence inverse. À mesure que les composantes informatiques se miniaturisent, qu’elles gagnent en efficacité, et que le coût des micro-ordinateurs diminue, le partage des ressources n’est plus autant requis. De plus en plus, l’utilisateur possède sa propre machine, qu’il configure et personnalise comme il l’entend, et dont il se sert souvent seul. Cette appropriation et cette utilisation solitaire de la technologie informatique favorisent l’individualisme, comme l’ont fait auparavant la facilité d’acquisition du livre imprimé et la généralisation de la lecture en solitaire. Par la multiplication des bibliographies qu’elle permet, ainsi que par son mélange d’individualisme et de communautarisme, la révolution informatique se situe donc dans le prolongement de la révolution gutenbergienne.
Malgré ces nombreux rapprochements, l’écran relié offre des possibilités que ne permet pas le support traditionnel. L’une des avancées majeures amenées par l’ordinateur sur le plan littéraire est l’élargissement des modalités de lecture, car l’informatique autorise chacun à créer — à actualiser — des liens en intégrant ceux-ci à même le support textuel. Bien sûr, avec le codex traditionnel, le lecteur possède un certain contrôle sur sa lecture et son utilisation du support : il peut choisir de ne lire qu’une phrase sur deux, de commencer le livre par la fin, de n’en lire qu’un chapitre. Le lecteur conserve aussi une liberté interprétative : il rajoute des connotations au texte, doute de la véracité des faits cités, ou encore ne saisit que le tiers de ce qu’il lit. Cependant, les liens hypertextuels que permet l’informatique vont au-delà des possibilités que nous venons d’évoquer avec le codex. Grâce à l’hypertextualité, l’ordinateur offre le moyen de dépasser la linéarité du récit à même le support, ce que l’imprimé n’admet qu’au sein de la narration puisque, intrinsèquement, la forme de l’objet-livre propose un début, une fin, et un ordre de lecture. En autorisant le lecteur à transformer ce qu’il lit en fonction des liens qu’il choisit d’établir, le support informatique permet une lecture qui s’apparente au processus instinctif de la pensée :
Il s’agit aussi, pour d’autres, de profiter d’Internet pour rendre effective la fin du récit linéaire qu’ont essayé de dynamiter de nombreux auteurs avant eux. L’hypertextualité permettrait de se rapprocher du mode de pensée humain, par exemple du processus d’association d’idées. (Ibid., p. 139)
Avec l’hypertextualité, les voies ouvertes par l’informatique convient le lecteur à construire le texte, autant au niveau formel qu’à celui du contenu, pratique inconnue à la lecture conventionnelle. Celle-ci implique certes une participation active du lecteur pour produire du sens, mais la base à partir de laquelle l’opération est effectuée reste le texte : la signification mouvante est construite à partir d’un modèle initial statique. L’écran relié, en rendant possible la contribution du lecteur à cette structure habituellement fixe, augmente les possibilités de collaboration créatrice. Il autorise également à contourner certaines contraintes éditoriales. Puisque l’informatique permet de se soustraire, par l’autopublication en ligne, à la nécessité d’être édité afin d’être lu, le nouveau support offre un espace de liberté pour l’auteur qui hésite à se soumettre à la vision d’un éditeur. Il permet une alternative au caractère inaltérable du texte imprimé, laissant ainsi la porte ouverte aux réécritures. Selon Christian Robin, l’inclusion du lecteur dans l’activité créatrice converge avec ce désir de liberté accrue : « d’autres encore ajoutent le souhait d’intégrer le lecteur dans la création, moyen complémentaire de se libérer des contraintes que pose le mode de production éditorial » (Ibid., p. 139). À la lumière de ces éléments, la révolution informatique et les transformations du livre qui en résultent — en particulier grâce à l’essor d’Internet — offrent des possibilités et soulèvent des questionnements qui excèdent ceux entourant le codex, notamment en ce qui a trait au dépassement de la linéarité narrative, à l’intégration directe du lecteur à la création, et à l’affranchissement des contraintes éditoriales auxquelles est traditionnellement soumis l’auteur.
Avec le recul, il ne fait aucun doute que la généralisation de l’imprimé a bouleversé le monde du livre, que ce soit sur le plan de la lecture, de la production écrite ou de la figure de l’auteur. Elle a engendré des répercussions sociales ayant participé, entre autres, à l’essor d’une opinion publique, au développement de l’individualisme, et à la transformation du rapport au savoir. Même près de six siècles après l’invention de Gutenberg, le support informatique reste tributaire du rayonnement de l’imprimerie. Plutôt que de concrétiser l’envers de l’imprimé traditionnel, le livre virtuel peut en fait être compris comme un prolongement du mouvement mis en branle à partir de la révolution gutenbergienne. Dans la relation au savoir, ces deux supports du livre partagent des éléments essentiels : leur mise en œuvre entraîne la multiplication des écrits, facilite l’accès à la connaissance, et stimule le dialogue intertextuel. Ils encouragent tous deux la production d’outils bibliographiques, et sont au cœur d’un rapport paradoxal entre le développement de l’individualisme et la constitution d’une nouvelle communauté de lecteurs. L’écran relié ne se limite cependant pas à une simple continuation de possibilités déjà incluses dans le livre traditionnel. Le changement de support permet, outre une intertextualité, une hypertextualité étendant les modalités de lecture. En plus d’autoriser le dépassement de la linéarité narrative à même le support, il accentue la participation directe du lecteur à la création et fournit une alternative aux contraintes éditoriales de l’imprimé. Maintenant, le livre, qui malgré toutes ses transformations depuis Gutenberg avait conservé à peu de choses près la forme de l’ancien manuscrit, expérimente avec un support distinct. Il ne s’agit pour l’instant que d’une infime partie des textes publiés, et une certaine réticence persiste : l’écran relié ne répond toujours pas adéquatement à certains impératifs de confort visuel et de facilité de transport, et il diminue l’impression de contact direct, concret, avec les mots. Pour la plupart des gens, lire sur l’écran se compare difficilement au plaisir de l’expérience offerte par l’objet-livre. Cette constatation ne suffit aucunement à disqualifier le nouveau support, puisqu’il n’est encore, somme toute, qu’à ses balbutiements. Le codex, que les lecteurs préfèrent souvent à l’écran relié, s’est modifié considérablement depuis sa première apparition en l’an 85, et il a mis plusieurs siècles à se généraliser (Barbier, 2000, p. 26); le livre virtuel n’a pas cinquante ans.
BARBIER, Frédéric. 2000. Histoire du livre. Coll. « U. Histoire », Paris : Armand Colin, 304 p.
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