Plus le médium est sophistiqué,
plus le degré de médiation est élevé.
Richard Powers.
Imaginons un texte que plus personne ne peut lire. Un texte devenu illisible. Un texte où l’accès aux signes et à leur sens a été entravé. Ce texte peut avoir été simplement effacé, comme il peut avoir été altéré par une accumulation de notes et de signes ou rendu opaque par une mise en page complexe et divergente.
Ce texte peut être Les Pages-Miroirs, de Robert Racine, où les feuilles du Petit Robert ont été déblanchies une à une, puis enluminées, annotées, mises en musique et en images avant d’être déposées sur un miroir, qui nous renvoie notre figure comme nous contemplons l’œuvre d’art qu’est devenu le lexique. Et ce peut être aussi un « livre traité », comme A Humument, de Tom Phillips1, ou encore les « livres-livres » de Louise Paillé. Cette dernière crée, en effet, des doubles étonnants où se rejoignent ce qu’elle nomme des livres-porteurs et des livres-déportés. « Dans un livre, » écrit-elle pour expliquer son projet, « je transcrirai à la main, mot à mot, le texte intégral d’un autre livre. Je le transcrirai en entier, entre les lignes, sur les lignes, dans les marges et le blanc des pages, à l’horizontale, à la verticale, en oblique, à l’endroit et à l’envers2. » Le résultat est évidemment à la limite du lisible. On ne parcourt pas un livre-livre, on le contemple de loin, étonné par l’exhaustivité de ce travail de copiste.
Ce texte peut être certaines pages de The House of Leaves, de Mark Z. Danielewski3. Le chapitre IX, entre autres, procède d’une mise en page d’une grande singularité. Le texte est d’abord en grande partie rayé, puis la page se segmente, à la manière des pages-écrans des sites Internet. Des colonnes et des encadrés apparaissent, et le texte y est tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers ou sur le côté, la page se lisant sens dessus dessous, comme les célèbres Upside-Downs de Gustav Verbeek, du début du XXe siècle4. On ne sait pas si on doit lire ce texte, car il faut approcher les pages d’un miroir qui nous livrera le contenu de l’écrit et, par conséquent, se regarder lire les pages enfin ramenées à l’endroit.
Ce peut être enfin un article pseudo-scientifique produit à l’aide du « Postmodernism Generator ». Ce générateur de texte automatique, développé par Andrew C. Bulhak, à partir du « Dada Engine », et transformé par Josh Larios, produit des textes syntaxiquement corrects et, de prime abord, vraisemblables, mais insignifiants ou, si l’on veut, sémantiquement vides. Le jargon théorique de la postmodernité critique y est reproduit de façon mécanique dans des ersatz tout aussi crédibles qu’inquiétants5. Ils ne donnent rien à comprendre, ils s’offrent comme simulacres d’une pensée dont les codes sont reproductibles à l’infini.
Dans tous ces cas, il en résulte un « texte » qui est une pure figure du texte. Il ne se lit plus, il se donne en spectacle. Nous sommes déportés aux limites de la textualité, là où nos habitudes de lecture perdent pied. Le texte est intégré à un signe plus complexe, qui ne se donne plus à lire, mais à regarder, à contempler comme une figure. Les mots n’y ont plus valeur de signes linguistiques, mais d’images ou d’icônes. Ce sont leurs aspects formels, leur disposition sur la page, leur accumulation ou le traitement qui leur a été accordé qui deviennent signifiants. C’est la figure qu’ils constituent dans leur totalité qui est au centre de notre attention.
Ces livres traités et textes-figures ne racontent rien — leur contenu a été neutralisé par les détournements dont ils sont victimes —, ils nous parlent cependant des textes et de leur statut, ils nous disent quelque chose de la culture du livre. Ils semblent être, en effet, l’écho d’une certaine inquiétude liée à la pérennité de cette culture.
Toute figure se déploie sur une absence, sur un vide qu’elle vient combler. Elle permet de rendre présent, sous forme de signe, ce qui est absent. Les textes-figures viennent signaler la perte appréhendée du livre. Nous ne sommes plus en situation de dénotation, mais de connotation. Le texte s’y absente. Le texte y est déjà absent. Il est présent, en tant que signe complexe qui se donne à contempler, mais absent en tant que texte à lire. Le texte-porteur, pour reprendre l’expression de Louise Paillé, a été destitué de son statut même de texte, transformé pour l’occasion en support d’un signe iconique qui le phagocyte. Le texte désémiotisé est fragilisé. Son opacité est devenue prépondérante. Elle dissimule le texte derrière un écran, composé pour une grande part du texte lui-même, qui agit comme son propre voile.
Comme pour la mort du roman, trop souvent annoncée au XXe siècle et continuellement reportée (du fait de la vitalité du patient!), le texte-figure ne signale pas, cependant, la fin du texte. Il révèle plutôt notre inquiétude face à la situation actuelle, marquée par une double transition : à la fois culturelle, par l’ouverture des frontières et la mondialisation des échanges, et technologique, par l’ouverture du réseau Internet et le développement de l’écran relié. L’ordinateur n’est plus simplement un outil, mais un dispositif : il s’impose comme un nouveau média. Étonnamment, le texte ne s’y efface pas. Il continue à être présent, mais il apparaît dans un environnement riche en signes de toutes sortes, où il côtoie des images, des sons et des séquences animées. Il est intégré à des mises en page virtuelles de plus en plus complexes. Or, cet environnement surdétermine la relation iconique (ou de ressemblance), au détriment de la relation symbolique du signe à son objet. La mise à l’écran du texte en complexifie la saisie, puisqu’elle en modifie le contexte global de perception. Elle déplace le regard de la recherche des codes utilisés à celle de ressemblances dégagées, elle subordonne la perception des mots et de leurs significations, nécessairement codifiées, à la perception intuitive des images. Notre incapacité relative à lire et les difficultés rencontrées à nous approprier les nouvelles formes de textes dépendent peut-être bien des contraintes que le contexte globalement iconique de leur apparition impose au lecteur. L’appréhension d’une mort de la culture lettrée régulièrement évoquée ces derniers temps, à la suite de l’apparition de l’informatique6, est peut-être un effet non pas tant de la disparition du texte lui-même que de la présence accrue, dans son environnement immédiat, de l’image et de son régime sémiotique singulier.
Ce qui nous fascine nous trouble. Le spectacle des livres traités et des textes-figures est le signe d’une défaillance appréhendée, d’un manque littéralement signifié. Si nous sommes éblouis par le spectacle d’un texte qui ne se donne plus à lire mais à regarder, en même temps nous sommes préoccupés par cette inaptitude à le lire. Le texte-figure nous déterritorialise à même notre acte de lecture. Car un texte qu’on ne peut pas lire n’est plus un texte. C’est une masse inerte ou alors un écran où s’animent des formes tout aussi complexes qu’éphémères.
Comment franchir le seuil d’un texte ramené à une matérialité que nous parvenons difficilement à dépasser? Par quel moyen rejoindre le sémiotique? Que mettre en œuvre pour retrouver un équilibre, une forme de lisibilité?
La réponse est simple : en traversant la figure pour rejoindre le texte. Il faut lire et dépasser ce moment initial où nous sommes médusés par le spectacle d’une surface, toujours plus belle ou complexe. Il faut lire et forcer notre regard à se porter au delà des images et des pages animées, afin de rejoindre ce que le texte dit. Car il est là malgré tout à attendre que nous nous emparions de lui. Le texte mis en spectacle n’a pas disparu, il a été momentanément mis en suspens. Il faut simplement un coup de force pour le remettre en jeu. Un coup qui n’est autre que la lecture elle-même.
Nous devons souvent improviser lorsque nous lisons, ne serait-ce que parce que nous ne connaissons pas le texte que nous parcourons pour la première fois. L’assertion est somme toute banale : la lecture est un processus de découverte. Or, si elle s’inscrit comme modalité fondamentale de toute lecture, l’improvisation apparaît, dans le contexte actuel, surdéterminée. Nous devons non seulement improviser nos lectures, mais encore défricher le chemin que nous devrons emprunter pour le faire. Tout est à faire.
Ce dossier de Postures sur les nouveaux avatars du texte et du livre, sur ces espaces inédits où le texte et la technique viennent buter l’un contre l’autre, indique bien la direction qu’il faut prendre. Il importe de donner à lire de tels textes-figures. Il faut trouver des stratégies originales de lecture, acquérir de nouvelles habitudes et développer un vocabulaire critique adapté afin de dépasser le constat de leur illisibilité relative.
Gervais, Bertrand. 2006. «Figures du texte», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/gervais-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Gervais, Bertrand. 2006. «Figures du texte», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 9-13.