Pénétrer à fond un objet, peu importe lequel, d’une façon conséquente signifie dissoudre cet objet, pénétrer à fond Altensam, par exemple, signifie la dissolution d’Altensam et ainsi de suite.
Thomas Bernhard, Corrections.
Afin de rendre compte d’une œuvre, les critiques s’inscrivent généralement, selon Walter Moser (1990), à l’intérieur des principales tendances critiques de l’histoire littéraire. La critique moderne d’abord, selon un principe de supériorité épistémique, « réussit à toujours surplomber son objet et à maintenir une distance verticale sécurisante par rapport à lui […] » (p. 129). Alors que cette première attitude critique s’attache à l’explication objectivante du texte, une seconde, la critique romantique, se livre surtout à la description des phénomènes textuels mis en scène dans l’œuvre. Dans la critique romantique, le principe central de l’inclusivité octroie au critique une fonction opératoire au sein de l’œuvre étudiée. La voix du critique s’inscrit en dessous de l’œuvre en vue de rendre enfin saisissables ses effets.
Si je pars du présupposé que toute adaptation d’une œuvre constitue une forme d’interprétation, les œuvres d’art Web 1=1: A Tribute to David Lynch (consulté le 10 janvier 2005), de Gregory Chatonsky, et Scénario (consulté le 10 janvier 2005), de Michael Sellam, participent à ce que Moser nomme une critique de troisième type par rapport à leurs objets d’étude cinématographiques. En construisant, à partir de films, des œuvres diffusées sur Internet, Chatonsky et Sellam s’inscrivent dans un mouvement de critique déconstructive. La production d’une œuvre qui s’édifie à partir des matériaux d’une œuvre précédente fait en sorte que cette nouvelle posture critique « accepte […] de s’engager avec son objet, ne craignant pas le contact direct avec lui, n’évitant pas le corps à corps avec le discours critiqué » (Moser, 1990, p. 135). Ces deux œuvres Web sont entièrement construites sur la base d’extraits de films. Dans 1=1, par exemple, Chatonsky restitue plusieurs séquences de Lost Highway, de David Lynch, alors que dans Scénario Sellam mélange des extraits tirés de neuf films différents, dont Blowup, de Michelangelo Antonioni.
L’adaptation sur Internet de ces films inscrit une nouvelle modalité de réception pour le spectateur. La progression au sein des œuvres, assurée par la souris1, donne à l’internaute des possibilités de manipulation que ne lui offre pas le cinéma traditionnel. Devant l’accroissement apparent de la manipulation de certains noyaux narratifs des films choisis, l’impossibilité du saisissement effectif de l’œuvre devient pourtant de plus en plus importante. Dès lors que le spectateur croit se trouver au plus près de l’œuvre, la distance entre le site Internet et lui s’accroît davantage. Un paradoxe inhérent à la critique déconstructive se révèle de ce fait. De tout corps à corps surgit une distance inattendue, distance que la proximité révèle au lieu de résoudre.
L’internaute ne s’attend d’emblée à aucune distance dans 1=1. Dans la version pour souris, il peut facilement manipuler avec sa souris les deux parties de l’écran sur lesquelles s’affichent différents extraits de Lost Highway. Les séquences avec Fred et Renee Madison apparaissent sur la bande du haut, et celles de Pete Dayton et d’Alice Wakefield se situent au bas. Malgré l’apparente accessibilité des premiers contacts avec l’interface, 1=1 se révèle de plus en plus insaisissable. La fragmentation est si importante qu’aucun segment narratif du film ne parvient à être joué dans l’adaptation Internet. Tous les fragments du récit s’échappent au moment précis où l’internaute semble en mesure de les saisir.
Même si le texte constitue un élément important de Scénario, l’œuvre d’art Web de Sellam fonctionne, comme les adaptations de Chatonsky, sur un principe de fuite. Construits à partir des souvenirs désordonnés de plusieurs films, des intertitres séparent les extraits de films. Avant la reprise de Blowup, l’internaute peut lire : « J’ai vu un homme se faire tuer dans le parc ce matin, où ça, il a été abattu dans le parc, il y est toujours, qui était ce [sic], tu en es sûr?, pas encore… » (Sellam, consulté le 10 janvier 2005) Ce texte qui apparaît à l’écran décrit assez explicitement l’histoire du film. Il disparaît cependant trop rapidement pour pouvoir être lu à la première visite. Un montage d’images reprend ensuite à sa charge la poursuite du récit. On distingue toutefois peu d’éléments à travers les images modifiées par Sellam. Une connaissance du film permet certes de situer ces images dans le film d’où elles ont été extraites, mais plusieurs incertitudes demeurent, de sorte que l’internaute se trouve toujours dans une situation inconfortable.
Bien que l’accès à ces œuvres soit relativement aisé, les œuvres Internet de Sellam et Chatonsky se dérobent à la moindre tentative de saisissement. Sommes-nous trop près des objets d’origine? L’approche déconstructive du cinéma ne semble provoquer, à travers ces exemples, que la fuite et l’effacement des récits.
CHATONSKY, Gregory. Consulté le 10 janvier 2005. « 1=1: A Tribute to David Lynch ». Incident.net.
http://www.incident.net/works/1=1
MOSER, Walter. 1990. « Réinscrire, déconstruire : une critique du troisième type ». RSSI, vol. 10, no 1-3, p. 127-143.
SELLAM, Michael. Consulté le 10 janvier 2005. « Scénario ». Incident.net.
http://www.incident.net/works/scenario
Paquet, Amélie. 2006. «De la fuite : à propos de 1=1 et de Scénario», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/paquet-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Paquet, Amélie. 2006. «De la fuite : à propos de 1=1 et de Scénario», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 65-70.