Écran total : un hypertexte

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Les lecteurs non familiers avec la notion d’hypertexte trouveront sur le site Écran total (Salvatore, consulté le 1 octobre 2005) un spécimen de cette forme récente de littérature. De plus — ne dissimulons pas nos sources — le site Nouvelles Expériences de la Textualité (GREL, consulté le 1 octobre 2005), d’où furent extraites les prochaines notions, comblera les curieux dans ce domaine. Différent du texte sur papier, l’hypertexte se caractérise premièrement par son support visuel, soit l’écran relié. L’hypertexte, dans un tel environnement textuel, acquiert une propriété inédite, celle de la non-linéarité, que rend possible une multiplicité de liens (mots-boutons ou nœuds) entre les fragments de l’hypertexte. Le potentiel que génère ce texte non séquentiel permet une telle pluralité de lectures que l’hypertexte dissout la frontière spatiale propre au texte imprimé. Cette potentialité invite le lecteur à un nouveau type de manipulation, à une indépendance qui n’existait pas à l’ère qu’il faudra peut-être appeler celle du papier. Mais l’hypertexte engage-t-il réellement le lecteur dans un renouvellement de ses jeux d’interprétants?

Rien de moins inspirant pour un internaute qu’un de ces sites tarabiscotés, engorgés de logos-bonbons destinés à intriguer au premier abord. L’esthétique de la page d’accueil d’Écran total plaît à l’œil : rien de survolté, d’étourdissant ou de mystifiant. Élément à noter, puisqu’il est question plus tard de poétique, le caractère du mot hypertexte dépasse largement le nom de l’œuvre. À droite, au tiers inférieur de l’écran, nous lisons : « un récit dont vous ne sauriez prétendre être le héros ». Cette mise en garde annonce d’emblée la perspective de l’auteur par rapport à la soi-disant indépendance du lecteur d’hypertextes. Selon Salvatore, la potentialité d’enchaînements excède le sujet, au point de le perdre dans un espace infini. Nous verrons un peu plus loin combien cette intuition s’avère véritable. Deux liens s’offrent à notre regard : l’un ouvre sur un avertissement au lecteur, et l’autre donne sur une page intitulée « dyslexie », où l’auteur règle apparemment les problèmes de lecture. L’avertissement n’a pas que la fonction d’un prologue, puisqu’il est presque entièrement fait de liens hypertextes renvoyant plus ou moins au contenu qu’évoquent les mots : lorsque nous cliquons sur le mot « pamphlet », un pamphlet apparaît. Cette surabondance de nœuds effraie, avec raison, puisqu’il s’agit de la première page. Mais cette épidémie de liens s’estompe rapidement et laisse place à la lecture.

Il suffit de quelques tentatives pour s’apercevoir des embûches qui parsèment la lecture d’Écran total. La « non-séquentialité » de l’œuvre pose la question du « parcours aménagé pour le lecteur », parcours qui tend plus à égarer ce lecteur qu’à lui conférer une autonomie. En guise de preuve, il suffit de lire les critiques de l’œuvre (que contient le site) pour s’apercevoir qu’elles ont été composées d’après le scénario fourni par l’auteur : l’opacité de la trame rend la lecture laborieuse. Ici, l’hypertexte ne parvient pas à l’harmonie essentielle à toute polyphonie, c’est-à-dire à conserver une unité de composition qui sache transcender une pluralité d’éléments hétéroclites. Cette unité, aussi éclatée soit-elle, est un gage de lisibilité. La difficulté provient non pas de la qualité de l’écriture de Salvatore — quoiqu’elle s’avère souvent évasive, de manière à permettre les liens qui seront attribués au passage — mais de la nature des hyperliens. D’ailleurs, concernant la plume de l’auteur, le lecteur de Beckett prendra plaisir à suivre les curieuses déambulations de Palerno :

Et puis il se força à admettre, même si cela lui faisait mal, qu’il ne choisissait rien du tout, qu’il n’avait qu’à suivre, rien d’autre à faire qu’à accepter le jeu que lui imposaient ces deux guignols, parce qu’il ne disposait tout simplement d’aucun moyen de refuser. (Salvatore, consulté le 1 octobre 2005)

Cette phrase pourrait tout aussi bien avoir le lecteur pour sujet. Cependant, plus souvent qu’autrement, d’un fragment à l’autre, il s’acharne à produire du sens, tandis qu’on lui sape abruptement ses références : changement de style, de narrateur, d’interlocuteurs, de destinataires, de personnages narrés, etc. Mais trève à l’objectivité suspecte d’un seul regard : le mieux est de se faire sa propre idée. J’invite donc lecteurs et hyperlecteurs à se rendre au site Écran total, qui, quoi que j’en dise, mérite d’être visité.

 

Médiagraphie

GROUPE DE RECHERCHE SUR LA LECTURE (GREL), dirigé par Bertrand Gervais. Consulté le 1 octobre 2005. Nouvelles expériences de la textualité.

http://nt2.ca

SALVATORE, Alain. Consulté le 1 octobre 2005. Écran total.

http://alain.salvatore.free.fr

 

Pour citer cet article: 

Mousseau, Benjamin. 2006. «Écran total : un hypertexte», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/mousseau-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Mousseau, Benjamin. 2006. «Écran total : un hypertexte», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 51-55.