La mémoire est longue à venir aux Hommes, et l’oubli guette sans cesse au pas de la porte. Jadis chaque livre brûlé était un livre perdu — un savoir perdu. L’héritage de l’humanité était si rare et si fragile. Puis, vinrent les incendies et les bûchers de livres qui s’inscrivirent dans l’histoire justement en empêchant bien des écrits de le faire. Je pense aux incendies de la bibliothèque d’Alexandrie, le premier en 47 av. J. C. par les troupes de Jules César. Je pense aux innombrables autodafés de livres perpétrés au nom de la Vérité chrétienne, dès saint Paul (Actes des apôtres 19 : 13-20) et jusqu’aux siècles récents. Et aux savoirs disparus de partout au monde, époques et cultures confondues; aux traces de la présence et de la pensée humaines qui, parfois, avec ou sans raison, pour quelques siècles ou pour toujours, s’effacent.
Pour ceux qui croient que le savoir le plus utile se trouve dans les marges de la pensée, et non dans la puissance inerte des idéologies dogmatiques, l’âge que nous vivons actuellement est sans doute le meilleur depuis l’invention de l’écriture. L’Homme a compris, depuis quelques siècles, en redécouvrant la démocratie athénienne, que l’âge des rois est révolu, et qu’il est bon que certains livres n’aient pas été détruits jadis. Plus récemment encore, les avancées de la technologie et de son corollaire, l’informatique, ont permis de faire renaître l’élégante vocation de moine copiste, moyennant quelques changements quant à la manière. Les rouages et les métaux froids et lisses remplacent désormais la tonsure et la chair pâle des frères reclus, et le bruit des machines remplace le silence de ces derniers; mais quel moine a jamais su copier cinq mille bibles dans une journée?
Toutefois, malgré tous ces succès, il ne faut pas oublier que l’oubli guette toujours, dans l’ombre, au pas de la porte. Le devoir de mémoire des peuples et des individus est maintenant universellement reconnu. Mais l’effort doit continuer sans relâche, car l’oubli est tellement plus facile et économique. Les circonstances le rendent même souvent souhaitable, mais jamais utile : il faut parvenir à nommer l’innommable. Ce qui est le plus difficile est souvent le plus nécessaire.
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C’est dans cet esprit que la Bibliothèque nationale de France lançait, en 1997, le projet Gallica, dédié à la « diffusion du patrimoine écrit et iconographique1 » :">http://gallica.bnf.fr/ » : livres, manuscrits, documents iconographiques et sonores. Plusieurs dizaines de milliers de documents ont déjà été transposés en fichiers numériques2; des dizaines de milliers d’autres subiront le même heureux sort dans les années à venir. Cette tâche ambitieuse constitue un acte de mémoire dont les effets se feront sentir au-delà des francophones du monde : c’est l’empreinte laissée par des civilisations et des époques dont il ne reste, le plus souvent, que quelques artefacts enfouis dans le sol nous enseignant ce qu’ils étaient, et leurs écrits nous enseignant qui ils étaient.
Cette nouvelle mémoire numérique possède le mérite de la durée : les documents numériques ne sont pas soumis aux lois de l’entropie qui régit l’évolution des objets dégradables. À une durée de vie théoriquement illimitée, il faut aussi ajouter les avantages d’un accès gratuit et universel, par les vertus d’Internet, son véhicule, à cette banque d’œuvres souvent rares, parfois inaccessibles autrement; sans mentionner l’efficacité de la recherche et de la localisation apportée par l’utilisation de bases de données numériques.
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Ce n’est donc plus qu’une simple question de mémoire : c’est en plus un outil de diffusion massive de volumes et de documents qui demeureraient autrement cachés dans l’ombre de leurs voûtes à température contrôlée. Ce n’est plus seulement la conversation avec un passé multiple et irréductible : c’est la possibilité d’un avenir plus informé, plus cultivé, plus éclairé. La mémoire se reporte aux événements passés, certes, mais la mémoire se déploie aussi dans le futur : se souvenir, c’est re-vivre, c’est re-trouver, c’est re-naître; c’est parfois rêver à nouveau, c’est parfois désespérer à nouveau. C’est le seul absolu de la mémoire, et c’est aussi le seul absolu de la littérature : toute écriture est récit, et tout récit raconte un morceau de passé en le projetant dans un futur innommé.
Samson, Mathieu. 2006. «La mémoire à venir», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/samson-8> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Samson, Mathieu. 2006. «La mémoire à venir», Postures, Dossier «Espaces inédits: les nouveaux avatars du livre», n°8, p. 87-101.